« Le mécréant de Compostelle » 


Ce carnet de voyage s’est écrit entre le mercredi 31 mai et le samedi premier juillet de l’an de grâce qui a marqué l’entrée du siècle nouveau dans le troisième millénaire chrétien...

Il a été ensuite retravaillé, afin de mieux restituer certains événements tels qu’ils ont été vécus.

Ce n’est pas un livre sérieux, mais il est honnête. Pas plus ce n’est une plaisanterie ni un modèle de littérature, encore moins une œuvre d’art. Cela raconte le récit expiatoire d’un curieux bonhomme pétri de doute et d’une foi suffisante pour aller en pèlerinage jusqu’à Compostelle. Au fil de sa destinée il tentera d’accomplir la quête ; ce qui sera conté à la suite de ces pages se veut donc vrai.


Maya, la grande illusion

Table des chapitres

I L’enfance du pèlerin ou la tendre naïveté 2

II L'adolescence du pèlerin ou la difficile ascension 40


I L’enfance du pèlerin ou la tendre naïveté



Nul n’est plus chanceux que celui qui croit à sa chance

Proverbe Allemand





« Seigneur mon ange… mon maître vénéré… vous le gardien de mon âme… »

Chroniqueur Maître, dit l’Ange

MERCREDI – TOURS - World Environment Day - Saint-Gatien

Glissant sur la surface cirée de la carte, son doigt suit le tracé des petites routes ; dans la direction Sud-Ouest, traversée du pays Tourangeau, Bordelais, Basque et, passage en Espagne par le col de Roncevaux. Sur la carte c’est facile, en pratique autre chose. Marcher c’est découvrir l’abstraction d’un projet et c’est en le réalisant que la réalité s’éprouve. Tours et ses environs n’en finissent pas , d’une banlieue à l’autre par le centre ville nord-sud, il faut traverser d’interminables faubourgs. Le marcheur errant dans une zone indéterminée semi-industrielle, s’extrait finalement des tentacules urbains et retrouve peu à peu dans la paix de la campagne les bosquets de son enfance. La route commence ici ; il le sait, car cela fait longtemps qu’il attend ce moment. Ce qu’il ne sait pas cependant, ce qu’il n’a pas remarqué, c’est un fin crachin qui tombe ; il n’est pas désagréable pourtant la météorologie lui joue déjà un vilain tour.

Par ce qu’il attribue à de la chance le marcheur se trouve conduit entre les gouttes. Le ciel orageux paraît s’être figé à l’heure de la rosée, mais la brume plus dense laisse échapper par lambeaux de grands fuseaux de lumière. Au loin dans la campagne détrempée, le tonnerre gronde étouffé par le moutonnement lourd d’un plafond excessivement bas. Impressionnés peut-être par la majesté de ces nuées sombres, les oiseaux se font discrets, hormis la roucoulade isolée d’un merle qui perce par moments les ondées vaporeuses pour s’évanouir comme un fantôme. Saisi à son tour, il avance enveloppé de voiles insaisissables tissés d’infimes gouttelettes d’eau en suspension dans cette étuve. À quatre heure ce matin en partant il faisait vingt degrés. Maintenant il doit être 10h du matin, le brouillard s’étire et des rayons de lumières fantastiques semblent se déverser du ciel. De manière intermittente cependant il demeure assez de ventilation entre les zones de chaleur pour que le soleil transperce les nuages et embue ses lunettes. De la magie de ces éclairages célestes, se dévoilent en zones successives des scènes champêtres de juin ; juin, demain, déjà ! Il doit se hâter, le grain sera bientôt mûr. Du beau blé doré, de l’avoine, de l’orge, succèdent à des sous-bois irisés d’eau ; figés « comme en extase » dirait-on. Contraste merveilleux, la luminosité de ce ciel teutonique couvrant la terre paresseuse et brouillée de pluie lui chuchote la comptine de sa mère.

Une chanson douce que lui chantait sa maman… 

Ce marcheur en ce pays, cela fait longtemps qu’il n’a pas pris la clef des champs une journée entière. Il a le sentiment de s’enraciner de nouveau-là, comme depuis longtemps ; de revivre au contact de l’abondance ; d’habiter à nouveau son corps et redécouvrir l’inestimable prix de l’effort, la rigueur peut-être, il peine. Discipline première du marcheur, bien marcher ; marcher c’est comme naviguer, il faut s’y préparer, s’y appliquer, s’y tenir, ca fait beaucoup de si…

Il y a un autre élément essentiel dans la composante du cocktail. Un facteur sur-lequel la volonté n’a pas vraiment prise. Marcher c’est s’ouvrir ; ouvrir grand les fenêtres de la perception. Vibrer d’émotion par ce qu’on découvre de nouveau. Le marcheur est promeneur explorateur, même si la nécessité d’avancer d’un bon pas contraint la distraction, une sorte de rêverie s’empare de l’être dans la tendre intimité de son jardin intérieur. Un jardin merveilleux, un théâtre au sens fort, par lequel toute la comédie du monde se trouve résumée dans ce « spectacle de verdure ». Par la scène pastorale de l’après-midi venue, il redécouvre le sentiment d’être au centre des vraies choses. C’est que la marche maintient une posture athlétique par laquelle la vie lui paraît danser avec le monde à la cadence de sa démarche. Ce jour-là, se jouant des ondées sans qu’il en soit trempé, alors qu’au loin la brume grossit et s’épanche en rideau de pluies… il s’interroge ? La voix semble émaner de lui, surgissant tel un vibrato majeur qui l’attire vers le Sud.

Qu’es-tu venu chercher ici ? 

C’est normal, on pense beaucoup en marchant ; la solitude, le silence, le rythme des pas, quoique fortement amortis par la gomme des runningshoes, la cadence hypnotique ; en fait tout cela prête naturellement à l’introspection, ce monde paraît alors si vrai, si charmant. Lentement sur lui le travail a commencé. Sur plus de vingt-kilomètres il ne sera pas nécessaire d’endosser l’imperméable… Pourtant la pluie et les éclaircies de cette fin de mai plombent l’asphalte et pour le marcheur étourdi cela ne tardera pas à se solder par une sérieuse inflammation « pédestre » ; avançant d’un bon pas depuis six heures, ses pieds vont se réveiller. Mais il l’ignore encore. Pour le moment, seuls ceux-ci, ses pieds de citadin, n’en reviennent tout simplement pas de ce qui leur arrive.

Les arrêts sont courts, car le marcheur n’aime guère s’arrêter, cela casse le rythme et pourrait nuire à la constance de l’humeur ; gâter sans doute la jouissance de la randonnée, et puis il apprécie trop cette sensation retrouvée de vivre, si peu coutumière… depuis trop longtemps. En ces collines verdoyantes de son enfance, il regarde, évalue et se félicite de renouer enfin avec la solitude… la solitude, sa solitude. L’homme instinctif, prisonnier jusque-là des habitudes, revient à la vie… L’animal raisonnable qu’il s’efforce d’être, se délecte de la mission si simple qui lui est demandée, marcher ; une activité aussi vieille que la génération des hommes, calculer, évaluer ses chances entre distance et difficultés du terrain ; être attentif aux augures du ciel comme de la terre, être debout en mouvement… entre l’un et l’autre.

Alors, absorbé dans ses réflexions, toujours plus avant sa démarche l’engage.

Au premier jour de son pèlerinage, électrisé il s’enfonce à grandes foulées comme dans la forêt profonde de sa conscience d’être humain. Il vérifie la fiabilité de son équipement, constate à l’occasion que son sac est « un peu » trop chargé… il s’interroge sur ce qu’il a oublié, se demande ? qu’est-ce donc là qui est si lourd ? mais n’y prend pas garde.

Ainsi le voyageur devint-il pelegrinus sur le chemin de sa quête.

L’esprit et sa raison se concentrent sur un objet. Des lunettes infra-rouge dans son sac luisent comme une faute. Quelle dérision, il a écarté un couteau recommandé pourtant par Bert comme outil défensif éventuel : « contre les chiens ou de mauvaises rencontres », pour choisir les jumelles infrarouges ; certes, le couteau pesait plus lourd —presque 500gr.— et puis, s’était-il dit, il n’a pas peur des chiens ; par contre l’instrument qui garantit ordinairement de retrouver sa route dans l’obscurité peut se montrer précieux ; pourtant il envisage de s’en défaire avec d’autres poids superflus, chaussure et vêtements de rechange notamment ; « ça devrait délester suffisamment la charge. » Est-ce là envisager le pire que penser à sa sécurité se défend-il, soudain sur la défensive ? oui peut-être compte tenu des circonstances ; n’es-tu pas pèlerin en partance ? ne veux-tu pas éprouver la foi ? la foi n’est-elle pas absolue selon toi ? sans raison qui soit certaine…

Le pèlerin ne pense pas à ces choses, alléger le sac est devenu une préoccupation majeure. Mais la leçon s’avère malicieuse, car il y a un autre oubli, les chaussures… Insuffisamment imperméables, sans qu’il y ait prêté attention elles se sont gorgées de l’humidité ambiante. Les pieds ont transpiré et des ampoules fleurissent à plusieurs points de frictions. Bien qu’ils commencent à le lui faire savoir, il néglige leur signe. Imprudemment tout à son plaisir, il accuse quelque fatigue ou grain de sable, loin d’en tirer conséquence il s’entête… En vérité bien des choses l’occupent autrement que ses pieds… Il méprise ces rabats-joies. Littéralement enivré de beauté il poursuit sa route ; il faut reconnaître que remonter vers Artannes est inoubliable.


Traducteur-rédacteur assistant, dit l’anima

Le chemin est déjà devenu pour lui un cheminement intérieur. Il est venu ici pour ça d’ailleurs. Chaque pèlerin représentant un chrétien particulier, plusieurs il va le découvrir, entrent en repentir à cette occasion. Mais lui, ce n’est pas son fort ; de beaucoup il préfère agir. Agir c’est ici marcher. «  Fuite en avant » l’admonesterait Bert : « Chacun produit son lot d’erreur et comme on le sait… même ceux qui ne font rien de leurs dix doigts n’en sont pas exempts… » Et combien quoique inspirés par la grâce, soupçonnent vraiment l’étendue de leur ignorance ? Si en partant nous savions tout, jamais personne ne décollerait.

Quelle promenade seigneur ! Splendeurs et royale simplicité de sa chère Touraine. Le royaume des princes où la France s’est constituée, où il a vécu sa seconde et même un bon bout de sa troisième enfance. Cette terre respire sous le soleil maintenant resplendissant, à la fois somptueuse et toujours aussi familière à ses yeux embués. De ce jour-là, il se souviendra toujours. Des fragrances du chèvrefeuille, de la palpitante chaleur maternelle, de cette terre fertile, luisante de plaisir sous le soleil. Il faut suivre l’Indre… bijou serpentant en contrebas du chemin. Passé Pont-de-Pécan, on découvre à Saché la romantique demeure d’Honoré de Balzac. Puis voilà Saint-Epain, il y a là une fontaine publique, elle permet au passant de se désaltérer enfin. À l’image du climat ce jour-là, il faut dire qu’il devinait cependant bien des zones d’ombres en son si beau voyage.

Le poids de sa charge se conjugue maintenant avec le spleen du temps qui s’enfuit. La France a beaucoup changé. L’étranger qu’il est devenu n’a pas reconnu Tours. Depuis la mort de sa mère il n’y était pas retourné ; cela fait trente-trois ans. Il en a gardé le souvenir de boutiques sombres surchargées comme des bazars méditerranéens ; on y trouvait de tout pour quelques sous, des cartes postales, de la bimbeloterie, des souvenirs ; vierges en pâmoison ou bouquet floral de porcelaine dont on ne savait trop s’il s’agissait d’un ornement funéraire ou d’une jardinière pour la cheminée du salon ? Autant d’objets du mauvais goût, d’art populaire, vulgaire certainement, mais qui fascine Flora, sa fille, depuis qu’elle est toute petite…

Il s’en souvient, c’était criard et aimable encore en ce temps-là…

Le tourisme qu’il a vu hier à Tours était celui des études de marché, efficaces, glacés et concoctés dans les bureaux du marketing. Avec effroi, il peut constater que Tours n’a point été épargné ; qu’« ils » avaient ici aussi, tout packagé ! Néons criards, OGM vernissés remplaçaient les ampoules jaunies et les crottes de mouches postillonnant des murs jaunis par le temps. La verve d’antan des vieux commerces a fait place, il s’en est rendu compte, aux rapports courtois du vendeur d’assurance. La caissière de Portland dans le Maine, chez lui, se trouve être un clone parfait de celle du Carrefour local ; même sourire all dress appris en guise de « formation générale » dans des écoles où le sens-unique a remplacé la recherche de sens. De cette « compétence » utilitaire, ces malheureux fonctionnaires n’ont retenu qu’un discours standard , celui du vendeur.

À l’autre bout de la chaîne du profit à la consommation, on collige vieilles pierres, demeures classées et antiquités monnayables ; tout ce qui peut se raconter, conter ou évoquer est soigneusement étiqueté, signalé, urbanisé, médiatisé… Vendu ! Faut être un vrai plouc pour s’y perdre, seulement voilà, comme on peut s’en douter cela restreint de beaucoup les surprises et reste indigeste aux velléités nostalgiques.

« Mais mon bon monsieur comment peut-on avoir soif aujourd’hui en France ? » s’était inquiété la caissière, étonnée sans doute de la grogne de l’étranger. « Vous pouvez prendre un café, ou acheter une bouteille d’eau » propose-t-elle incrédule. Avant, chaque village jusqu’au plus humble, offrait généreusement au passant une borne-fontaine, reprend le vieil homme qui se souvient ? À la limite en déduit-il, pour les municipalités cela doit réduire la crainte qu’une riche touriste, offusquée d’avoir eu le flue «  …ne traîne ville en Cour pour insalubrité d’eau municipale ». Les expressions du vieux français lui trottent dans la tête à la faveur de l’accent du terroir qui perce encore bien vivant sous les rapports policés… Mêmes les bancs publics sont devenus rares ! A-t-il remarqué pourquoi ? « Des itinérants pourraient s’y installer » avait rétorqué froidement la même boulangère à sa question. C’était hier-soir à Tours. Lorgnant derrière ses lunettes sur l’équipage de son étrange client, la grosse dame surprise peut-être de sa propre morgue avait rougi gênée. Allons, ces traits rabelaisiens saisis au hasard des conversations le réconfortent... Il a une certaine habitude des miracles du hasard où, ce que l’on pense se trouve confirmé au détour d’une circonstance. Il remarque ainsi une fois de plus, combien ces réparties fortuites de la comédie humaine l’apaisent au plus profond de l’âme. Un homme et une femme, acteurs inconnus d’un théâtre qui est son secret, sortent de la boulangerie… il ramasse sa monnaie et s’en va à son tour.

Dans la rue à deux pas quelque chose le détourne, revient à sa mémoire, combien les fontaines étaient propres avant… on y venait à l’ombre des arbres ; c’était autrefois, ici même sur cette place, il s’y est amusé si souvent autour de celle-là ! Là ! Remplaçant la fontaine maintenant devant lui, un panneau touristique. Le chant de l’eau auparavant attirait le passant, le réconfortait d’un banc où poser son séant ; s’étant abreuvé du ruissellement charmant chacun reprenait souffle. Aujourd’hui le panneau désigne au consommateur-type, ce touriste nouveau genre qu’il est devenu, le tableau implacable de son pouvoir d’achat ; ici la rivière pour la pêche ; ici le centre commercial ; là le bistro untel ; à droite le ciel de l’avoir ; à gauche un truc culturel ; seule non mentionnée, la laideur du ghetto laissé pour compte qu’il a vu tantôt. À terre, dernier vestige de l’eau providentielle, une plaque de fonte de la voirie municipale signale au revenant nostalgique, lui en la circonstance, qu’en dessous du béton l’eau coule encore…

Passé Saché, le soleil est réapparu et, à l’Île-Bouchard où il est arrivé après six heures, il fait beau et très chaud encore. Hier, le Père François du diocèse de Tours lui a recommandé ce refuge paroissial ; un accueil traditionnel pour les pèlerins et déshérités lui avait-il présenté. Dans l’arrière-pays de ces petites villes de province, fidèle aux souvenirs la vie demeure paisible. La Babylone parisienne est loin, il y a moins de communautés visibles. À Saint-Epain après-midi, l’unique épicier était un beur très intégré, quel autre choix avait-il d’ailleurs que d’être assimilé ? Le commerce semble monopolisé par les méga quelque-chose ; sur 49km parcouru depuis le matin, il n’en a rencontré qu’une seule de ces mammouths surfaces de vente… Monstre rectangulaire de métal vernissé, trônant au centre d’un parking du plus conforme américain, uniforme en cela à la finalité mercantile. À l’opposé, le beur vendait des souvenirs d’un autre âge et des « produits naturels, » seule alternative peut-être possible aux standards de la consommation.


S'il fallait toujours dire la vérité à la clientèle, il n'y aurait plus de commerce possible

Marcel Pagnol


Les grands distributeurs se positionnent à la croisée des stratégies de vente. Selon le bon vouloir des impératifs gestionnaires, disséminées le long des grands axes routiers, les chaînes de distribution, quelle éloquence dans cette image, se ramifient jusqu’au terminal, point de jonction critique entre production et consommation. Le terminal de vente est en réalité une grosse poche de cholestérol où bouchonne la circulation populaire dans la fièvre du vivre-plus. La grande surface idéale, ici dans les campagnes comme ailleurs, se présente uniforme, rassurante, moderne ; y fleurit le plastique, l’halogène, les bons sentiments et la morale du grand nombre, celle qui nivelle par le bas-ventre des instincts refoulés. On y vend du gentil, du mièvre du rose et du clinquant et surtout, toujours nouveau, du neuf, du flambye, comme on dit en son pays. Il enrage !

« Mensonge et décervelage du consommateur sur jeu d’images et musique beauf ! » On nous fait bouffer de la vache folle. On nous trompe sur des prix arrangés à Davos. Le consommateur croule sous les taxes et les « ententes » des capitaines fixant les prix à la consommation. Décidés entre légaux institutionnalisés ou voyous du bakchich, pouvoirs et contre-pouvoirs s’affrontent et complotent… Tous intéressés au même portefeuille et à nous garder assez gras pour acheter… C’est ainsi que le système compense un manque à vivre… en pourrissant d’illusions le bas peuple, gorgé de musique et d’icônes délétères.

Comment nous sommes heureux, n’est-ce pas ? Gâtés, au sens d’une virulente addiction de l’âme… Alors que le consommateur devient semblable aux petits ânes du terrible Stromboli dans le conte de Pinocchio… Où l’on voit comment des petits garnements trop gourmands se transforment en bourrins attelés à la roulotte du World Barmum Circus

Résultat des courses, plus de petits épiciers dans les villages. Ça vous change un décor provincial ! Plus de conversations entre clients, plus le temps ! pas de contacts sociaux autres que ceux de la marchandise et du travail, pas rentables ! Il grogne et pourtant ce n’est pas le cas encore, ici à l’Île-Bouchard…

Aussitôt arrivé au refuge, il a été présenté au prêtre qui se montre affable et l’invite sur le champ à l’activité Mariale, laquelle se tient en face à l’église. Le bedeau le prend en charge pour la présentation historique des lieux. En 1947 la vierge est apparue à quatre fillettes dans cette église. Il désigne une crypte nimbée de blancheur à gauche de l’autel. « Pour sauver la France de la guerre civile » souffle-t-il ; il s’agit de la menace communiste des années d’après-guerre va-t-il apprendre plus tard. Il avait un peu plus de quatre ans à l’époque, mais se souvient encore des villes bombardées, des trains de prisonniers hagards, attendus par des femmes graves et des enfants silencieux. Brusquement fourbu par ses fantômes il retourne au refuge prétextant « ses ampoules. »


L’impossible nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne

René Char


Réveil en sursaut à l’aurore. Sans doute a-t-il dormi d’un sommeil agité. Les cloques d’eau qui parsèment sa voûte plantaire sont énormes, certaines d’un blanc laiteux assez inquiétant… Elles recouvrent presque tous les méplats, descendant du pouce par le sillon médian jusqu’au renflement du talon. Consternant ! Son naturel combatif l’emporte et le console aussitôt en constatant que ses jambes ont tenu le coup. « Pas si pire ! concède-t-il.  » L’égalité des irritations le gratifie d’un précieux bonus, elles résultent d’un équilibre correct de la démarche. Dans l’état de vulnérabilité du marathonien il faut prendre garde à ne pas se décourager, le recours à du renforcement positif n’est donc pas un luxe.

Finalement la cause serait moins le manque d’entraînement que l’humidité d’une chaude journée de juin. Quoi qu’il en soit ça allume des 100 watts et démarre raide la journée ! « Au plus sacrant » il faut qu’il soulage ses marcheurs et réduise la charge de son sac. Le sac ? il est excellent, un équipement parfaitement adapté, aucune tension ne s’est manifestée dans le dos, c’est déjà ça...

Un sac aussi neuf que performant, l’autre, son vieux compagnon de cavale était trop lourd. La technologie en vingt ans a fait d’incroyables progrès, légèreté, souplesse, robustesse. Bert a étudié la question et vu juste. Le pèlerin n’éprouve qu’une fatigue très normale compte-tenu qu’il a supporté durant neuf heures de marche plus de trente livres. Beaucoup trop ! Après vérification, les chaussures non-plus ne sont en rien la cause des ampoules ; « bref ! tout-juste un malencontreux concours de circonstances, la chaleur, l’humidité sans plus ». Pourtant, il aurait dû inclure ce risque dans ses paramètres, prévoir, anticiper l’obstacle possible, n’est-ce pas le premier atout d’une préparation rigoureuse, comprenant même les intuitions ?

D’intuition, sa fille en a fait preuve elle ! sous la forme d’une belle image de réflexologie inopinément surgie de son sac. Peu avant son départ Flora lui avait offert ce talisman, un « petit traité du soin des pieds » selon la médecine orientale ; elle lui avait remis cet article découpé soigneusement dans un magazine ; à en croire l’auteur, et l’image l’accompagnant, la zone des poumons serait affectée. Respectueux de ce précieux conseil, le pèlerin aussitôt respire à plein poumons tout en ricanant de l’état lamentable de ses pieds. Il comprend que le problème est imputable, moins aux bronches qu’à l’ivresse des lieux. Il s’est piégé bêtement !

Irrité soudain d’être contraint de consacrer autant de temps à son « moi-je » il médite sur l’image de Flora et celle-ci l’entraîne vers la fable de la carte et du territoire ; « jamais la carte n’est le territoire ». En vertu de cette constatation, beaucoup de ses préparatifs se sont avérés pertinents, même très pertinents parfois ; hélas, dans l’échelle des probabilités, le lapin surgit toujours là où on ne l’attend pas et, si prévoir c’est anticiper le possible, le terrain reste l’unique réel. De cette réalité-là, rencontres, souvenirs et journées d’orage, aucune carte n’en rendra jamais compte. Incidemment, le microclimat du pays de la Loire, dont le souvenir s’étaient effacé, était le paramètre oublié ; mais si l’aventure avait commencé par une négligence notoire du randonneur, le don de Flora balisait l’essentiel en souffrance ! De la contrainte, voilà qu’il disposait par cette carte pédestre d’un pouvoir d’y remédier ; fort d’un si précieux présent et suivant les recommandations de la notice, il s’est gratifié d’un premier massage thérapeutique.

Le havresac du routard est un sac à surprises dont les profondeurs sont insoupçonnées. À l’égal de bien des choses dans la nature il en est du barda d’un voyageur à pied comme de la carapace de la tortue. Ce qui est vital se contient dans la poche suspendue à son dos. Nul-autre que son contenu ne peut mieux décrire le caractère du propriétaire ; livres, secrets, fétiches se dissimulent dans les recoins les plus reculés. Par son sac, le pèlerin renoue avec l’archétype du chasseur muni de son bagage, en route vers la trappe, la guerre ou l’extase… peu importe l’exploit, il est engagé muni et déterminé, l’urgence de sa quête ne souffre point l’erreur. Le marcheur est un marin dont le navire est son propre corps. Armé de sa gourde et d’un bâton, le pèlerin est un guerrier comme un autre… Sur le sentier de l’illumination, il avait retrouvé l’exaltant sentiment d’être libre, responsable, heureux de vivre… le voilà qui découvre maintenant l’épreuve.

De bâton de marche, il n’en a pas pris. Malgré l’insistance de Bert encore, sur la polyvalence de la canne ; depuis toujours un bâton de fortune est l’allié indispensable du pèlerin. Pèlerinage n’est-ce point aussi se promener ? Du moins le croyait-il ? Confusion regrettable, l’habitude du froid canadien et de son pays atlantique lui aura fait oublier la chaleur humide d’un dernier jour de mai au cœur de la France, plus proche du plein été dans les Laurentides Québécoises. N’est-ce pas étourderie du dilettante ? La négligence n’est pas bienvenue dans les bagages d’un marathonien. Car la randonnée, à Compostelle ou dans les Appalaches, impose de renouer en soi avec le primitif, certes, mais aussi et c’est un gage de réussite, de prévoir en stratège comme l’a écrit René Char… Perdu dans ses pensées, il revoit le film de ses erreurs… Voilà comment aux yeux du témoin rapportant cette histoire, le marcheur s’est alors révélé à lui-même et pourquoi il a pu se leurrer sur son compte.

Face à face avec l’état déconfit de ses extrémités inférieures. Il en témoignerait s’il le fallait devant le très haut, cela lui paraît bien vivant un pied. Qui donc aurait le culot d’en douter qu’il y ait dans ces panards écorchés quelque intelligence ? Ce n’est pas vrai que ça ne pense pas un pied. Ça pense… et ça s’exprime.

L’intelligence, n’est-ce pas savoir demeurer enfant ? Ne point mépriser l’humble, à tout le moins le petit ! Inestimable secret, la force de l’expérience se tient dans la capacité de faire de chaque contrainte une opportunité, de chaque épreuve un enseignement. De même que la bosse qu’ils portent sur le front distingue les humains du sixième jour des autres animaux, de même être adulte ne garantit pas la pertinence de ses actes. Alors qu’un enfant se serait arrêté, l’adulte prétendument averti s’obstine ignorant que des pieds, comme n’importe quelle partie du corps, ont droit au chapitre et qu’ils disposent de moyens drastiques pour imposer ce droit : « Ils ont eu beaucoup de ressentiment de n’avoir pas été prévenus de ce qu’en haut lieu je leur préparais, » reconnaîtra-t-il plus tard.

Une parabole caustique lui est revenue. Elle raconte comment chaque partie du corps, après qu’elle eut été créée, revendiquait à bon droit la présidence de l’ensemble. Que cette trivialité lui soit pardonnée, mais ce sera le « trou du cul » qui fût élu pour occuper ce poste convoité. Sa nomination toute politique, cela doit être souligné, survînt à point nommé pour dénouer une crise des plus graves. Soit la grève de ce fonctionnaire dévoué par lequel tout retourne à la terre, ou non… Le débrayage syndical ayant douloureusement compromis la survie de l’ensemble, l’histoire tient en peu de mots… Courroucées que du cerveau jusqu’aux pieds toutes les parties du corps se soient moquées du neuvième orifice… « de son arrogance à postuler un rôle si prestigieux… » le moyen de rétorsion mis en œuvre par l’offensé fut d’une efficacité redoutable. La fermeture du plaignant s’avéra à très court terme proprement insupportable. Le corps dut réunir de toute urgence ses parties, et reconnaître dans un touchant ensemble, à titre de compensation —pour l’outrage subi— que le pouvoir du plus humble n’est pas si négligeable. Dans un mea culpa mémorable, il était clairement stipulé que : « le trou du cul, quoique occulté par la bienséance, n’en détient pas moins le pouvoir absolu d’une pratique incontournable ». Durant le septennat de son règne, la légende veut qu’il ait imposé à la tête d’être exhibé bien haut sur son front, serti en diadème… en vue et au su de tous.

Il n’en sera pas de même de ses pieds. Il a compris, à compter d’aujourd’hui cela va changer. Moins que rien à l’heure des spéculations métaphysiques, ces pompeurs infatigables seront reconnus à leur juste valeur comme les respectables travailleurs par lesquels se tricote le sens de cette escapade décidée tout en haut. L’inconscience a toujours un prix, celui-ci par ce conte épineux, en marchant sur des ampoules.

De fait, tout au long de la route, ni ses pieds ni les cauchemars ne lâcheront plus l’imprudent. Le pèlerinage est un effort soutenu, il a été sous-estimé. Conscient de ce que ce terme peut bien vouloir dire sur la durée d’une ballade mystique, cette nuit-là le dormeur va se débattre avec quelques pages d’épouvantes. Des hantises remontaient d’un lot d’anciennes souffrances. Un bambin lui est apparu au bord du vide. Le regard aveugle d’une mendiante décharnée sur le talus d’une route bombardée. Maintes brûlures tiraillaient l’âme, impuissante qu’elle était devant la désolation du cauchemar. Nuit courte du marcheur, mais interminable pour le dormeur reclus au fin fond de son âme ; jusqu’à finir grelottant au côté d’un gamin battu à mort en Sierra Leone. Dans les limbes de la guerre, embusqué comme snapeur —contait le reportage d’Amnesty International— peut-être drogué ou ivre, le pauvre minot devenu milicien  avait descendu plusieurs gendarmes des forces dites « régulières ». Après qu’ils eurent réussi à l’attraper, ceux-ci s’en étaient occupés. « Quel est donc le pourquoi du chemin que tu as entrepris ? » Tremblant sur sa couche il s’est redressé constatant qu’il est un peu tard pour y penser.



« Fasse le ciel Seigneur, que cette humble prière d’un pauvre pécheur, d’un pèlerin de la foi en marche vers la connaissance et peut-être, peut-être, la fortune. La fortune de l’âme comme la fortune du cœur, si le ciel nous le permet et qu’on s’y autorise… fasse le ciel que cette humble requête parvienne jusqu’aux instances supérieures qui orientent, qui éclairent le destin… »

JEUDI - Journée de recueillement à l’Île-Bouchard - Maître Pantagruel

Ne pouvant reprendre la route, il cherche à oublier ses bobos en nourrissant son âme ; clopin-clopant traverse la petite place où se tient le refuge pour se rendre à l’Église Saint-Gilles en face. C’est l’office du matin et la glorification de la vierge. Il retrouve le Père François qui l’avant-veille lui avait recommandé le gîte, « …l’est venu célébrer à l’Île-Bouchard avec deux autres prêtres du diocèse de Tours » lui glisse le bedeau. Le service est donné en commémoration de l’Absolution, soit le 40e jour après la Résurrection. Les chœurs sont beaux et le pèlerin chante volontiers avec les paroissiens ; une ambiance musicale chaleureuse, mais comme cela doit faire plus de quarante ans qu’il ne fréquente plus le culte catholique, le décalage reste pour lui de taille.

Cela remonte à une dizaine d’années, ayant pris conscience du fait que la majorité des gens qu’il avait connus dans son enfance étaient soit agnostiques, protestants, juifs ou bouddhistes, il avait tenté en vain de s’expliquer en quoi ces religions avaient pu l’influencer. Dans le décorum liturgique de cette belle église provinciale, le décalage du temps lui pèse. Cela est difficile à admettre, mais il doit reconnaître ne s’être pas vraiment senti à sa place au milieu de cette ferveur.

Ce sera une journée de réflexion qui finalement le rendra furieux ; enragé que sa vie soit à ce point remplie de trous, principalement par l’estime négative qu’il nourrit à propos de lui-même. Un cercle vicieux auquel il est devenu tellement habitué que c’est un piège facile où sa tendance au cynisme revient toujours ; par exemple la facilité qu’il a d’endosser la métaphore de la carte qui se prétend territoire ; chez lui on dit : « se prendre pour un autre ». L’obstination d’être ce qu’on n’est pas, conduit au malaise de la perte du sens.

Il est patent qu’il n’est pas de pire royaliste que celui qui se veut roi. Banalité grossière du politique, l’ambitieux est prêt à se vendre aux vertus de la république pour accéder plus vite à son propre couronnement… Cette duperie ne change guère les choses alors que tous continuent de se croire en république, sans reconnaître le King qui en a pris le contrôle. En fait, le pessimiste pas plus que l’optimiste ne sont des réalistes. Parviendra-t-on à s’affranchir de la fascination des extrêmes ? Seul le prosaïque commande. Les cloches d’eau qui sonnent à ses pieds n’ont rien à voir avec quelque destin funeste. Lui-même ci-devant, n’est que l’unique coupable, mais il répugne à traverser cette porte grande ouverte sur l’inconséquence de ses actes.

Mis à part le fait de nourrir ce corps ou de le reproduire, ce que tout animal fait fort bien, en quoi se sera-t-il distingué, comme être humain ? « Qu’ai-je fait de ma vie, ai-je su retransmettre l’amour, l’amitié qui m’a été confié ? » Quiconque s’interroge en ces termes n’est pas sorti de son labyrinthe intérieur ? Par rapport à la part d’intelligence qu’il est de notre devoir d’admettre pour tous, le pèlerin s’imagine assis dans un wagon de queue avec quelques beaux spécimens d’imbéciles… En d’autres lieux il n’aurait pas manqué d’en rire, mais ici le mystique se prend au sérieux.

La messe achève. Les fidèles se tendent la main en signe de réconciliation, mais de manière affectée ; une main molle, distante, la gêne se transmet par contagion, elle lui colle à la peau. Échanger une poignée de main avec son voisin est-il un acte limite ? Serait-il entaché déjà du péché originel ? En toute hâte il sort, poursuivi par la familiarité répugnant de l’imposture. Son travail spirituel est compromis par plusieurs impondérables, ses pieds en révolte se dit-il n’en sont que les signes. Bert, en bon coach, l’avait assez prévenu. Pourtant son insouciance chronique l’y a conduit. Allons, tenir compte de ses erreurs n’est-ce pas commencer d’y remédier ? Mais la complaisance, ou la contemplation béate de sa bêtise, ne garantit pas nécessairement l’expérience ; en clair, ce n’est surtout pas le temps de se plaindre, mais de profiter du peu qu’il a appris sur lui-même ; une volonté « mirobolante » et des « panards en lock-out ».

Michel son mentor, premier maître dans sa vie alors qu’il était jeune homme, est venu à son secours sur ces entre-faits.


Le pèlerin épistolier Note du jour - Jeudi

Chère Flora,

« Le monde ! c’est-à-dire nous-autres depuis Voltaire, Candide, depuis Socrate, depuis qu’il y a des hommes en fait et qui se racontent des histoires ; ce monde dans l’idéal de nos rêves appartient aux cœurs purs. Seulement ils sont rares, bien plus vois-tu que les leaders qui représentent 10 % de la population. Ce sont davantage les âmes tordues qui l’emportent. Par la figuration du Dieu unique, les religions se sont édifiées pour élever l’âme. En réalité elles n’ont fait que l’asservir. Comprends-tu ? Le saint, qu’il soit ermite ou bourreau, reste un saint devant son créateur. Il n’est que l’instrument sanctifié du Seigneur, le bras séculier de son Dieu ! La foi est-elle vraiment à l’opposé absolu du doute ? Que dire à celui qui t’étripe au nom de son Dieu ? » tel était le genre de questions que Michel affectionnait.

Il avait raison, certains en sont instruits, mais les foules l’ignorent ou feignent n’en rien savoir, trop de nos mœurs sont fondées sur la cupidité, la méchanceté, la crainte, l’ignorance la plus crasse. L’avarice aussi bien que la jalousie obstruent les portes de la perception. Quelques chanceux bénéficient cependant des lueurs incertaines auxquelles leur condition les autorisent, brèves illuminations dont ils se contentent. D’autres plus nombreux vivent dans la certitude indéfectible du bien-fondé de leurs croyances, en vertu d’une visée aussi fondamentale que totalitaire ; un ciel de foi vivante, pur et sans nuage. La religion se veut toujours universelle, mais son usage est ponctuel. Ils ne s’en portent pas plus mal ces sectateurs pragmatiques de l’absolu, leur bonheur c’est leur foi. Et ce faisant, ils contribuent assidûment à maintenir la morale de fer et de feu, les non-dits et des faux-semblants.

Nous sommes face à nos démons. Nous avons peut-être tué Dieu, à ce qu’ils disent, mais nous n’avons pas tué la mort, pas plus que le mal, entendez la souffrance scandaleuse de la Vie. 1

Rarement, se posent-ils la question de la finalité ou du sens de leur foi. Certains d’entre-nous, très rares en vérité, sont plus éveillés. Ceux-là écrivent de bien belles histoires sur l’Histoire ou l’Humanité, sur les découvertes en science, en philosophie. Mais encore... parmi ces lettrés, plusieurs sont des spectateurs attentifs, des chroniqueurs intelligents, hélas très souvent pétrifiés sous la tragique épaisseur de leur ignorance, ils ne savent pas, en dépit de ce qu’ils le prétendent, que le savoir des hommes est limité et surtout que ce qu’ils ignorent reste infini… Ils ne le savent pas, parce qu’ils dorment…

Quelle est cette double ignorance dont tu parles ? 

« Ces malheureux dans l’ensemble se consolent en soignant mille et une souffrances du quotidien. Certaines sont horribles, tout dépend de la sensibilité avec laquelle on perçoit les choses. Les humains tolérants et de bonne volonté, voyez-vous mes amis, sont plus nombreux qu’on ne l’imagine, mais on ne les entend pas. On peut les retrouver à tous les étages de la conscience sociale. Ils rassurent, pansent les plaies ou enseignent. Les vocations humanitaires des frères et sœurs de la société anonyme des humains de bonne volonté sont de tout temps, et propres aux générations, martyres et inconnues. Ils travaillent, consolent et se mentent peut-être pour le bien de tous, voire jusqu’à la consolation d’eux-mêmes. En vérité nous sommes ignares, car incapables d’avouer que nous le sommes. Au vide de l’ignorance nous préférons par l’habitude des traditions une fausse vérité désolante de candeur ».

Les mots de son vieux maître lui reviennent. Incroyable s’exclame-t-il. Un jour on le réalise en son for intérieur… « On n’en peut plus de se dévouer, d’être patient, de jouer les mères Teresa. Alors sur le champ on laisse tomber, on décroche ; éperdu on recherche le divin ou le surhumain ; ou plus sagement on médite ; on s’éprend du chemin des étoiles comme d’une libération ». Une sagesse élémentaire lui a dit de ne point suivre le triste exemple de Fritz Zorn. 1  Ce jeune homme brillant, que le pèlerin avait rencontré il y a longtemps à Zürich, intelligent, joyeux même, pourtant lui aussi était « bîn tanné. » Découragé d’être un bon garçon Suisse, affable et cultivé à l’excès ; un soir de printemps il s’était envoyé en l’air la cervelle et depuis le soleil n’est plus le même. La vie pour lui, comme pour quiconque y souscrit est un jeu auquel nul ne peut se soustraire ; pas même une culture, aussi raffinée soit-elle.

Lorsqu’on reste sage, est-ce vraiment par sagesse ou serait-ce le label de notre asservissement à la culture ? voilà la question qu’il a posé par son sacrifice l’ami Fritz. Chaque suicide est un sacrifice muet lancé à la face de l’indifférence…

Pour la recherche du vrai, est-il permis en pèlerinage d’ouvrir une parenthèse ? L’ayant annoncé à ses proches l’an passé, son intention de partir, il en gardera longtemps le vécu : « Pendant deux mois, mes chers vous, foutez-moi la paix. J’ai rendez-vous avec le créateur. » Là encore, plus facile à dire qu’à faire… Seule la réputation de Compostelle autorise les points de suspension. D’ailleurs la considération à l’égard des autres n’y suffit pas non plus. Un minimum de préparation s’impose, il est bien placé pour le savoir ! Certes, autrefois il était bon marcheur, crapahutant vaillamment en montagne de Chamonix à l’Atlas… Depuis, bien de l’eau a coulé sous les ponts et ses pieds ont oublié. Quelle farce… Des plans pour s’aménager un espace de solitude ne sont pas suffisants, encore fallait-il entraîner le corps à endurer de nouveau l’effort…

L’erreur n’est pas toujours fatale, le marcheur n’en mourra pas… Ce n’est pas comme en mer ou le naufrage est sans appel ! De l’âme du naufragé qui s’en inquiète ? À terre ça pourrit là, mais on a sauvé sa peau ! Bien que l’honneur, l’estime ne soit pas sauf… la carcasse en a réchappé. Coupable d’avoir monté à l’extrême le prix à payer, il ne faut plus compter que sur soi…

S’interroger pour lui c’est réentendre infiniment la réponse ; « ta volonté de vivre pour solde de tout compte. » La véritable sagesse est à la hauteur de la ténacité d’un vouloir. Sans bannir certains termes du vocabulaire, il convient toujours de les relativiser, préconisait Maître Michel. « Toujours » ou « jamais » selon lui ne devraient-être employés qu’en fonction du contexte, soit respecter l’art de la nuance. Hilare, ironisant sur lui-même et comme par défi, le bonhomme lançait tonitruant : « rien n’est sûr camarades, hormis le pire ! »

Échoué à l’Île-Bouchard et quarante ans plus tard, le baladeur en déroute comprend cette vérité des leçons du vieux maître… et la distance aussi qui sépare cruellement de certains de ces êtres remarquables que l’on a eu la chance de croiser. Tous ne finissent pas dans le dictionnaire. Au demeurant jamais cela ne fut l’objectif de Michel. Il est vrai que les cimetières sont pleins de génies incompris, de prophètes oubliés. Le gaspillage humain est à l’image de ces fleurs délicates dont seul l’arôme nous inspire encore… Le contact de quelques-uns, hors du commun, réveille parfois. L’intelligence est un agent subversif sur bien des sensibilités infuses…

Le Père François est de ceux-ci, sa qualité humaine instantanément l’a frappé. Elle réside dans la simplicité de l’homme : « il donnerait sa chemise pour son prochain » disaient de lui ses paroissiens hier. Son attitude le confirme, durant la messe il restera effacé, comme à l’écart du clergé brocardé ; concentré de ferveur, humble dans sa chasuble sans atours, il habitait ce lieu saint où il était venu accompagnant un autobus bondé de pèlerins bavards. Modeste, il pratique son ministère sur la pointe des pieds ; l’humilité en lui fait présence. Un flot de sympathie relie l’étranger du Nouveau-Monde à ce prêtre exemplaire d’une espèce en voie de disparition.

Chez le père François dans un faubourg paisible de Tours, son presbytère est une vaste bâtisse sans grâce mais accueillante, avec du lierre, des chats et plein de fleurs. François —il insiste pour n’être que François— vit entouré d’animaux , impossible de les compter, il y a aussi le chien et les oiseaux du voisinage qu’il nourrit « de temps en temps » dit-il. Le peu qu’il passe en cette retraite, c’est pour y dormir entouré de ses compagnons poilus comme de la considération générale. Débarqué du TGV à Tours, l’étranger l’avait retrouvé à travers une sorte de course au trésor. Au fil des étapes qui devaient le conduire jusqu’au prêtre, chacun témoignait combien cet homme était proche d’eux ; ceux de ses paroissiens qu’il rencontrait ne se contentaient pas de répondre, mais en bons paysans, essayaient de savoir ce que l’étranger lui voulait. Ils le toisaient alors avec cette stature râblée des gens de la terre ; que va-t-il faire ce va t-en guerre harnaché de la sorte ? Éludant la réponse convenue du pèlerinage, au détour d’un commentaire élogieux ils tentaient d’en savoir plus.

« …L’est toujours pressé le bon Père ! au service de tout l’monde… l’dernier vrai curé qui nous reste… vs’aurez du mal à l’trouver… à moins d’attendre ? Quand il a point d’urgence, y r’vient au presbytère vers huit-heure… Peut-être pourriez-vous l’attendre ? » Je retrouvais le patois que mon grand-père utilisait souvent par familiarité…

Le Père François est à table dans le réfectoire, après la messe, Marguerite l’aînée des fillettes ayant été gratifiées de la vision, est venue témoigner de son expérience ; l’apparition de la si « belle Dame » dit-elle sans fard ; la vierge Marie, dont la statue de plâtre polychrome est dressée dans l’alcôve de papier crépon blanc et bleu, a été aménagée autrefois sur les indications des trois petites filles. Marie leur est apparue pour leur confier ce message d’annoncer « le triomphe de la foi sur les forces obscures du mal. » Durant une demi-heure environ, alors que l’assistance restait silencieuse et suspendue à son récit, le Père François lui, mangeait sans façon, indifférent au témoignage de ce miracle. « Sûrement, doit-il connaître le récit par cœur ? » n’y tenant plus, le pèlerin lui confie brutalement que son père vivait dans la culture bouddhiste, que lui-même s’est marié au temple protestant en Suisse et que, finalement, il craint fort de n’être point le catholique pure-laine que l’on attend d’un vrai pèlerin en route vers Compostelle. Sans la moindre hésitation, appuyé de son regard azur, François lui répond : « Vous allez le devenir. »






« Fasse le ciel que chacun d’entre nous… à travers le dédale des illusions… nous réussissions à découvrir au plus secret de notre être… de notre âme…le sens inné, le sens ultime de la destinée… »


VENDREDI – ÎLE BOUCHARD (again)

Les ampoules commencent à cicatriser. Le pèlerin a dû se résoudre à les percer, se souvenant en la circonstance que tel est bien le seul remède. N’est-ce pas curieux comme les souvenirs s’envolent, s’effacent à la longue jusqu’à ceux-là qui nous concernent le plus directement, physiquement parlant. Il attend de cette immersion dans la nature, un retour graduel des habitudes et une connaissance depuis longtemps perdue… Cela fait tant d’années passées sans prendre le temps… dormir dans la tiédeur d’un talus, rire sous la pluie au petit jour naissant... Comment se peut-il que la vie file ainsi, si vite, sans qu’on s’en soit aperçu ? Comment se peut-il qu’on puisse se laisser engloutir par la routine du quotidien ?

Je prévoyais partir à l’aube, mais n’avais pas imaginé que le refuge soit cadenassé. Nul n’en peut sortir tant que le régisseur ne sera pas revenu. Il s’agit d’un ancien garage désaffecté et la salle où les pèlerins ont écouté le témoignage de Marguerite hier, servait quand elle était enfant d’atelier de mécanique. J’ai trouvé curieuses, tu sais ces différences culturelles concernant les normes municipales. Dans notre obsession sécuritaire, un tel endroit où tu te réveilles enfermé… serait impensable en Amérique du Nord. Il n’aurait l’aval, ni des pompiers, ni surtout des sacro-saintes compagnies d’assurances qui dictent la loi et l’ordre.

Il est un peu plus de huit heure et sa voisine —une femme manifestement en détresse— s’inquiète fort de se trouver coincée avec un étranger. Après quelques mots cependant, elle se montre plus rassurée et finalement il peut préparer quelque chose pour le déjeuner. L’établissement abrite habituellement des gens dans le besoin dit-elle. Sûrement ! cette malheureuse semble avoir de gros problèmes. En bavardant il retrouve le ton qu’il entretient avec des étudiants en difficulté. Certainement, l’accent de l’étranger contribue-t-il à la détendre. Sa courtoisie aussi, il appuie les marques du respect… elle se dégèle progressivement… participant au repas, allant même jusqu’à chercher dans le dortoir des bananes qu’elle tenait en réserve. L’encouragement d’autrui, l’apprivoisement le porte à l’égard de cette femme à utiliser un langage de proximité, à cheval entre des usages plus familiers et une certaine distance. Une mesure aussi précise qu’un tango. L’âge de l’être en difficulté n’a que peu d’incidence sur ce qui est dit, ni non plus sur son statut social ; seule compte la personne souffrante. C’est davantage le ton, que ce que l’on formule qui importe alors… Il lui explique qu’il est en route vers Compostelle, qu’il est Canadien et qu’il vit au Québec… « Le Québec ? » elle ne sait pas où c’est, mais le Canada est rangé dans sa mémoire. Ils parlent de la libération de la France. Elle était toute petite encore, un soldat canadien lui avait donné une barre de chocolat… Ils constatent à cette occasion qu’ils ont le même âge.

« Il est neuf-heure et l’homme aux clés d’or n’est toujours pas là ! » maugrée-t-elle, soudain tendue comme un ressort ; dehors des autos passent. Tout en rangeant la vaisselle dans les armoires, le pèlerin demande si elle se souvient du vieux film qu’elle vient de nommer. Elle ne saisit pas. Il lui rappelle qu’elle a dû le voir à l’époque ; elle comprend alors comment le mot lui est resté grâce au film. La France en 1956 ; Pierre Fresnay au sommet de sa carrière campait le rôle d’un portier abusé ; un honnête homme, concierge d’un grand-hôtel, cruellement blessé en son honneur. L’étranger aussi l’avait vu avec ses grands-parents ; à Tours, ici-même en France. Il lui relate l’histoire de L’Homme aux clefs d’Or. Peu à-peu son visage s’éclaire ; elle retrouve étonnée un souvenir de sa jeunesse dont seule l’expression était demeurée comme un vestige. Ce drame cinématographique avait eu un grand retentissement ; le titre du film avait été intégré parmi les expressions courantes à l’époque. D’ailleurs chez l’étranger, ce terme fût un favori de son grand-père. Il le revoit l’évoquer, et lui raconte ; la femme est détendue. Le temps passe, c’est au marcheur maintenant de regretter que sa journée soit compromise. Il va faire beau sur la route conduisant à Richelieu lui dit-elle familière ; cherchant à le consoler, elle montre le soleil qui traverse la verrière du plafond. C’est vrai, il est déjà tard, mais à toute chose malheur est bon ; trouver une pharmacie ouverte et se procurer compresses et pansements à l’heure qu’il est, sera facile.

Peu après ils ont pu sortir. Il fait très beau, le temps est doux ; au carrefour il remarque que l’auberge est située à l’angle de la rue de la Liberté et de la rue d’Indochine. La liberté, première de ses valeurs encore aujourd’hui, réunie là comme un signe à ce pays où il est né et qui n’existe plus.

Le pèlerin n’a pas fait 500m qu’il réalise que de nouvelles cloques, plus profondes et solidement comprimées dans la corne du talon sont inaccessibles. Impossible non plus de les percer ! Et impossible de marcher ! Pour le pharmacien, sincèrement désolé au spectacle du désastre, c’est sans appel : « il faut renoncer à se déplacer à pied pour au moins deux jours. » À cinq heures ce soir, un service de car pourrait l’emmener à Richelieu conseille-t-il. « De-là, demain, vous verrez bien… » Fataliste, sous les arbres, les pieds caressés par le cours amoureux de la Vienne, il s’abandonne aux bienfaits du soleil et de l’eau chantante. Il fait chaud, le soleil brille intense. En fait, il n’y a que deux cloques qui ne peuvent être percées ; trop profondes, à l’arrière de chaque pied, elles coïncident avec la ligne d’attaque ; précisément là, où la chaussure frappe le sol et comprime à chaque pas la corne épaisse du talon. Cela brûle intensément au toucher ; leur profondeur sous-cutanée empêche de les atteindre ; cela prendrait une seringue pour les vider, il n’en a pas ; c’est aussi bien, le risque est trop grand de se blesser. Contre mauvaise fortune l’infortuné expose ses blessures au soleil, la tête à l’ombre des saules, bercé par le clapotis apaisant de la rivière, la chanson des grenouilles, la brise parfumée du chèvrefeuille, la sieste délicieuse et réparatrice fera ensuite le reste.

Il est quatre heure au Café de l’Ambassade, face à l’arrêt du car. L’endroit contraste… ici ça RAP ! Bien en évidence au-dessus du comptoir sont disposées les marques distinctives de la rock culture… Un Dionysos jamaïcain sourit de toutes ses dents, le poster fait la promotion de la marijuana, sur les tables traînent des dessous de la bière du Bulldog d’Amsterdam. L’endroit s’affiche franchement sous l’influence perverse de la plus libre des villes… Sur la terrasse des vapeurs d’herbes s’entremêlent parfois à celle du basilic et du fenouil qui poussent pêle-mêle dans les bacs à fleurs. Le serveur est super branché, l’allure déjantée d’un chanteur de l’époque épique, style Flower Power revisitée Morsheeba percing. L’handicapé pèlerin observe rêveur et ce tavernier lui fait penser à son fils il y a quelques années. Sauf que maintenant, depuis que Phil travaille comme Senior Producer à Toronto, il est rasé et aussi hi tech que Bert peut l’être. L’endroit sûrement lui plairait… c’est « décalé ô boutt ! » De l’autre côté de la Vienne à deux cent mètres de là, en l’Église Saint-Gilles, les catholiques avec lesquels le pèlerin a chanté hier matin doivent percevoir ce bistrot comme l’ambassade des enfers ! Heureusement, aucun mur de Berlin ne partage encore la tranquille localité de l’Île-Bouchard… cool man.

L’attente du bus, la fraîcheur de la bière et les pieds reposés, portent à observer le va et vient des clients. Ce ne sont pas tous des jeunes, ni des marginaux ; il y a une table d’hommes courtauds et trapus, des ouvriers sans-doute, des artisans du bois à en juger par les traces de sciure sur le velours des pantalons ; d’autres sont plus jeunes, la vingtaine. Ces gens différents font bon ménage. Il y a là des « straights » et des « Hot ! » selon la discrimination lapidaire de ses étudiants ; il y a des travailleurs aussi bien que des vagabonds, pourtant la cordialité règne entre les groupes et une certaine complicité semble les relier. Le mode de vie de la contre-culture ne ferait-elle plus scandale dans le beau pays de Montaigne ? L’étranger se plaît à songer à d’autres places complices ailleurs. Plusieurs babyboomers renouent ici avec leur jeunesse sous les parasols de la terrasse. D’ailleurs n’en est-il pas lui-même un cas-type ? Oui par l’âge et l’expérience que cela implique ; oui encore pour ce goût prononcé pour la viscosité voluptueuse de l’urbain. Le plaisir de se frotter, de toucher l’autre, de côtoyer en quelque sorte les angles et les rondeurs de tous ces autres connus et inconnus par des rencontres, du hasard et la magie de l’imprévu ; n’est-ce pas cela le rêve si prosaïque de la vie ?

Leurs cultures respectives les différencient, mais ne compromettent en rien l’humanité de l’ensemble. Décidément, voilà une journée pleine d’enseignements. Depuis combien d’années cela ne lui est-il pas arrivé de ruminer de la sorte réflexions et farniente en compagnie d’inconnus qui lui semblent tellement familiers ? Et par la bigarrure de ce bistrot voilà qu’il est de retour chez-lui, en cette camaraderie authentique qu’il a connue dans les « années soixante » alors que tous vivaient de projets, de solidarité, d’amour et de partage… Certes, il est bien seul aujourd’hui, estropié qui plus est, mais avec ce sentiment d’être ici bel et bien à sa place… dans le vrai monde des vrais gens, entouré d’amis de bonne chère. Entre des options si différentes, celle de l’église Saint-Gilles ou celle du café de L’Ambassade où donc est la voie ? En existe-t-il une de traverse ?

« Celle-ci est ici-même, ce chemin-ci paraît autrement vivant. Celui somme toute, qu’il recherche depuis toujours… » comme à vingt-ans, le sens de sa passion autant que son insatiable appétit… Hier à l’église tous lui semblaient gris. Alors qu’ici, à cette terrasse c’est lui probablement le plus amorti sous ces parasols ? À la table mitoyenne, un bébé le fixe ahuri, un an pas plus, accroché à sa mère comme à son sein. Celle-ci souriant de toutes ses dents qu’elle a très blanches, prépare son prochain baptême explique t-elle à ses compagnons de table ! En fait ils sont joyeux et avec ces gens-là l’étranger se sent revenu dans l’humanité vivante de sa tribu ! Un petit peuple de toute condition fraye ici sans gêne recyclant le mythe des générations concertantes. Il en est ravi, envahi par tant de ces merveilles avec la même gargantuesque fringale que Maître Pantagruel.

Le diable des uns pour l’ange des autres...

Dans le grenier de sa mémoire ce pays lui parle du tout début de sa vie et de l’empreinte affective de la mère. Il se souvient d’elle comme d’une icône en contre-jour du soleil, et l’image des souvenirs vaut pour lui une apparition. Il lui avait voué un véritable culte et peut-être ne s’est-il jamais remis de sa perte ? Ni du poids du repentir qui pèse encore sur ses épaules après tant d’années...


« Et que nous harmonisions nos pensées… nos actions et nos paroles…avec cette vitalité sacrée… »


SAMEDI – RICHELIEU


D’ennemis, je ne m’en connais d’autres que ceux de l’Église et de l’État

Louis François Armand de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu


Hier soir, l’arrivée dans Richelieu logé dans l’écrin de verdure de sa forêt était comme les retrouvailles d’une vérité à laquelle l’enfant prodigue ne croyait plus. Richelieu le « plus beau des jardins de l’univers » écrivait Jean de la Fontaine. Urbanisme cartésien taillé à la manière d’un jardin à la Française, créé en ce lieu et de toute-pièce par le fameux Cardinal... Résultat, Richelieu telle une vieille dame très digne, n’est pas une ville banale. Splendeur authentique et malheureusement ignorée. Elle s’empare de son être par l’égalité harmonieuse de l’architecture, la sobriété des proportions ; silencieuse, paisible, Richelieu sommeille majestueuse et odorante, mais abandonnée de tous. Au milieu des fleurs séchées de sa splendeur passée, elle conduira le visiteur à en reconnaître l’esthétique par l’équivalent d’époque en Nouvelle-France. L’évêché de Québec au confluent du Saint Laurent et de la rivière Saint Charles, dressée sur un majestueux promontoire rocheux à l’entrée du golfe, au pied duquel la marée remonte… Québec qu’il ne manque pas d’aller redécouvrir chaque fois qu’il le peut...

Richelieu par certains côtés pourrait faire penser à ce qu’était le vieux Québec il y a trente ans, avant son aménagement touristique. Seulement, la capitale de la Nouvelle-France a été construite sur un plan d’urbanisme solaire, très différent de Richelieu aménagé selon les principes les plus modernes pour l’époque. Première ville de sa catégorie au monde, le noble Cardinal l’a dessinée selon le modèle qui représente l’utopie rationnelle dont rêvait le Premier ministre de Louis de Bourbon le treizième, Roi de France, dit le Juste.

Bercé par la promenade du soir en ville, le voyageur dormira non loin au camping municipal. La gardienne, une gaillarde angevine éclairée de bonhomie, jase avec lui de son coin de Touraine laissé pour compte, du pèlerinage défaillant où il se trouve, du beau grand pays dont il vient…

C’est aujourd’hui samedi, le réveil est agrémenté du chant des oiseaux… un peu absents ce matin. Autant la veille, le coucher du soleil était grandiose comme les ciels du peintre Nicolas Poussin, autant ce levant est terne, ensommeillé dans la brume matinale. Il fera très chaud sans doute encore. Quelques oiseaux effrontés viennent picosser et siffloter sur son packsac, observant ce que fait ce drôle en lui renvoyant effrontément ses commentaires. « Qui es-tu petit bonhomme ? » Il faut dire que le spectacle vaut le déplacement. Assis sur sa literie, concentré sur ses ampoules, il en dégage chaque peau, soigneusement découpée à l’aide des ciseaux de chirurgiens de Bert. Pour sécher les plaies, suffira de souffler dessus afin de réduire l’humidité avant d’appliquer le désinfectant ! « C’est pas très kascher en regard des standards nord-américains… mais la conviction du médecin improvisé ne vaut-elle pas le meilleur des placebos ? Cette fois il commence sérieusement à douter pouvoir se rendre bien loin. « Je n’aurais pas dû me promener en ville hier soir. Ça ne peut pas guérir ainsi, vais-je devoir rester-là, cloué dans ce camping toute la journée ? » Un rossignol quelque part s’égosille. « Il y a aussi le pouce du pied gauche. » À défaut de marcher dans quelque chose lui ayant porté chance, il a dû butter sur un obstacle sans y prendre garde. « Quelle poisse ! Il ne manquait plus que ça ! » L’ongle est déjà noir, boursouflé et très sensible au toucher. Pourtant l’exaspérant étourdi n’a aucun souvenir de s’être fait mal, et l’ongle pas trop long n’a pu se blesser sur la paroi de la chaussure. Il se demande en grinçant à quoi ressemblaient les pieds du Christ après la crucifixion ? Que le très haut des cieux veuille bien lui pardonner ces plaisanteries aussi plates, que son ego cruellement humilié… À l’instant un vol de colombes survenues de nulle part, engagent devant lui une parade roucoulante.

Marchant lentement, il décide de retourner à Richelieu, d’explorer la place et de distraire son moral de ses « plates » préoccupations égocentriques. Il fait alors opportunément la rencontre d’un libraire délicieusement érudit, Monsieur Berurier. Cet homme aimable lui présente un ouvrage d’Histoire sur les étapes de l’édification du château et de la ville dont il peaufine actuellement l’impression. La cité du Grand Richelieu aujourd’hui, située hors des routes classiques se trouve échouée dans une enclave protégée du tourisme et donc négligée des spéculateurs, lui explique-t-il souriant « c’est à la fois sa chance et sa misère. » Il est frappant au premier abord, que la ville ressemble en effet à un grand vaisseau enlisé dans l’histoire de l’ancien régime. « Richelieu est en cela royal et démuni » Monsieur Berurier sourit davantage ; ici, poursuit-il gourmand, pas de restauration rapide, pas de foules bruyantes et consommatrices « rien que la paix de l’Histoire. » Cher Monsieur Berurier, l’étranger en rien ne le souhaite, mais il gagerait fort qu’un de ces jours prochains, un « développeur » touristique ne leur tombe dessus et ne dépareille cette place aristocrate en trois coups de cuillère à pot ! M. Berurier et ses concitoyens deviendront prospères alors, tout sera vite restauré, propret et rentable. Des étrangers bariolés et criards, rabattus par des agences de marketing, afflueront par quantités d’autocars nolisés ; le commerce local en fera ses choux gras, mais l’âme de cette ville splendide n’y sera plus. « Fasse le ciel que je me trompe » songe-t-il écœuré de fomenter pareils pronostics.

Plus tard attablé en terrasse, il observe les clients. Il n’y a là que deux « portables ». Le premier est suspendu à un mickey chébran qui en fait profiter sa minette fascinée. Le second à un noir un peu paumé, le seul aperçu à la ronde et depuis longtemps ; les couleurs lui manquent… La quiétude de Richelieu est-elle en relation directe avec la rareté de ces signes ostentatoire du village global. Le portable certainement, il serait prêt à y mettre sa main au feu, est un très authentique engin diabolique. Il ignore pourquoi mais constate que « ce bidule » a le pouvoir de l’irriter plus vite que de raison. Ces téléphones auxquels tout citadin d’importance ou pas, à Tours à Paris ou Montréal, semblent vouer un culte exclusif, définissent cependant des comportements forts différents de ce que chez lui on francise en cellulaire. En Amérique du Nord le « cellulaire » est un outil pour les communications brèves. En Europe cela semble devenu un passe-temps : « On est seul, on s’ennuie, crac ! tu téléphones ! » Quel dommage d’ignorer ainsi la richesse du silence, ils sont si rares, mais tellement apaisants ces moments de réflexion pour se resituer dans la dimension humaine. Au contraire le cellulaire, pardon le portable maintient branché sur le 220 volts de la cacophonie urbaine. Un environnement sonore qu’il ressent comme obsédant ! Moteurs, signaux, annonces vocales, bourdonnement incessant des foules et maintenant en prime le grelot inopportun du « portable. » Avoir le monde dans sa main, disent-ils ; en Europe, cette chose est le dernier prédateur up to date de la solitude. Au Canada il en convient, des technos-prédateurs de ce genre, il y en a bien d’autres.

Revenant à la quiétude du décor, il caresse les formes gracieuses de l’architecture, notamment la place du marché, et reste confondu par l’élégance de ce bijou entre tous ignoré. À l’abri dans ces murs séculaires vit une communauté provinciale condamnée. C’est la France d’un temps où tout le monde se connaissait encore ; un temps à la fois placide et serein, où l’étranger l’était déjà plus ou moins, lorsqu’il venait du département voisin. En dépit des guerres, des famines, des épidémies et ici pour combien de temps, du développement intensif, le monde rural opiniâtre maintient ses traditions ; les souvenirs se mêlent à des émotions venues d’une vie différente. Il y a si longtemps déjà, et cependant cela lui paraît tellement proche ; paradoxe des émotions retrouvées. Ne devient-on pas vite envoûté par la géométrie irréelle d’un tel patrimoine, et la quiétude de tant de trésors ? Cadeau du ciel que le hasard veut bien offrir ici, comme un entracte bienheureux dans la métaphore du temps et pour lequel, la seule marque valable de respect, sera de lui rendre l’hommage silencieux qui lui est dû.


Le progrès c’est la chute de l’esprit en enfer

Un étudiant



Camping Richelieu

Le camping désert de cette nuit et du matin est maintenant envahi de franchouillards tapageurs et suréquipés. À ce qu’il voit, la traditionnelle caravane française se trouve maintenant couronnée d’une antenne de T.V.


Allo Flora, Samedi

Songe à cet avantage indéniable du modernisme que celui de pouvoir visionner sa télé sur un terrain de camping… tournant le dos au paysage réel. Ce progrès de camelote n’en finit pas de faire ses ravages. C’est le triomphe de la culture cheap, du jetable. Depuis mon retour en France il ne m’est guère possible de l’ignorer, parce que le feeling ici, au contraire de chez-nous, est très contrasté. D’ailleurs ce n’est pas seulement une question de culture. C’est global, plus humain, à vrai dire cela tient d’un comportement naturellement ouvert sur autrui. Comparés à la froideur des Nord-Américains, les « môdits Franças » témoignent d’une évidente différence dans la socialité des rapports interpersonnels ; ce qu’on pourrait décrire comme une façon apparemment plus ardente à vivre. Cette culture, je l’avais oublié, reste incomparablement curieuse et friande de contacts, bien plus que par chez-nous où la grosse masse de nos concitoyens fuient comme la peste les rapports directs, informels autant qu’indispensables. Ici, on ne sait jamais ce que l’autre va te sortir, ou ce qu’il va faire. Chez nous, seuls les vieux connaissent encore cette faconde. Les autres barricadés dans leurs foutues maisons climatisées comme des frigidaires, n’en sortent jamais et nul n’y est jamais convié ; ils souhaitent échapper à tout ce qu’ils ne connaissent pas et s’endorment dans les standards factices de leur coquille technologique. Les bébelles en bon québécois : ma maison, ma voiture, mon travail, en fait c’est toujours MON MOI-JE, MON CUL qui se protège de l’inconnu comme des intempéries. Ne reste alors que la respectabilité solitaire de la sacro-sainte personne en grande lamentation sur la fadeur de sa vie, sa confidentialité aussi quétaine que douillette, ses angoisses sempiternelles et la légitimité congelée de ses choix… C’EST MON CHOIX ! bredouillent-ils en guise de ligne Maginot.

Il avait oublié comment ici en Europe, particulièrement dans sa « chère province maternelle » cette morale aseptisée n’a pas encore complètement contaminé ce petit confetti de la planète.

Les nouveaux survenants sont décidément de vrais Français en vacance dans le style Boudu. Il ne faut pas avoir peur des plats épicés, parce que ça gueule ! Ça tape sur des piquets pour l’érection de la tente ! Ça tend des stratégies à longueur de temps à propos des attributions possibles des places et des corvées. Deux fillettes blondinettes profitant du tumulte essaient d’attirer son attention. Les parents ne s’en préoccupent pas. La peur du pédophile n’existe sans doute pas encore ici. Quand on est mâle et vieux, il est agréable de constater que l’on puisse encore parler à des gamins sans être regardé comme le spécimen d’une population à risque… Au contraire, ces gens paraissent honorés qu’on les complimente sur leurs enfants. Ils aiment qu’on en fasse l’éloge. C’est pas difficile… Douce France, cette confiance entre semblables le réconforte de la peur envahissante chez lui, elle permet de multiples échanges qui ne sont déjà plus possibles outre-atlantique. Il se demande pourquoi tant de froideur s’est instituée en Amérique du Nord et vers quoi conduit cette obsession maladive, la crainte de l’autre ? Individualisme et matérialisme ne vont-ils pas achever de déposséder l’humain au point où nous deviendrions à notre insu, étrangers à nous-mêmes ? Un retour du mythe de Babel où la culture s’ajouterait à la langue, à l’altérité, à l’âge pour mieux nous isoler… Cette éventualité le fait frissonner… il se hâte de retourner aux oiseaux.



« Et que cette prise de conscience s’étende comme une onde de bienfaisance… soulage la souffrance des êtres vivants… et résorbe, voire efface… la colère, la cruauté mais surtout Seigneur, surtout l’ignorance inscrite comme un mal au cœur des êtres humains… »



DIMANCHE - BORDEAUX, Saint-André - Se détacher des désirs…

La dame du camping l’a conduit en voiture à Châtellerault où « le voyageur » c’est ainsi qu’elle l’avait surnommé, pourra prendre le TGV pour Bordeaux. Les horaires sont serrés. Son séjour en ville sera trop court pour qu’il puisse se rendre à l’église Saint-Jacques. Pourtant, il en a gardé vivant le souvenir profondément inscrit dans sa mémoire. Par une journée ensoleillée de ses huit ou neuf-ans, c’est ici à Châtellerault qu’il entendit parler pour la première fois de « Saint-Jacques de Compostelle. » Pourquoi sa mère l’avait-elle amené là ? il n’en sait rien, ni même si un jour il l’a su ? Elle vivait alors d’insurmontables difficultés économiques, affectives et conjugales qu’il ressentait sans les comprendre ; avec le recul du temps, il en déduit que cette visite en l’église Saint-Jacques devait avoir une signification toute particulière pour elle, car sa mère n’était pas coutumière des bénitiers. En pénétrant dans la nef, il faisait sombre et humide, sa mère s’est agenouillée ; elle portait l’un de ses chapeaux qu’il détestait particulièrement, celui-ci se trouvait traversé de bord en bord d’une plume de faisan ; un raffinement chapelier à propos duquel il faisait une très grosse fixation négative. Elle a commencé à remuer les lèvres en silence. Il restait médusé, jamais il ne l’avait vu telle qu’elle était-là. La seule personne dans son entourage qui priait était sa grand-mère maternelle. Son grand-père d’origine paysanne disait bien quelques mots souvent spirituels, toujours amicaux pour les invités avant de passer à table, mais c’était moins un rituel que l’occasion de rendre solennel le partage du repas les dimanches. Sa grand-mère par contre, autrement plus sévère, était excellente cuisinière et confectionnait quantités de délicieuses friandises qui compensaient largement la raideur frigide de son affection ; dévote, cette maîtresse de maison plus qu’accomplie lui avait appris le « Notre Père » et le « Je vous salue Marie ». Planté dans l’église, serré contre sa mère agenouillée et ne sachant que faire il restait interdit. Puis saisi d’une inspiration soudaine, il s’est mis à réciter son Notre Père, convaincu d’avoir décodé la situation. Ayant cessé d’observer sa mère, il avait osé lever les yeux sur l’objet de sa dévotion. Un choc ! Dans la pénombre de l’église, un bonhomme courtaud se dressait devant-eux, coiffé d’un énorme couvre-chef où brillaient des coquilles d’or dans lesquelles, les jours de fête, sa grand-mère préparait de succulents « fruits de mer ». Il crut que cet inquiétant personnage était vivant, tant sa mine patibulaire l’emplit de crainte, mais ce n’était qu’une statue polychrome paraissant plus vraie que nature ; jamais il n’en avait vu de pareille hors de la crèche ; il ne pouvait s’y tromper cependant, puisque les figurines de Noël étaient bien plus modestes. Longtemps, en raison de ces fameux atours, il prit Saint Jacques pour une sorte de cuisinier sacré et cela contribua certainement à renforcer en lui une païenne confusion entre repas dominical et sainteté.

C’est ainsi qu’il se souvient avoir rencontré le bonhomme Saint Jacques ; dit « le Majeur » ajoutait sa Grand-Mère de son doigt dressé vers le ciel ! 1 Lui aussi arborait un chapeau et celui-là, il ne l’aimait pas plus que l’exécrable emplumé dont sa mère ornait sa coiffe !

Bordeaux en face de la gare - un hôtel

La température a changé, il fait froid, humide, un crachin atlantique bave sur les murs sales de la ville. Le pèlerin choisit de souper à la brasserie de l’hôtel, étant bien décidé à se refaire ici le temps que ça prendra, et après qu’il se soit retapé, continuer coûte que coûte. Tôt le matin il est allé s’approvisionner de quelques vivres, pains, amandes et raisins secs pour la route de jours… qu’il espère prochains. Cette ville de Bordeaux, il la connaît de longue date, par ce que son père lui en a dit ; elle a été son calvaire durant sa vie d’étudiant en France au début des années vingt. Chaque fois que son père abordait cette période de sa vie, il évoquait la froideur brumeuse « de ce grand port ouvert sur les colonies d’Afrique et d’Amérique », il avait toujours l’impression que son père récitait une leçon ; il comprend seulement aujourd’hui comment venant d’Annam, métis catapulté dans la France provinciale, il dût trouver ce pays rébarbatif. Pour l’heure dans le quartier St-Paul c’est jour de marché. Se presse là une faune des plus bigarrées, Turcs, Noirs d’Abidjan, Arabes du Maghreb et du Liban ; en ce dimanche, les puces qui prolongent le marché se concentrent autour de la Tour Saint-François, grouillante de tout ce beau monde coloré.

À mesure que son voyage avance, il est fasciné par l’humanité de ces inconnus entrecroisés ; le temps disponible, la solitude, portent à revenir au théâtre de l’existence… Est-ce là les ombres de la vie ? ces amis potentiels, ces passants inconnus, autant de personnalités, de caractères, bons, mauvais, joyeux ou tristes, jouisseurs ou coincés ; ceux-là qu’il croise sans prendre le temps de les connaître ; « je nage en plein dans la dramaturgie de Pirandello… » Son regard est attiré par l’étal d’un brocanteur… copieusement exposées à l’attention de tous, des reproductions de gravures datant du XVe siècle ; le thème en est la rhétorique de la mort. Dans un grand livre d’images posé sur le trottoir parmi des piles de bouquins, une estampe expose l’un des chefs d’œuvres de l’Allemand Hans Holbein, traitant de manière magistrale de ce thème. Assis à l’écart sur un cageot, il regarde sans les voir les groupes éparpillés du marché. Vers quel destin se hâtent tous ces gens ? Comment l’ironie de ces images impudiquement étalées peut-elle leur échapper ? Pourquoi ne s’y arrêtent-ils pas un moment, profitant de s’imprégner de la vanité de ses oeuvres sans paroles ? L’humidité le transperce soudain et les siens lui manquent… La vie est si courte. N’est-ce pas loin de tous que les valeurs véritables s’imposent ?



L’erreur ne devient faute que lorsqu'on n’en veut plus démordre

Ernst Jünger


En rentrant à l’hôtel, de nouveaux ennuis l’assaillent. Un téléphone du Collège l’avertit qu’on ne retrouve plus ses notes ; le rapport d’évaluation de ses étudiants, en fait. Il appelle Flora, elle est sur la côte Nord avec Annie. Il finit par rejoindre son fils à Toronto. Philippe a communiqué avec le collège, il lui explique que de nombreuses erreurs sont apparues dans ses corrections et qu’il faut les réviser point par point avant de les remettre au registraire. Qui dira comment un simple téléphone peut être la source d’émotions confuses. Comment, dans ces temps-là, les fautes, les erreurs se retournent contre-soi comme par un fait exprès ? De plusieurs des métiers qu’il a exercés, l’enseignement est certainement celui pour lequel il s’est le plus investi ; et de l’avis de ses étudiants, on lui reconnaît sa disponibilité, sa bonne humeur et, c’est vrai qu’il aime ce travail d’équipe qu’est le quotidien avec les étudiants. C’est d’ailleurs son investissement total dans son travail qui a fini par mettre un terme à sa vie commune avec Hannah, sa compagne.

En vérité il est prof dans l’âme ; probablement pour s’être arrêté une fois pour toute autour de la vingtaine ; « un vieux jeune quoi ! On ne rit pas ! » Rester disponible, comprendre ce qu’ils ressentent ces jeunes qui constituent leur projet de vie, leurs espoirs, questions et passions, tout en eux le mobilise, le transporte et souvent ils demeurent l’unique source de ses satisfactions. Ils sont l’avenir, ils sont l’espoir d’un monde meilleur, tous nos efforts devraient se conjuguer pour leur formation. Savoir qu’il leur a manqué et par de tels oublis va bien au-delà de l’erreur professionnelle. Selon ses principes, c’est une faute grave, en relation directe avec les ampoules qui clignotent toujours sur ses pieds et la standardisation compétitive de la vie quotidienne flashant sur les cotes d’alertes, de l’écologie à la santé mentale ; « ça va mal ! » Du moins, tout n’est pas imputable au mépris de ses membres « inférieurs » ; serait-ce le surmenage qui conduit à d’aussi condamnables confusions ? quoi qu’il en soit, ce n’est point une excuse, seulement une raison possible dont il devra s’instruire. Apprendre par soi-même avoir défoncé le jack pot du looser est souvent l’annonce d’une situation riche en rebondissements, remarque-t-il avec amertune : « dans l’écriture théâtrale remarquez-le bien, voilà l’indice qu’on approche du deuxième acte, » certainement mon homme, go to the next ! 

Allongé sur le lit de sa chambre, devant le journal de vingt-heure, l’éclopé continue de dresser en lui-même le sombre bilan de ses erreurs. D’habitude, note-t-il, ce n’est pas si pathétique dès le début.


Note du jour sur l’ignorance crasse d’un locataire de la caverne Dimanche

Trop de ces maladresses de la vie, au travail ou dans les relations humaines… trop de faux-pas qui l’accusent d’un identique manque d’attention à l’égard de tous comme de lui-même. Les prostitués, mâles ou femelles ne sont pas seulement dans la rue… Se vendre est un poncif, le savoir un impératif mental… L’enseignement n’est pas une fonction, il doit répondre à une vocation, il est un exemple… Ses erreurs contredisent ces beaux grands principes. Il n’éprouve que dégoût pour le laxisme de l’humain qui s’accommode si facilement du fait que l’erreur… soit humaine. L’erreur sœur incestueuse de l’ignorance, justifie toutes les forfaitures. Quelle cruauté dans les rapports minables de la famille, des amants des enfants… Qu’as-tu fait de ton frère a-t-il été demandé à Caïn ? Qu’avons-nous fait de l’autre ? Quel a été le visage par lequel j’ai répondu à sa demande ? Les erreurs de parcours remontent à la surface comme les noyés de l’oubli. Endurcis ou moumounes, tous hantent les corridors déserts de Lady Macbeth. Amours, tendresses et marguerites effeuillées, desséchées, broyées, s’évanouissent tôt ou tard dans le limon de la terre… Retenir le temps, c’est songer déjà à la perte de ceux qui nous sont si chers. Sitôt abandonnés ou disparus ils reviennent avec les regrets… Comme le temps qui passe et dont ne subsiste que des reliques effilochées. L’animalité est fondée sur ces jeux adultes, innocents certes, pour le moins tumultueux, authentiquement sauvages et parfois d’une très grande cruauté. Mortifier à ce point son semblable n’est-ce pas s’ignorer soi-même ? Sachant qu’en l’ignorant on néglige… ses pieds tout autant que nos compagnons… À l’inverse du bonheur, ces rapports maladroits ne font-ils pas de nos existences cette vacuité où chacun s’enferme ?

Retrouver les visages enfuis de ces jeunes qu’il a connus… et pas seulement les étudiants ! mais les amis enfuis. « Que sont devenus celles et ceux qui ont partagé des morceaux de ma vie, que j’ai côtoyé à travers quelques sessions scolaires ? » Vers quelle ultime question nous pressons-nous tant ? La question ne le taraude pas d’hier. Elle se manifeste depuis cet ancêtre prestigieux, ce docte graveur, dit le Maître Holbein. Ainsi l’avait présenté Michel : Holbein en son temps avait buriné, décan après décan, le zodiaque de l’inéluctable destin ? Quel est le sens caché en arrière de ses symboles sibyllins ? Les questions sont infinies, les réponses lacunaires, s’excusait Michel. Marchons-nous tous d’un même entrain morbide sur la roue de la vie ? Où donc se dissimule le responsable d’un tel carrousel ? Chaque tour vaut une vie, chaque vie un jour. Son chemin n’eut d’effectif qu’une seule journée mais le voilà déjà pour moitié mort ! Faut-il vraiment en rire ?

Sur Arte un documentaire présente différents lieux de culte sacré à travers le monde ; Ankhor Vat et le Borobudur, dans l’Ile de Java. Un temple du VIIIe siècle après J.C. ; il fut abandonné pendant plus de 1000 ans, puis restauré au cours de la décennie soixante-dix par l’Indonésie. Le Borobudur, deuxième site diffusé sur toutes les télévisions du monde pour les festivités marquant le passage à l’an deux mille ; amusant comment ce haut lieu bouddhiste avait contribué à marquer l’anniversaire de la naissance de Jésus, après que le nouveau millenium ait été inauguré par les Maoris et la soprano Kiri Te Kanawa en Nouvelle-Zélande ; ceux-ci avaient célébré la première aurore selon les fuseaux horaires du IIIe millénaire chrétien Pour l’occasion le Borobudur offrait un spectacle étonnant. En ce lieu vénéré par tout l’Orient bouddhiste et les védas hindouistes, la Déesse Kali gesticulant de manière effrayante interprétait une pantomime orientale, dévorant à belles dents les cadavres déchiquetés de sa progéniture.

Il lui faut délester son sac et tenter au plus tôt sa chance, avant que son tour ne vienne… Ne reste plus que la lunette infrarouge, le reste a été facile… suffit d’en laisser derrière soi comme le Petit Poucet, quelque part dans la rue… laisser ces choses vivre leur histoire, ces affaires de trop pour soi trouveront sans difficulté preneur pour le secours des autres.

Mais pour la lunette « pas question ! » elle a coûté plus de 500 $, elle est neuve, Demain lundi, il ira la revendre… Pour quiconque cette opération serait facile, pour lui c’est devenu ardu ! Dans les rapports d’argent, il est moins pugnace, il se fait souvent rouler…

L’étranger sort repérer alentour des points de vente possibles. Le soleil perce de gros nuages très blancs. Il y a dans le quartier de la gare, trois magasins spécialisés dans les surplus d’armée. En bas de l’hôtel, sous le soleil revenu, la terrasse accueillante lui ouvre les bras ; une bonne bière est bien trop tentante. Au centre ville, un marchand d’optique pourrait être intéressé par ce genre d’objets, lui conseille en rentrant le portier de l’hôtel. De retour à sa chambre, en ouvrant la porte il constate qu’elle n’est pas verrouillée.

Ça lui saute dans la face. La lunette n’est plus sur le bureau. Il vient d’être volé. Quelqu’un a pu entrer durant son absence. Il descend aussitôt en informer la réception et court déposer plainte au poste de police dans la gare. Patientant pour les formalités relatives aux déclarations de vol, la conversation s’engage avec un policier qui semble sur son « quart ». Il est mécontent d’être-là, confie-t-il à l’étranger… Il demeurait à Brest ; c’était bien mieux ! À mi-mots au sujet de son affaire, sur le ton de la confidence, il lui glisse qu’il n’a pas grand-chose à espérer « …vous savez des vols, il y en a partout et à pleins wagons… » Ce gardien de la paix dont le visage traduit une immense lassitude, l’observe légèrement incrédule. Visiblement il ne s’explique pas qu’on puisse perdre son temps dans une formalité aussi puérile. Le policier regarde fréquemment sa montre-bracelet… Voilà que ce brave homme l’amène à réaliser de nouveau l’étendue du temps. L’un et l’autre sont étrangers à ce pays où le vol semble être devenu une fatalité naturelle. C’est sans espoir finit-il par avouer en retirant sa casquette pour s’éponger le front…

OK ! Perte sèche ! le pèlerin écœuré constate que le destin vient de lui régler son problème. « Si plus rien à voir, plus rien à vendre… » C’est le bouquet !


« Et fasse le ciel, Seigneur, qu’il nous soit permis, qu’il nous soit possible d’œuvrer, de conspirer chevaleresquement à l’avènement de ce nouvel âge pour l’humanité… »


LUNDI - BORDEAUX - Protégez-moi de mes désirs…

Il espère que cette journée sera de meilleur augure. Il ne comprend pas pourquoi le voilà devenu si fragile ; funestes coïncidences, tout le blesse et compromet son projet ; il ressent la vanité des choses, une succession hasardeuse de déconvenues qui l’entraîne vers des réflexions morbides. Hier soir le téléphone de son supérieur a contribué davantage à le déstabiliser. Il devrait plutôt louer sa chance, la directrice des services pédagogiques, une maîtresse femme et son amie, s’est offerte généreusement pour recoller et prendre en charge les pots-cassés par sa faute et il n’a pas manqué de lui signifier sa gratitude pour un tel esprit de corps. Enfin, cause ou effet « allez savoir, » l’une des plaies au pied droit s’est envenimée hier soir, ce qui contribue à l’inquiéter. D’une part, il faut aider à la guérison en ne marchant pas ; mais, par ailleurs rester cloîtré n’est pas conseillé pour le mental ; il sort donc. Le centre-ville de Bordeaux a cet aspect cossu des villes de province secrètes et closes. Bordeaux ressemble par ce jour pluvieux et dans son abandon relatif à ce qu’a été autrefois Paris avant que les lois Malraux sur le ravalement des façades n’en fassent une métropole touristique très prisée…

À l’issue de cette visite, il s’est arrêté déguster un sandwich libanais, foie de volaille, taboulé. « Excellent merci ! » dit-il payant son repas. La débordante caissière ayant notifié sur un écriteau que les compliments étaient vivement espérés, « voire attendus », il ajoute : « Ils sont mérités ». Cuivre de plaisir, avec son caractère à fleur de peau, un peu plus cette accorte levantine l’embrassait ! Dehors il pleut carrément, mais ça lui est égal, cette halte était trop agréable. La dame enflammée lui a redonné confiance en la vie… Il est retourné à l’hôtel et de nouveau s’est allongé devant le téléviseur. La plupart des chaînes sont aussi imbéciles que chez-lui… et bien qu’il n’en soit pas vraiment étonné, il renaude quand même ! Exception fait d’Arte ; chaque fois, durant ces deux jours qu’il a eu le bonheur de la regarder, l’émission était bien faite, passionnante même. Ce soir, on s’y promenait dans l’évolution de l’art, perçu selon la sexualité et le féminisme. S’y trouvait Jenny Holzer, artiste new-yorkaise de pointure internationale, qui avait affiché il y a quelques années des textes au laser an centre de Broadway, sous la forme d’un journal lumineux : Our times are intolerable. Maintenant sa performance porte sur un habillage audiovisuel à Berlin… PROTECT-ME FROM WHAT I WANT en lettres géantes, recouvre comme un reproche l’arche triomphale de la Porte de Brandebourg,.

Lundi

T’en souviens-tu Flora, de MissTic, à Paris ? Cela m’y a fait penser, bien-sûr à Berlin la technologie en plus, mais le talent de la poétesse de panam en moins… Peut pas tout avoir. En revanche, cette Jenny Holzer de New York maîtrise un discours, comme on dit, des plus « articulé ». Ce sempiternel discours, tu sais, sur le concept d’art. Comme si pour apprécier l’art, il fallait nécessairement avoir acquis un doctorat en rhétorique. L’artiste n’est pas forcément un intellectuel, selon moi. Ces textes ne sont pas faits pour êtres lus sur du papier, ils s’imposent avec la brutalité d’un spot publicitaire dans la ville… C’est à prendre ou à laisser, point ! Je ne vois pas ce que ce que cela ajoute de gloser sur le sens… surtout pas, par l’artiste lui-même. Il y avait aussi cette auteure qui se photographie faisant l’amour… Photo d’Art, elle insiste. La relation est faite avec le film Romance, le désir féminin. Est-ce vraiment libération des mœurs, au sens le plus achevé… ou « expression d’une création post-féministe ? » peut-être vaudrait-il mieux dire et selon ce que soutiennent ces femmes, si j’ai bien compris... tout ce déballage me laisse perplexe.

À l’opposé certains y voient c’est sûr, la manifestation méphitique d’un sordide complot anarchiste visant à corrompre ce qui nous reste de mœurs ? On entend guère parler de ce féminisme-là, en notre trop prude pays de cocagne. Quel dommage !

Le dormant… c’est ainsi qu’il se voit, reste vautré devant sa boîte à images, laissant se cicatriser ses pieds coupables… lesquels au repos, eux aussi, patientent sans tapage. « Disons, que la méditation a bien meilleur goût. » Rêverie et mixte sauvage, sexuel et féminin —body painting et percing sont des manifestations sensuelles très populaires chez les étudiants. Ce soir-là, sur Arte, la souffrance du pacte avec soi-même est un engagement. Émergence d’une volonté inconsciente de renouer avec l'essence du sacré par le sacrifice. L’émission ensuite pointait ses projecteurs sur une écrivaine… Une « auteure » Australienne qui s’engage en tant qu’intellectuelle dans l’argument manifeste d’un point de vue post-féministe. Trois femmes qui débattent avec éloquence des prolongements en vogue de l’art contemporain. Trois fleurs de macadam dans le champ des technologies en partance… vers l’extrême. De quelle source de pureté libertaire émane donc ce besoin sans cesse renouvelé d’arracher tous les voiles ?

Dans le doute il se réconforte d’une prière, la prière de l’Ismaélien.

Richelieu est revenue le distraire. Tant de coïncidences sont des signes du ciel, il faut en tenir compte. La princière beauté de la ville, l’érudition de Monsieur Berurier ; le fait qu’ils soient, la ville et son aimable habitant, dans l’oubli… en marge de tout, renforce ce lien sacré avec le chemin.

Pour ton enseigne, ce n’est pas toi qui fait le chemin, c’est lui qui le façonne et te transforme. Nul n’a besoin de faire la promotion du simple, du beau, du racé, du rare... Richelieu est à elle-même son propre phare. Nul ne comptera plus les défaites, le jour de la victoire. Nul ne laissera prise aux déconvenues, aux erreurs... Les vagues passent, seule reste la mer… « Largue les amarres » l’exhortait à point nommé une amie.

La situation lui est apparue moins désespérée. Cette aventure n’est pas un naufrage ! pas encore. Advenant que « seul le pire soit certain » il n’est toutefois pas survenu, pas encore. Absolument ridicule, mauvais Charlot, certainement, mais sa volonté n’échouera pas-ici, dans un minable hôtel de gare, au premier « bobo » venu. Il donne le change par sa démarche, crispée dans sa dignité offensée ; guindé comme un officier anglais, mais debout ! Marcher est devenu pénible. Au centre-ville, il regrettait de ne pouvoir avancer en s’aidant de ces deux mains comme ses cousins, les singes. S’il n’avait eu envie d’en rire il aurait pu avoir honte.

La nuit fût difficile. Elle achève sur une aube glauque. Il se lève, ramasse ses cossins, ses « affaires » en français de France et s’en va. La dérision a ceci de bon : « on s’en va en guerre… voir ailleurs si c’est plus batailleur. » Aussitôt dit, le voilà dressant un nouveau pari sur le quai de la gare… « ça passe ou ça casse… »

Les deux jours passés à Bordeaux assortis d’opérations chirurgicales détaillées, ne sont pas parvenues à me reconstituer physiquement. Les cauchemars de la nuit dernière me houspillent encore dans le wagon qui me conduit à Irun, lieu de passage vers l’Espagne. Dans les reflets de la vitre mes pensées se sont envolées vers vous… Les délices du Jardin de Maître Bosch m’engloutissent… À bientôt, je vous aime.


II L'adolescence du pèlerin ou la difficile ascension





« Et que fleurissent dans nos vies les trois roses de la règle d’Or… »


MARDI - PAMPLONA – LIZOR MENOR - PROVINCIA DE NAVARRA

Passé Dax l’architecture change radicalement. Les toits roses et les crépis blancs des villas remplacent les murailles sombres de la France rurale. Le soleil aussi se fait plus ardent. Dans le TGV un vieux couple de paysans saucissonnent consciencieusement alors qu’une piquante Espagnole bouscule un peu son chum par cellulaire interposé « pardon portable ». La cohabitation de toutes ces différences est un peu étourdissante, trop habitué probablement à la réserve des contrées nordiques. Voilà Hendaye et la lumière, elle scintille sur l’Atlantique comme un appel. Puis les Pyrénées, dressées telle une muraille de titan et ceintes en ses hauteurs d’un épais matelas de nuages blancs. À Biarritz, le paysage est devenu magnifique ; l’océan, bleu, vert, immense et calme lui transmet les pensées des siens ; là-bas loin à « l’aut’ bord de la grand’ marre... »

Tout s’est accéléré ensuite. Arrivée à Irùn ; la frontière est inexistante, mais la guardia civil observe en silence de l’intérieur d’une guérite teintée. La gare ferroviaire débouche directement sur la gare routière. Moins de dix minutes plus tard, le voilà filant en car vers Pampelune, Pamplona en espagnol ! Peu après il passait le fameux col de Roncevaux… en autobus ! Débarquement à Pamplona, une ville moderne et déserte à cette heure de la sieste. Sous le cuisant soleil de l’après-midi, il la traversera sans l’avoir vraiment vue ; attiré qu’il est, obnubilé devrait-on dire par son idée fixe : le Camino de Santiago. Pour la première fois il est signalé, droit devant ! De nouveau optimiste, redevenu pèlerin, il suffira de se laisser porter le long du cours des événements à venir sur le Camino Francés

L’étape n’a pas été longue, prudence ! Enfin aurait-il compris ? Sagement arrêté à Lizor Menor, un petit bourg fleurant sur un promontoire à 6km environ de la sortie Ouest de Pamplona. Il faut y voir la magnifique Maria la Real ; dans son carnet de route il note : « la reine du monde. »


Chère Flora, Mardi

L’architecture espagnole est belle, mais je suis resté ébahi devant l’esthétisme des demeures montagnardes des Pyrénées occidentales. Les villages par lesquels la route passait tantôt étaient des lieux habités de cette mentalité si particulière propre à la l’altitude. Lesaka, notamment que l’on atteint par la N-121-A ; un véritable éblouissement de couleurs contrastées. Les fleurs aux fenêtres et la blancheur du crépis à la chaux tranchent sur le bois sombre des charpentes et des forêts de pins avoisinantes ; elles m’ont rappelé l’akla traditionnelle, blanche et noire, du Grünenwald en Suisse. Un même sens de la beauté que l’on ne trouve plus que dans les alpages tels qu’en Alsace et en Autriche. Comme la montagne me manquait, elle s’est présentée à moi alors, sur le plateau d’argent de ce trajet effectué par bus.

Cette nuit-là je l’ai passée dans le premier refuge véritable du camino espagnol, au milieu des ronfleurs et des gémissements de nombreux compagnons entassés dans un dortoir, c’est-à-dire en compagnie d’autres pèlerins, les premiers que j’aurais rencontrés, tous unis semble-t-il par le même appel. Des images de ma première enfance sont alors venues perturber mon sommeil. Je me suis réveillé en sueur.





Quel âge avais-je lorsque cela m’est arrivé ? Ma mère habitait un bas quartier depuis 1948 près de la gare. Mes grands-parents demeuraient non loin de nous, mais dans le haut du bourg adossé à la forêt. C’était la campagne à perte de vue, recouverte d’arbres fruitiers et regorgeant des saveurs et des senteurs de l’été. Je devais avoir cinq ans à peine. » Sans doute, jouant avec Patchou, le chien de mes grands-parents, lui ai-je fait mal ? Il s’est jeté sur moi et m’a mordu à la tête. J’étais plein de sang, et en état de choc. Je me souviens de la scène et de mon angoisse surtout… Je hurlais « Je ne veux pas mourir ! »

Plus les années passeront, plus ce temps de ma petite enfance s’éloignera, plus fort le rêve étrange se trouvera enraciné. Une fois adulte ce rêve est devenu récurrent, non pas régulièrement, mais fréquent, bien qu’espacé parfois de plusieurs années. Il deviendra même une clef de mon roman intime… Sans-doute faudrait-il un jour consulter quelque ouvrage là-dessus ? À quel âge la connaissance de la mort survient-elle dans la prime enfance ? Maria Montessori écrit que certains enfants sont déjà enveloppés par la peur. J’étais de ceux-là, certain ! Il faudrait aussi retrouver en quelle année est sorti en France le film Quo Vadis ? Je l’avais vu alors, et plus tard cette évocation de l’histoire épique des premiers chrétiens déclenchait toujours chez moi une angoisse profonde ? De ma première enfance j’ai gardé le souvenir de l’Indochine et de ces enfants que je devais connaître, mais qui ce jour-là s’étaient montrés effrayants.

Dans la rue à travers la grille ils me jetaient des pierres. Abélard le chien se ruait sur les barreaux. Un cailloux m’avait frappé la jambe, je m’étais réfugié dans les bras de « ma gouvernante… » Une autre image encore, un soldat à motocyclette me lance une barre de chocolat. Les troupes du Général Leclerc sans doute. Terrorisé, dans l’orage tropical qui se prépare... je suis serré contre le pantalon blanc de Ti-Bà qui m’avait amené voir l’entrée des troupes dans Hanoï libéré.

Des colonnes de poussières tournoient entre les vainqueurs en marche et font claquer sa tunique parfumée. Il ignorait pourquoi tout le monde semblait joyeux, mais lui grelotte… Ti-Bà le prend dans ses bras. Ce nom si cher lui est revenu un jour…

Elle avait été ma nurse chinoise jusqu’à mon départ avec maman pour la France. Après avoir vu le film Heaven & Earth quelque chose s’est débloqué. Ti-Bà est remontée à ma mémoire. Parfois il m’arrive de me sentir encore agrippé à elle. Dans l’obscurité du soir, près d’une voiture un homme étendu paraît à demi englouti par le sol. Derrière la porte du jardin des formes humaines se lamentent, le choléra ! Peur de la mort, angoisse de l’anéantissement, d’où provient-elle cette prescience ? de quelle connaissance mystérieuse résulte-t-elle ? pourquoi si jeune survient-elle ? Qu’importe, à-travers ces fantômes, plane depuis l’origine l’effroi de la fin, de la souffrance, choléra ou guerre, le mal revient au même ? Est-ce-là vraiment le fait d’une vieille âme ? ou le trait d’un traumatisme « non aguerri aux tragiques conséquences de la réincarnation ? » m’avait une fois reproché Maître Michel qui ne croyait nullement à ces « balivernes de psys »…

Le vieux maître l’observait goguenard dans sa barbe en broussaille. « Pourquoi es-tu là ? » il était penché vers lui pendant qu’il reprenait péniblement conscience. Se levant tant bien que mal il s’aperçut qu’il était couché sur un banc public. Maître Michel a exercé un fort ascendant sur sa vingtaine. Un maître en ce temps cela signifiait quelque chose. Michel l’avait initié à « l’art du bien penser tout en y prenant plaisir », il excellait en cette matière. Jeune ou vieux étaient portés à l’écouter. Large comme une barrique, ébouriffé autant que mal léché, il tanguait perpétuellement entre son goût prononcé pour l’alcool et la petite cour de ses admirateurs. Longtemps il avait été du nombre et Michel s’était montré le plus sûr des mentors ; « pas facile à porter une gueule comme la mienne… » lui avait-il lancé un jour, concluant : « tu le sais n’est-ce pas, t’es pas mieux arrangé» Sa brutalité s’accompagnait d’une formidable propension à séduire. Une ironie décapante dans un cœur d’or.

On l’adorait. On, c’était quelques éclopés regroupés dans les cafés et les parcs du bas Montmartre. À l’époque Maître Michel y était une figure connue de tous. C’est ainsi que ce premier maître m’a recueilli le temps de reprendre goût à vivre. La crise d’adolescence pour certains, dure et même perdure…


La vieillesse c’est de passer de la passion à la compassion

Albert Camus


MERCREDI - Lizor MENOR – PUENTE LA REINA - Reconnaître l’autre


« La rose pourpre d’abord, la fleur de la vie…Celle-là qui nous recommande de ne nuire à personne ni à soi-même… sachant que porter assistance à notre prochain, c’est déjà commencer à se comprendre, à se connaître soi-même… et qu’il n’est nulle autre loi à laquelle nous soyons tenue en regard de la Vie… »


L’Espagne profonde, rurale, sauvage, quasi désertique forme un contraste saisissant si on la compare à la France surpeuplée. Le paysage est saisissant. La terre sombre aux couleurs du pays, rouge et ocre, s’étend brûlante comme une géante sous les pas du pèlerin de nouveau en route. L’Espagne partout exprime cette prestance de la race, à l’image de ses chevaux, de ses taureaux et de l’orgueil olympien de ses habitants. Elle n'en est pas moins armée de pied en cap des outils les plus sophistiqués de la culture technologique ; l’agriculture semble prospère, solidement équipée. Les moulins à vent de Cervantès sont devenus des éoliennes électriques gracieuses surplombant la vallée où il progresse maintenant, lentement mais sûrement, en direction de Puente la Reina. Elles forment au Nord une ligne altière sur les premiers contreforts des monts Cantabriques. La carte indique que la côte tombe à pic dans la Mar Cantábrico ou le golfe de Gascogne pour les Français.

La culture espagnole aussi, par ses régionalismes fortement concentrés, comparés à la France davantage unifiée ; dans les petits hameaux traversés, aucun commerçant, sinon des farmacia ; dans cette partie de l’Espagne comme en Touraine le petit commerce de détail semble assez rare. Mais c’est que celui-ci, épicier, boulanger ou boucher, arpentent les campagnes par navettes régulières. Autre fait culturel, la siesta ; entre 2h et 5h l’après-midi tout repose, tradition oblige à Puente la Reina comme partout en Ibérie, c’est le rituel de la sieste. Le pays vit au rythme d’une chaleur intense ; après-midi, on ferme ! postes, églises et cafés ne rouvriront qu’à 17h. Les gens commencent à manger vers 9h, a la tarde ! ils peuvent festoyer ainsi jusque passé minuit. Les villes espagnoles affectionnent la frénésie de la noche. Les Espagnols fument, boivent, se séduisent et se mesurent du regard ; s’observer n’est point mal vu ici, au contraire, car ces gens ignorent la tiédeur. Et pour le pèlerin, c’est un plaisir d’avancer dans un pays peuplé de ces bouillants sudistes. L’architecture est en symbiose avec les hommes et le paysage, il a l’impression de vivre un conte du Moyen-Âge, mais à l’inverse de la Touraine, mis à part Richelieu, rien n’y est apprêté pour le touriste ou si peu ; de ce pays exhale un extraordinaire parfum d’authentique grandeur.

Les pèlerins se font plus nombreux. Majoritairement espagnols, ces derniers étant chez eux ne s’embarrassent pas de gênes. Cela est toujours choquant de constater comment un groupe, quel qu’il soit, animal ou humain, impose le respect en proportion du ratio de ses membres ; le pèlerin en prend son parti. Mais il est un aspect plus subtil qu’il découvre. S’ajoute à cette culture de la fierté, un caractère porté par la déférence ancestrale à l’égard du religieux. De façon inconsciente le plus souvent, bien que tous en profitent par une sorte d’intelligence tacite, l’inconvénient de l’individu anonyme se trouve sublimé au profit du rang social ; ces pèlerins en route vers Compostelle sont perçus à part. Il l’ignorait, mais en ce pays cela se rapporte au statut religieux. Le voilà lui-même transfiguré, il est considéré comme un sage en chemin. Aux yeux de la population locale l’étranger ne l’est plus comme tel, dès lors qu’il est entré dans la légende du camino. Dans ce pays très catholique, cet état de fait implique un véritable respect et beaucoup de tolérance pour l’inusité de certains des équipages. Mais le statut particulier des pèlerins ne se résume pas à cette seule liturgie profane ; en regard du commerce, principalement d’épicerie, il le comprendra plus loin, le pèlerinage représente une clientèle de choix. Aussi sont-ils généralement bien accueillis partout où ils passent ; en traversant les petites localités il le notera davantage à mesure qu’ils s’approcheront de Compostelle.

Dernier point remarquable et qui frappe. Le pèlerinage c’est la tour de Babel. Ils affluent de partout et le sabir de ces dévots étrangers devient vite surréaliste. On comprendra par cette caractéristique comment le pèlerinage n’est pas le même pour tous, suivant une certaine manière de se comporter en rapport à la langue et par la culture de chacun. Les langues du Sud éclatent comme des soleils : espagnol, italien, français ; comparé aux cultures nordiques, pour lesquelles seul l’anglais domine ; tous le parlent cependant, plus ou moins par nécessité et pour combler leurs différences, mais il en est témoin, leurs rires à se démêler dans la langue de Shakespeare ne sont pas les mêmes. C’est qu’avant la langue, le rire sans doute est l’expression première d’une culture, or l’humain est aussi différent que le sont ses manières de rire. Rires aussi gras que sonores des méditerranéens, rires coincés des Anglais, hystériques des Américains, sourires de circonstance, rires vibrant de l’humanité des hommes ; ce ne sont pas seulement des clichés culturels. Les comportements qui en résultent se trouvent chambardés dans ce brassage des différences confrontées. Plusieurs, espagnols mâles et de la classe moyenne s’affichent nus dans les dortoirs, et leurs conversations sont animées d’exclamations et de plaisanteries paillardes. À l’opposé les anglo-saxons, spécialement les femmes, se réfugient dans leur sac de couchage et se montrent peu diserts. Morale oblige chacun en ses quartiers, se détend ou dort en ces chastes dortoirs. Le petit monde cosmopolite des pèlerins forme ainsi, illusionnés par les coquilles dont ils se sont parés, une communauté bienveillante et singulièrement surprenante. Parmi les plus chamarrés ce jour-là, près d’une fontaine où par vagues des pèlerins viennent étancher leur soif, une famille autrichienne à vélo avec plusieurs enfants, dont trois en bas âge. Les bambins voyageaient dans une sorte de voiturette profilée accrochée au tandem des parents ; leurs habits fluorescents luisants sous le soleil comme les écailles d’un coléoptère tropical. « Ils en jettent » commente de bon aloi un Français en arrière.

Bert serait content, il rirait certainement de ces pèlerins manufacturés Sears. Cela le frappe encore, ces collègues routards venus de tous les horizons de la chrétienté n’ont guère à voir avec ceux de sa jeunesse. C’est plutôt à Bert, bien plus jeune, qu’ils ressemblent aujourd’hui. Seulement Bert, en technicien sourcilleux du moindre détail, s’arrange toujours pour obtenir le meilleur. Quoi qu’il arrive, il parvient à maintenir un haut niveau de perfectionnisme, c’est son truc, son plaisir à vivre à Bert. On ne peut pas en dire autant de bien des gens qui vont ici, à commencer par lui-même… il ne le sait que trop !

Or reconnaissons-le comme le nez au milieu de la figure, ce souci extrême chez Bert de la performance, en fait bien malgré lui un authentique original. C’est le cas de plusieurs spécimens, considérant l’invraisemblance ou l’innocence —au sens le plus naïf du terme— de quelques pèlerins… surtout les cyclistes en VTT, tout à fait remarquable. Et d’ajouter que si le pèlerin à pied est le plus commun représentant du croyant en chemin… en principe conforme à l’imagerie de Saint Jacques, l’église de Rome accorde ses lettres de créances aussi aux cavaliers et… aux cyclistes. Pour le pèlerinage à cheval il faut comprendre qu’il résulte des traditions monastiques de la chevalerie médiévale… Pour les cyclistes, il faut le reconnaître dans l’effort soutenu des mollets, qui vaut bien celui des pieds. En ce qui a trait à la couleur des machines et de leurs performers, seules les images des livres d’histoire peuvent expliquer une telle propension à soigner cette apparence à la fois barbare et hitech.

Au milieu de ses compagnons, le pèlerin a le sentiment de revivre un chapitre insoupçonné d’aventures… de nouveaux possibles. L’équipement du routard ordinaire a changé aussi, celui-ci était auparavant incomparablement plus lourd, plus grossier aussi. Cela réclamait de sacrés gaillards pour charroyer le fardeau du camping. Maintenant avec les fibres nouvelles, le poids a peut-être diminué de 50 %. C’est ce que certains soutiennent. Il faudra demander à Bert ce qu’il en pense ? Quant à lui, il n’en a cure… Il se prend à oublier le monde, fasciné par l’obsession tatillonne qu’il perçoit chez ses proches comme en lui-même parfois. Sauf que là-encore le théâtre des obsessions de l’un à l’autre change du tout au tout. Les conversations du soir tournent moins autour des prouesses réalisées, que des qualités technologiques comparées du pèlerin et son équipement... Ce qui revient au même, car en parlant des machines c’est toujours de soi dont on parle. Alors à chacun son hobby, sa marotte… son faire-valoir. Beaucoup de futilités, ne peut-t-il s’empêcher de noter dans son journal de bord. En ce qui le concerne, il se connaît trop « papillon » pour être véritablement perfectionniste, mais c’est peut-être sa curiosité justement, qui lui fournit l’attention aux confidences du hasard ?


Mercredi

De même qu’ailleurs, souvent parmi les gens simples, ces pèlerins un peu fous rient et s’amusent ouvertement des soucis quotidiens. À l’instar des jeunes, ils ont su garder ou retrouver la capacité précieuse de laisser jaillir d’eux le rire de l’enfance. Gens de biens ou gens du peuple, les pèlerins mieux que la moyenne manient la nécessité humaine de la drôlerie. Tolérance et compassion ces universelles colonnes du temple chrétien dominent effectivement la communauté en marche des pèlerins.

D’où vient donc cette frénésie du toujours plus ? Qu’elle appelle le meilleur de l’esprit, de l’être, ou le thésaurise dans l’or et la puissance, la communauté pèlerine bien que différente tend à l’extrême ? Par quelle différence de nature peut-on les distinguer ? On connaît le mot de Coluche : « Je suis capable du pire et du meilleur, mais c'est dans le pire que j'suis le meilleur » Merveilleux Coluche ! Si nous sommes à ce point pire, comment se peut-il que nous recherchions avec tant d’opiniâtreté l’instant d’éternité de la toute première fois ? Le marcheur retourne à la condition du pèlerin… Un marcheur estropié qui rencontre un pèlerin obstinément naïf… leur démarche devient haletante. Le pèlerin fuit plus qu’il ne marche, car il sait que l’esprit se manifeste, l’interpellant sans cesse. Comme tous plus ou moins, je l’accepte. À sa manière on finit par apprendre à vivre avec, à la longue… À savoir que « Je » est un autre ! Quelque chose parle en moi, dont je ne sais rien, ni son nom, ni son grade, ni même s’il appartient aux ordres célestes ou aux légions infernales ? Lors, existerait-t-il dans la cinquième dimension ? En vrai, je crains devenir fou, illuminé ou pire, débile, voire sénile. Mais quoi qu’il en soit de l’effondrement ou d’une aube nouvelle, en mon esprit enfiévré j’ai cessé de lutter avec l’ange…

Voilà qu’il parle à nouveau ! Ange du seigneur ou esprit des bois, qu’à cela ne tienne ; il l’a reconnu il y a de cela des années dans l’évocation de Gitta Mallasz… qui elle-même l’avait reçue en ces jours crépusculaires de la solution finale. Quelques amis se réunissaient en ce temps, ils parvenaient à s’abstraire de l’horreur qui les tenait enfermée. De la gueule close du nazisme, un seul s’en échappera… ce sera Gitta ; son rôle sera celui du témoin. En vérité il ne l’a reconnu l’ange des « dialogues », qu’au fil d’une vie tourmentée. Un peu comme elle, Gitta, a su retranscrire ces entretiens, dominant l’illumination dont ils furent le vecteur et la souffrance de ses amis exterminés. Il pense au témoignage de Marguerite à l’Île-Bouchard, mais Marguerite ne prêtait pas attention à la forme… au contraire de Gitta, qui scrupuleusement tel un scribe consciencieux, a reformulé dans le langage des hommes la sanctification par laquelle cette entité mystérieuse s’était manifestée à eux… Grâce à ce précieux travail, il a pu reconnaître une certaine identité dans l’intention du message, dont lui-même se trouve parfois touché et témoin à son tour… plus obligé que véritablement privilégié. Le travail insensé de celui devant accomplir une telle mission, lui semble insurmontable.

Plus vite il avance sur le chemin mieux les pansements assurent… Bien ! les pieds paraissent se le tenir pour dit. Il est sur le sentier de la guerre, déterminé par la foi en dépit du doute…


On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.

Antoine de Saint-Exupéry


Note du jour  Mercredi

Au plus noir de l’abîme, alors que les paysans et les citoyens des villes mourraient comme des mouches dans les landers de l’Allemagne. Les fous du royaume ouvraient les caves du bourgmestre et par effronterie débouchaient en chantant mille liqueurs euphorisantes. La peste est passée et qui donc, penses-tu qui a le mieux rendu grâce au Seigneur ? Celui-là qui est demeuré généreux devant la mort, au lieu de geindre face à l’inéluctable sort. Celui qui a préféré l’attendre debout, vivant comme un défi ! donnant à boire au mourrant, chantant et dansant en bravade des tarentelles macabres ! Fier, jusqu’au dernier souffle d’être en vie et d’en témoigner haut et fort. Quel que soit son rôle, la mort n’est pas du royaume auquel j’appartiens. Vois-tu Flora, mon rôle, notre devoir je crois pour chacun de nous, c’est justement de combattre la souffrance et sous toutes ses apparences.

Le combat contre la souffrance fait partie de la responsabilité du vivant. « Vivre n’est pas une activité parascolaire » comme l’écrit si bien Foglia. 1 « Dans tous les cas la responsabilité commence là, à l’égard de soi-même. » Marche ou crève bordel !

En tout cas responsable, nous le sommes individuellement et collectivement vis-à-vis de nos enfants et de nos petits-enfants. La peste de notre temps, c’est encore et toujours l’ignorance, de soi aussi bien que de la souffrance humaine… jusqu’à ceux que nous prétendons aimer le plus, ces héritiers directs de notre générosité ou de notre lâcheté… l’ignorance dans la forteresse vide de l’autisme… l’irresponsabilité à l’égard de l’autre.

L’utopie individualiste à la mode de chez-nous s’est répandue comme une gangrène, par le projet libéral d’un fourmillement créateur et marchand. La réalité actuelle, c’est un monde dévasté au nom de l’argent. Dans quel état allons-nous laisser notre patrimoine déjà passablement déficitaire ? qu’avons-nous préparé de durable pour nos descendants ? Nous-autres… ceux-là qu’on s’est mis à appeler les babys boomers… oui, nous qui achevons le pillage du jardin reçu de nos ancêtres, ou laissons faire les fossoyeurs, ce qui revient au même… Sommes-nous prêts câliss ! à pacifier le monde, mettant un terme à la dilapidation de notre planète ?

Que sera la vie d’Annie quand elle aura mon âge ? Je la vois toujours à Caraquet l’été passé, courant et chantant avec cette insouciance de l’enfance heureuse. Que lui laisserons-nous Flora ? À travers les générations s’écoule un trésor qui nous a été confié et qui est naturellement dédié aux suivantes. Le riche printemps d’une culture se reconnaît à ce signe du don, voire du sacrifice bienheureux pour la pérennité des suivants… que nous espérons vigoureux et fiers. S’il est si divin l’Inconnu qui nous a créé, sûr qu’il considère comme le meilleur de nous-mêmes cette intention de faire plus que sa part pour l’héritage de nos enfants

L’héritage est un trésor. Le vôtre est mal-en-point, épuisé en réalité par plus de deux siècles d’exploitation intensive dont cinquante années de fer et de feu et deux guerres mondiales ; peu de choses cependant en regard des dernières années précédant le millenium. La puissance dévastatrice des ressources naturelles, ajoutée au massacre des valeurs d’équité et de charité, a atteint un summum. Ils sont du même effet partout et pour la même cause. Cette cause étant l’ignorance ; l’inconscience en fait où se cantonne l’humain, divisé devant l’épuisement d’une planète qui n’est pas corvéable à merci et d’une condition humaine qui ne saurait être infiniment abusée. L’effet par ailleurs, étant que la terre pour chacun se compte en autant de confettis territoriaux, mais que pour chaque parcelle, si petite ou modeste soit-elle, l’ensemble lui est compté en vertu du premier principe de la vie qui est celui d’interdépendance ; lorsqu’un trop grand nombre de ces parties sont rendues malades, la masse critique à partir de quoi l’équilibre bascule s’inscrit en lettres de sang dans les livres d’histoire. Mais pour Gaïa votre Sainte Terre, nul n’en connaît avec certitude le seuil critique, ni la note à payer qui s’en suivra ; « qui sait d’ailleurs, dans un tel brouillard, s’il est devant ou derrière nous ? » interrogent plusieurs… « ni à quelle distance ? proche ? lointain ? est-il déjà trop tard ? » Ceux-là parlent d’Or. En quels secteurs du vivant la cote d’alerte est-elle déjà irrémédiablement défoncée ? depuis combien de temps ? « Qui se souvient de Pierre Dansereau, du commandant Cousteau, de Théodore Monod, du Club de Rome, de René Dumont, René Dubos, Barbara Ward… Qui entend aujourd’hui Benjamin B. Ferencz, David Suzuki, Jacques Attali, Ricardo Petrella ? Susan George… en est-il un seul qui soit écouté en haut lieu ? est-il tenu compte de ces « fatigants prophètes de malheur ? » et pourtant, ce qu’ils annoncent, voilà qu’il sonne à votre porte… cela ne vaudrait-il pas la peine d’écouter ces doléances ? 

Hommes et femmes de si peu de foi, seriez-vous les dinosaures de la conscience ? La puissance du pouvoir politique, après les grands reptiles, est-il réellement le second état du comportement de prédation. Prendre, se nourrir sans être pris soi-même ; la puissance du lion, de l’éléphant, de l’épaulard, du conquérrant, relèvent d’un ancêtre commun ; celui-là qui ne savait que saisir et dévorer. Qu’est-ce donc qui différencie l’étoile de mer de l’amibe ? le tyrannosaure du spéculateur boursier ? Herbivores ou carnivores, tous sont prédateurs, partant du principe d’entropie unissant les deux aspects de la matière, inerte comme vivante. Le monde est composé de matière vivante en évolution, allant du plus élémentaire au plus complexe. De tous les êtres terrestres, l’humain est le seul à se targuer de cette connaissance manifestée : l’intelligence. L’intelligence frustre du prédateur au cinquième jour de la genèse est modulée par deux programmes d’interaction : digestif et copulatif. Ce programme primaire devait mener à l’apparition de la conscience du sixième jour, soit cultiver la source de nourriture et aménager le corps cosmique, la terre, comme on le fait de son jardin ; c’est-à-dire favoriser et sélectionner les meilleurs intentions comme les plus fertiles de nos gestes. Bien avant que la conscience d’un tel prodige de développement n’apparaisse, il est effectif depuis l’origine de la création. L’intention vers le meilleur détermine le meilleur de l’intuition. Une merveille organique qui aura permis la réalisation de ce programme sur terre, c’est l’instrument neurologique le plus poussé au monde. Le cerveau humain favorise l’apparition de la conscience ; de sorte que celle-ci induit la divinité, ou reste ancrée dans le rationnel. Peu importe au demeurant, l’extrême attire toujours c’est bien connu. L’humanité est consciente d’être : une personne, un particulier, un citoyen, un homme, une femme ; mais le particulier en retour ne l’est pas nécessairement. Il s’en suit sur le plan complexe de l’espèce, des interrelations affectives sans cesse émotives, sensibles et raisonnées. Soit l’abstraction et surtout l’anticipation dans les relations, c’est-à-dire la capacité de prévoir. Les relations, par héritage historique, déterminent les rôles, sociaux et tribaux, ceux-ci établissent les modèles pour des acteurs dominants, comme l’heure et le lieu où ceux-ci deviendront victimes à leur tour dans le scénario. Ce patron de base permet l’éclosion de la volonté sociale comme du sentiment familial présent déjà dans les bandes de primates arboricoles.

C’est au second niveau de la prédation, au sixième jour de la genèse proprement dite, que la conscience émerge. Comme on peut le constater chez de si nombreux mammifères, particulièrement les carnivores, lesquels développent des relations sociales très fortes, où la génétique impose la loi du plus fort à travers des rapports de confrontation perpétuelle ; ce que le monde humain poursuit dans ses relations effrayantes de l’amour haine.

Plus ça change, plus c’est pareil, Seigneur ! Que faut-il faire pour sortir d’un tel labyrinthe infernal ?

Tant que notre nombre s’est trouvé limité par les effets modérateurs des catastrophes, des épidémies et des guerres, le programme a pu maintenir une certaine cohérence. Puis le marché a occupé la place centrale de la cité, et de là, la véritable conquête du monde a commencé par les cultures impériales. Le propre d’une culture vigoureuse est d’être dominante. Une fois que les colonies se sont libérées de cette tyrannie, le processus de décadence s’est poursuivi jusqu’à l’effritement provincial des nations. L’État providentiel et royal, fût remplacé au XXe siècle par le credo des marchands et celui-ci s’est substitué insidieusement à celui d’une humanité balbutiante qui avait cru que la libération des peuples aurait effectivement lieu. Car l’humain ignorait, pour ne l’avoir pas éprouvé, qu’une colonie libérée, qu’un mur écroulé, représentait moins le symbole d’un absolu déchu, que l’évangile symbolique d’une humanité nouvelle. Transcendant l’horreur de l’exploitation sauvage, cette étape libératrice du développement aurait dû accomplir en quelque sorte la venue d’une humanité coopérative plus juste et parachever en cela l’intention divine. Il suffisait à chacun d’écouter en soi l’anima…. Nenni, il n’en fut pas ainsi !

L’échéance se présente brutale. L’humanité reste collée au programme primaire du prédateur et non celui du jardinier prévoyant qu’elle a tenté devenir dans ses périodes les plus éclairées. Le prédateur des origines était par son histoire le second état de la culture avec les grands primates. Le premier se confondait dans l’aboutissement insouciant du règne animal, celui du paresseux cueilleur. Niché dans les hautes frondaisons de la forêt équatoriale, le cueilleur devenu homme n’a gardé de ce temps qu’une mémoire paradisiaque sans histoire… Autrement dit le mythe, qui s’est affirmé après Darwin et l’anthropologie, par la connaissance de l’Histoire des hommes comme le souvenir onirique du jardin d’Eden. Une fois redescendu sur terre, l’homo erectus (l’homme debout) devint faber (homme fabriquant) poussé par les affres de la survie ; à cette fin il lui a fallu renouer avec l’énergie primaire de la prédation simple. Les plus ingénieux retrouvèrent par la suite des périodes séculaires de paix dans les ressources prodigieuses de la mer : Grecs, Phéniciens, Chinois furent de ceux-là ; de nature prolifique, ils durent traverser les mers et chercher de nouvelles ressources disponibles. Au fil des millénaires, les réflexes de prédation reprirent le dessus et se construisirent alors des empires édifiés sur la rapine, alors qu’à l’inverse certains fortifiaient leurs territoires, rendaient justice et cultivaient la terre. L’accélération de l’histoire des hommes hésita ainsi durant presque dix-mille ans entre ces deux options, les cultures nomades de la cueillette et du vol ; les cultures sédentaires de l’agriculture et de l’aménagement. Puis en l’espace de mille ans, venu le temps des grands prophètes modernes une conscience nouvelle explose. Ceux-ci annoncent un ciel qu’il faut gagner par la perfection de l’être. L’espoir immense de l’humanité unifiée bourgeonne dès l’aurore des grands empires d’Asie, d’Europe et d’Afrique. Du levant au couchant, la compassion envers la souffrance devient le credo du bas peuple en même temps qu’un cauchemar perpétuel pour les puissants. La paix sera obtenue moins à la sueur de son front qu’à cette capacité de se reconnaître entre soi et de coopérer au bien commun. La caste des maîtres opte pour moitié entre deux attitudes face à cette mystique très peu productive. Soit en la combattant comme hérésie par tous les moyens, soit en la controuvant par l’opportunité et l’espoir religieux… C’est que le ciel à gagner demande quelques sacrifices. Un nouvel arbre de transmission pour la machine d’État fait son apparition alors, celui du juste qui définit le bien et le mal.

Dans le contexte moderne du XIXe et du XXe siècle, cette dualité s’est signalée par la recherche à outrance de la rentabilité d’une part, et d’une raison standard au moindre coût d’autre part. Capitalisme et collectivisme se sont affrontés et ont poussé l’exploitation à outrance, jusqu’à l’épuisement systématique, faunique, forestier, minéral ; mêmes les océans y ont eu droit ; là où sont passées les excavatrices et les filets de fond, rien ne repousse plus, ni fleurs précieuses, ni coraux. Ce que l’humain a fait sur la terre ferme, il est en passe de l’achever dans les mers et, à supposer que Gaïa y pourvoît, il se prépare à l’exporter dans l’espace : Sky is the limit.

Notre destin est inscrit dans l’équilibre biologique de la profusion à l’échelle cosmique comme à l’échelle humaine ou, ce qui va se créer à partir de cette espèce ? Une aventure restreinte au vaisseau terre est peu crédible à long-terme. Gaïa la terre est un œuf vivant et le destin de la vie est d’ensemencer son environnement. Assoiffés, hallucinés par le pouvoir, drogués par l’argent, consommateurs et producteurs sacrifient bestialement au culte effréné de la publicité, du gaspillage et ce faisant, à moyen-terme, au tarissement des ressources naturelles. Tout porte à croire que nous ayons dévoré notre pain blanc, mordu la main qui nous le donnait et que nous-nous engloutissions nous-mêmes dans l’apocalypse…

Le Mur de la honte est tombé il y a quelques dix ans. Mais pour ta génération, Flora, la honte n’a déjà plus le même sens. Le salut des humains se tient dans la main du monde qui nous transporte et, notre responsabilité, à moi comme grand-père, à toi comme mère, vient en prime de la grâce : ce sont l’intelligence, l’éducation, l’affection, les qualités de coopération que nous aurons su léguer à Annie, ses sœurs et frères à venir qui viendront, chez-nous ou ailleurs. Saurons-nous pour eux relever le défi d’un monde meilleur ?

Finalement, épuisé mais de nouveau confiant le pèlerin est arrivé à Puente La Reina ; électrisé par l’énormité du message dont il évalue l’ampleur… Les dortoirs sont un havre de paix. Il y a une bonne ambiance et tout le monde s’affaire sans heurts. Les Pères Reparadores montrent une discrétion courtoise. Ils se démènent inépuisables bons-samaritains au milieu de la faune hétéroclite des arrivants. De façon quelque peu distante, ils se contentent de sourire. À l’évidence, ils s’activent à aider mais se protégent de toute émotion. Pour un dortoir et des sanitaires, 300 pesetas ici, au lieu des 600 d’hier au soir, « et pour un service bien meilleur ! » commente quelqu’un. 

Avant Puenta la Reina, à Obanos, il ne faut pas manquer la Santa María de Arnotegui à la Ermita. Il y a dans cette humble chapelle une vierge merveilleuse de sérénité. Elle sera la première du genre qu’il aura vu sur le chemin.

Les vierges, je les ai vues Seigneur, à Santa Maria de Eunate, à Puente la Reina, presque identiques à celle de Sizor Mayor… ce doit être une sorte de modèle-type.


1 Les griffes du diable, Serge Bouchard, Le Devoir, 00.11.27

1 Fritz Zorn, Ma vie « ce ne sont pas seulement les gémissements d'un individu issu de la bourgeoisie zurichoise, éduqué à en mourir. C'est aussi une partie des gémissements de tout l'univers où le soleil ne s'est plus levé... » A.H. Le Quotidien de Paris, 21 mai 1992

1 Le « frère du Seigneur » est attesté par Les Évangiles (Marc VI, 3). Mais les spécialistes des langues, linguistes et sémiologues font observer que le terme frère s’applique au deuxième cercle de la première communauté chrétienne. Le premier cercle étant constitué des douze apôtres, le second étant les frères, les fidèles autrement dit…

1 Pierre Foglia, chroniqueur très apprécié pour son humour et son anti-conformisme, rédige une chronique régulière dans le quotidien La Presse de Montréal.