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III L’adolescence du pèlerin ou la difficile ascension (suite)




« Sachant qu’il n’est possible de se connaître soi-même qu’en vertu de nos relations avec les autres… Et que l’Autre Seigneur ce n’est point l’enfer… mais bien au contraire le lieu d’émergence de tous les possibles… »


JEUDI - PUENTE LA REINA – VILLAMAYOR DE MONJARDIN - L’autre soi-même…

Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d'entre nous regardent les étoiles

Oscar Wilde


Le camino en sortant de Puente la Reina prend un tour nettement plus inquiétant. Sur un tiers de son parcours le chemin ressemblera à certains passages difficiles dans les Appalaches. Cependant c’est ici le Sud ; le Sud sombre des contrastes, brillant d’un vert profond comme seule l’Espagne en connaît ; l’Espagne appuyée sur les contreforts des Pyrénées et se prolongeant par les monts Cantabriques. Sur le flanc au Sud de cette chaîne montagneuse serpente le camino jusqu’en Galice. L’architecture d’essence romane des villages ajoute à la nature grandiose l’essence du sacré. Les églises du XIIe siècle bâties comme des donjons hérissent le paysage des mains jointes de leurs clochers trapus ; des églises de foi et de guerre, nous voilà aux avant-postes de la Reconquista conduite par la grande reine Isabelle ; Isabelle Ire de Castille, dite à bon droit « la Catholique » farouche, implacable. Elle voue un véritable culte, ce n’est pas un hasard mais une passion mystique, à la vierge Marie. Manifestement elle s’identifie à la vierge, partout présente dans la statuaire, assise en majesté et couronnée d’or telle l’impératrice du Tarot. Debout sur ses genoux, Jésus l’enfant Roi ; il faut prononcer, Jésus à l’espagnole, en le raclant : Résouss. Cette figure naïve du Sauveur sculptée dans la foi la plus hiératique, ramène le pèlerin à ses notes sur l’histoire de la Reconquista. Isabelle la Catholique était en route pour reprendre l’Espagne aux Sarrasins. Ce ne sera pas une conquête, mais une véritable chasse royale menée sus à l’infidèle. La Sainte figure évangélique formée par le couple Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille va repousser les Maures jusqu’aux limites du royaume sanctifié d’Espagne, les renvoyant par-delà le détroit de Gibraltar à leurs terres d’Afrique. Lorsqu’une terre doit se conquérir, on dit qu’elle est sainte et que ceux qui l’occupent la profanent ; ce n’est pas si simple mais très efficace ; ayant libéré au nom de Marie, les pays d’Ibère, elle en deviendra la jalouse Sainte-Patronne.

Sur le chemin il fait la rencontre de deux français, dont un ingénieur de Bayonne assis sur un banc à Estella en Navarra avec lequel il se lie de sympathie durant l’arrêt lunch , un pied-noir, jovial et cultivé. Cet homme répondant au nom de Jacques est allé en Chine, en Mongolie, a beaucoup roulé sa bosse pour veiller à l’implantation d’usines, desquelles il ne dit rien. Sur la route ils échangent deux ou trois mots, mais jasent un bon moment pendant la halte suivante sur la différence des cultures, du sens varié de la vie et des usages des un et des autres que l’on rencontre en ce monde... L’autre est un marseillais retraité, « ça paraît-pas, hein ? » souligne-t-il avec un désarmant sourire. Lui aussi cultive l’art du voyage avec sa femme ; Égypte, BenglaDesh, Viêt-Nam, il estime qu’elle est à deux jours de marche devant lui, tous deux venants droit de chez eux à pied —déjà 700 km— et, il s’en réclame, « se passionnant pour tout. »


Chère Flora Jeudi

Le marseillais c’est Bernard, il a traversé les Pyrénées par le Somport et Monreal. C’est même sur cette homonymie entre le village de Monreal en Aragon et la ville de Montréal au Québec, que nous avons fait connaissance au détour d’une conversation à brûle pourpoint. Le col du Somport, il a trouvé cela très dur, m’avoue-t-il. Jacques et Bernard sont deux compagnons de route bien agréables.

Son rapport de route qu’il fait plus tard en compagnie de Bernard, lui apprend qu’en deux jours de marche, il n’a réussi à couvrir que 60km ; soit 30km par jour sous une chaleur sèche et intense. Cela nécessite partir de bon matin, vers 5:30h, pour arrêter l’après-midi, au plus tard vers deux heures ; après en raison de la canicule cela pourrait devenir risqué. Les pieds tiennent à coups de plasters, diachylon, ou compressa en espagnol ; peu importe le terme, il reste sur le sujet aussi bête que ses pieds sont sensibles. L’idée l’effleure parfois et le réconforte un peu, qu’il a peut-être trouvé son rythme de croisière ? C’était là beaucoup de présomption, ignorant encore que ce n’est point le pèlerin qui fait son chemin, mais le contraire bel et bien ; il ne se souvient plus de l’auteur de cette remarque empreinte de sagesse, un camarade inspiré sûrement, pour ne pas dire illuminé, il grogne… mais l’admet contre mauvaise fortune bon cœur et avance. L’image d’ailleurs forme icône, elle évoque une ascension radieuse, une émotion qui chaque fois le console : la voie de la sainteté quoi, l’évocation porte à sourire. Quoi qu’il en soit elle exclut d’être voyou en ce chemin ; avancer sur une terre sacrée exige un minimum de vérité.

En réalité les années n’ont pas seulement égaré le souvenir de l’effort physique, il n’est plus le même homme que celui qui arpentait des chemins d’aventure lorsqu’il avait vingt ans. Certes, il n’est pas saint, mais il n’a plus grand-chose à voir avec la petite frappe qu’il a si bien connue. Bref ! sans doute le chemin de la vie fait le pèlerin... Il ne tardera pas à en savourer, à ses dépens bien-sûr, toutes les subtilités du sens évocateur.

Le soir toujours en bonne compagnie, arrivée à Villamayor de Monjardin ; l’auberge est perchée en haut du village, silencieux et désert comme la plupart des localités jusqu’ici. Caché derrière les persiennes de bois sombre et des balcons de fer-forgé finement ouvragés, débordants de fleurs, murmure un formidable secret. Quelque chose qu’il devine cherche à se faire connaître au travers du chant consolateur d’une flûte de berger loin dans la montagne… les pensées vagabondent aisément dans cette majesté du paysage. Depuis la Fontaine du Maure, située avant le village, la vue est admirable. Devant l’église, la terrasse de l’auberge en surplomb découvre de tendres vallées jusqu’à la crête des Cantabriques, au Nord. Au premier plan, telle une aiguille désignant le sens, le curieux beffroi de pierre de l’église. Il s’érige orgueilleux et puissant comme une tour de combat. En Espagne, les charpentes et les toits de tuiles sont laissés aux maisons. Tous les bâtiments d’importance, les églises notamment, sont bâtis de pierres pleines. Ce clocher ici est aveugle, conforme en cela à l’architecture close du pays ; pas d’ouverture, sinon pour les cloches aigrelettes que l’on distingue à peine derrière de minuscules meurtrières aménagées pour que le son se répande au loin dans les campagnes. S’agrippant aux parpaings de la tour, grimpent des herbes folles sans cesse ondulantes sous le vent montagnard, et jusqu’au clocher elles s’insinuent dans la maçonnerie formant par endroits une fantastique chevelure. Dans la direction de Santiago, la lumière mordorée du soleil couchant illumine d’une dernière lueur tragique cette épée de pierre pointée vers le ciel dans l’assombrissement paisible du soir. Le pèlerin épuisé s’endort bien vite, emporté par les profondeurs secrètes de l’âme espagnole.




« La rose blanche ensuite… La fleur de la pureté… Elle qui nous incite au respect à l’égard de chaque chose… au pardon de la sapiens comme de la demens… à l’amour sous toutes ses formes… et à la libération de tous ceux sur qui on risque d’avoir une quelconque influence… »


VENDREDI - VIANA -

Sur la route les pèlerins de Saint Jacques sont chaque jour plus nombreux ; jusqu’ici, majoritairement ce sont des gens de son âge, certains mêmes très vieux, les plus rares étant les plus jeunes ; pratiquement pas d’adolescents, encore moins d’enfants ; il n’en comptera guère durant le pèlerinage. D’enfants qui vont en famille et par de courtes étapes s’entend, comme ce couple autrichien aperçu hier à Puente la Reina, tirant sa progéniture à vélo. Cependant, se croisent des colonies d’écoliers en activité de catéchèse ; épisodiques ces patronages le plus souvent, marchent en chantant sur quelques kilomètres puis retournent chez eux en car. Certains pèlerins vont à cheval paraît-il ? il n’en a point vu encore ; seules les traces de crottin signalent leur passage.

Les conversations se renforcent de quelques échanges pointus, le soir avec Jacques qu’il retrouve à l’auberge et Bernard son compagnon de marche. À son étonnement, ils en viennent graduellement à une sorte de bavardage philosophique. D’habitude cela l’irrite, les bavardages ont pour effet de l’exaspérer souvent ; mais-là, il se laisse aller, s’y complaît même sous l’émotion d’échanges animés et se prête avec ses compagnons à soutenir des histoires rocambolesques pour l’unique plaisir de l’échange verbal. À ce propos ils se sont demandés comment on avait pu remplacer les entretiens de terrasses, le farniente du bistrot ou ailleurs après la messe, par son opposé absolu, le social-zéro du cocooning et du magasinage ?

« Parler pour parler c’est tchatcher, » ironise Jacques avec ce zeste épicé d’un fort accent de la médina. Les hommes éprouvent la nécessité de parler, « jaser » c’est communiquer ; la parole enflamme, les idées fusent, l’humour rapproche par la capacité de rire de soi-même ; se moquer associe et soude les relations. Jacques se fait insistant : « écoute derrière les mots ordinaires formulés à propos de tout et de rien, se profilent sans cesse les trois grandes questions existentielles : D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? »

Êtres remplis de beaucoup de doutes et de si peu de foi ; « ces marginaux que nous sommes se distinguent-ils du flot ininterrompu des pèlerins et autres mystiques prétendus ? » Jacques croit que tous leurs compagnons pour peu qu’on prenne le temps de les consulter, admettraient finalement l’incertitude de leur foi. Mais Bernard les en dissuade « certains pèlerins exhibent les timbres ostentatoires du pèlerinage, la fameuse coquille, la gourde, le chapeau de feutre, les médailles pieuses, dit-il ; un Italien qu’il a rencontré, s’est costumé de pied en cap suivant l’allégorie du Moyen-Âge ; l’image de Saint Jacques telle que colporté par la tradition dans mille lieux de culte. « Ce Romain en chemin, dit-il, aussi courageux qu’exalté, progresse dans la ferme intention de relier Rome à Santiago ; retour en prime ! » Certainement à ce prix-là, le ciel lui sera accordé ! « suffit d’y croire » conclut Bernard.

Bernard, ce bandit au si doux sourire doit avoir quelque crime à expier ici, pense le pèlerin. Comme ces deux hommes du Sud contrastent ; le secret de Bernard est contrebalancé par sa conviction religieuse, discrète mais puissante. Alors que Jacques, l’ingénieur de haut-grade est un mécréant cultivant trop bien le libertinage culturel pour s’affirmer en quoi que ce soit ; en revanche certainement, le plus honnête des hommes. L’étranger de la sorte, dans la reconnaissance lucide des autres, se recueille en lui-même et se demande pourquoi lui est donnée cette prescience. À quoi cela sert-il de lire en les autres ? Il rumine son passé et ce qu’il y trouve ne fait point son affaire ; cette faculté de reconnaître si vite la qualité humaine des autres provient de sa propre expérience ; s’y ajoute la réalité brute de l’instinct primaire qui évalue instantanément l’Autre. Au contact de cette nature grandiose il retrouve en lui, la science du chasseur qu’il a été ; ce sens inné de l’esquive et de la ruse lorsque ces savoirs sont l’urgence sine qua non de la survie. L’expérience d’une vie outille de cette acuité sur la trempe de ceux que l’on rencontre ; malgré le respect qu’il a appris à situer dans les rapports humains, au-dessus de ce savoir encombrant la nature des caractères d’autrui s’impose comme un fardeau tragique.

« Mais d’autres non » répond-t-il à Bernard… « ils n’ont aucun besoin de ces panoplies, de ces breloques », ne s’illustrent sur le chemin de rédemption que par leur présence. Il en est certain, Bernard n’est pas dupe. Les deux hommes s’observent, seule la différence d’âge les différencie. L’unique avantage du pèlerin est d’être plus vieux. Pour chacun convient-il, le même courage de vivre… rendu à un certain niveau du dépouillement. « Cela est vrai répond Bernard, un simple havresac, une solide pelisse et un bâton feront l’affaire, la quête intérieur ne nécessite aucun fétiche ».

Lui revient alors la lecture chuchotée de la Thora et l’atmosphère envoûtante de la synagogue en compagnie de ses amis d’enfance ; une vérité fervente qu’il avait entrevue alors sans en saisir le sens et dont les ornements justement, ne lui semblaient pas des breloques.

À table le soir, après le lunch ils ont parlé jusque tard du sens de la vie et du progrès. « Le progrès fait-il sens devant un écran cathodique ? Combien vaut-il ce progrès du silence dans des familles connectées sur le téléviseur ? » Tous trois se rencontrent à propos de la banalité de la souffrance moderne, l’abrutissement où la vie semble s’enliser… Ils ont parlé de tant de choses mais n’ont rien dit encore de l’exutoire rigolade si nécessaire aux échanges ; brisant le sérieux, libérant par la tchache et ces bons mots pas chers que Jacques maniait comme un secret culinaire.

Plus que tout, Jacques en homme cultivé, aime s’adonner à cette pratique de la belle parlure, comme on le dit d’Acadie en Nouvelle-France ; et en aparté par cet esprit complexe, il formule à tort et à travers un verbiage de contrepoint comme une dentellière provençale ; il casse la préciosité du savoir par quantité de traits cocasses ; une exubérance faconde à se raconter par la voie de traverse des nombreuses circonvolutions de la tchache ; toujours sans en avoir l’air, l’art de se déguster en fait, avec et par des mots dosés comme des piments de l’imaginaire et pour une célébration festive de l’instant. Ainsi « tantôt » par l’accent du pèlerin étranger et sans la moindre gêne, Jacques était près de s’étouffer à force de rire. Il a des amis à Trois-Rivière, précise-t-il sur le ton de l’excuse après un moment, « je connais bien ton pays… »

Ce n’est pas que fantaisie, en se racontant le petit groupe d’amis se forme et s’apprend. Jacques a évoqué ses origines alsaciennes, maltaises, espagnoles ; il y en avait encore, Basta ! il évoque aussi la communauté Sépharade de Dax, réfugiée là, il précise, depuis la Reconquista. Dès le XIIe siècle, existe à Dax un centre rabbinique important, une synagogue et un cimetière juif. Ces conversations ramènent l’étranger à ce qu’il est ! Un quarteron cochinchinois du Grand-Nord fricotant avec un Pied Noir apatride et un émigré de Roumanie à l’accent marseillais. En cette masse confuse et fragile des pèlerins, chacun se cherche, se livre ; tel l’ami américain par émotions et souvenirs au détour d’une borne-fontaine d’où sourd, depuis toujours, la sève de la vie. Dans ces moments tout se dit, et davantage souvent de ce qu’ils osent s’avouer eux-mêmes.


Une drôle d’histoire Vendredi (alt. 670m.)

« Il ( le divin ) ne pouvant-être partout, a créé la mère. » Quant à ma judaïté paternelle, je dois te le dire Flora, elle m’est apparue après bien des années pour le moins suspecte, eu égard à ma mère qui sur ses derniers instants, m’avait confié que mon véritable père était en fait mon parrain et aussi, coïncidence pour le moins surprenante, son obstétricien. Ce mystère, fermé à toute raison, la malheureuse l’a emporté dans sa tombe. Je ne peux pas dire en avoir vraiment souffert, car à l’époque on ne parlait pas de père génétique car, cette notion était totalement inconnue. En tout état de cause on ne parlait pas de ça ! Point ! Mater certa, pater non quam, ce parrain que j’affectionnais et présumé mon père, était un Lituanien d’ascendance ashkénaze, ayant fait ses études de médecine en France puis fuyant le vampire nazi dans l’Annam et la Cochinchine de la fin des années trente. Malgré son application à s’échapper, le destin l’a finalement rattrapé et piégé dans la tourmente de la guerre contre le Japon, évènement auquel ne s’attendaient nullement les colonies d’alors, pas plus Françaises qu’Anglaises. Le Japon impérial de l’époque allié de l’Allemagne, passé à l’offensive avec Pearl Harbor, s’était répendu sur l’Asie continentale par l’occupation de l’Indochine Française. Échappe t-on vraiment à son destin ?

L’étranger en regard de ses compagnons enjoués, s’interroge sur la réserve de ces autres « réfugiés tellement silencieux dans leur sac de couchage. » Quelle souffrance maintient ceux-là dans l’exclusion ? quel angoisse les tourmente, quelle frilosité, ou ne serait-ce qu’une hautaine conviction d’être supérieurs, ou pire inférieurs ? « Quoi donc les excluent ? » Pour tous ceux-là leur destin est-il aussi confus que pour lui-même ? Avec Jacques, aussi bien que Bernard les certitudes s’envolent et se conjuguent dans le bricolage de la tchache ; ils se moquent d’être des étrangers, se congratulent sur des symboles dérisoires, se retrouvent sur des signes qui les réjouissent comme autant de miracles.

Lorsque les traits asiates sont apparus en vieillissant j’ai fini par me convaincre que ta grand-mère s’était inventée une romanesque histoire. Sous l’effet de quelle nécessité souffrante en est-elle arrivée là ? Pour échapper à quel effroyable destin ? Les années précédant sa mort le cancer l’avait affreusement dévoré ? Une femme traumatisée par une existence absurde, sans doute est-ce la seule explication…

La folie de la vie d’une provinciale tourangelle exilée dans le luxe colonial du protectorat Français… l’atroce de la guerre... l’occupation Japonaise… puis la précarité de notre vie en France. L’effroyable douleur de sa maladie enfin. Qu’est-ce donc qui aura été le plus cruel pour cette malheureuse, le cancer ou les trahisons dont elle fut victime ? Elle s’est éteinte, rongée par un mal qui les résumait tous… difforme, émaciée, mais il s’en souvient comme hier, digne, silencieuse, terrible…

Cela prend des années à relier ensemble ce genre d’événements ; trop d’indices accumulés, juifs, chrétiens, bouddhistes par sa grand-mère paternelle ; il s’y perd dans l’invraisemblable dédale de ce métissage. D’ailleurs il en demeure convaincu, réunir tant d’éléments n’inclut pas forcément qu’on les comprenne. Il en est ainsi de certains rappels fortuits, de certains aspects de l’existence, lorsque celle-ci intègre le mystère trop grand d’une souffrance non élucidée.

« Philippe ton frère avait douze ans quand je l’ai vu » avait-il osé noter plusieurs années après cet extraordinaire épisode… « À ce moment il en avait trente ! » Cela se passait il y a seize ans, un homme jeune attendait debout dans le métro, « c’était Philippe » la ressemblance était frappante… mais en plus âgé. « Ton frère habitait le corps d’un inconnu, je n’en croyais pas mes yeux. »

La scène était réelle, voire surréelle ; nul autre que lui n’aurait pu la voir ainsi, or cette confrontation se présentait sous un aspect démentiel ! Si quelqu’un avait pu se questionner sur l’intensité de son regard, sûrement il eût inventé mille raisons, alors que la plus simple reste celle très vraisemblable d’un réel perçu autrement. Lui son fils cet homme-là, et les voyageurs du wagon de métro en points de suspension nageant dans un instant d’éternité. Héberlué il avait dévisagé l’inconnu debout ; il lui arrive encore de tressaillir à ce souvenir. Mais il fallut y revenir comme un vertige empreint de cruauté et d’extase, il ne sait plus trop, pour saisir la vision de cette conscience non-ordinaire. Comme un temps plein —éternel— qui n’est pas celui de notre monde. L’homme avait le regard de Phil, l’expression de son visage, l’identique posture générale du corps, mais… « il ne réagissait nullement à l’insistance du regard que je portais sur lui, et pour cause étant un pur étranger ». En fait, on ne pouvait parler de réalité, cette scène aurait tout aussi bien pu se dérouler dans un mauvais film de série b ; rien n’y était crédible « un scénario passablement incohérent ». Cet avatar de Phil ne le voyait même-pas ? Il n’avait pas réagi à son regard qui certainement, devait paraître ahuri pour le moins ? Comme pour répondre à cette question, sans se retourner l’inconnu est descendu au prochain arrêt du métro.



Je n'ai jamais rien appris d'une personne qui était d'accord avec moi

Dudley Field Malone


Jacques, le Maître de la tchache Vendredi

La tchache, je vais essayer de t’expliquer. Sur le plan des mots c’est l’équivalent du kitsch pour les images. La tchache manifeste du simple plaisir de placoter… comme ça, sans but, pour l’agrément d’interminables palabres… amis ou ennemis, cela aussi compte pour bien peu… Le placotage en dérive tient plus du chant des oiseaux que du débat d’opinion. Il n’exclut pas l’opinion d’ailleurs mais assassine sans pitié le sérieux ; tous les coups sont permis pour exprimer à la fois le sens et son contraire. Le tchacheur ou la tchatcheuse se moque éperdument du « sens » propriété inexpugnable des censeurs de la raison. Il ou elle n’est ni contre ni pour. Il ou elle est ailleurs, hors temps, méridional, méditerranéen dans l’âme ; il faut être enfant du soleil pour manipuler les arcanes subtils et grossiers, spontanés et calculés, roublards et affectueux de la docte ignorance. Mon ami Jacques est un modèle en cet art du tout dire sans argumenter jamais. Il ferait le désespoir de mes collègues, littéraires et philosophes, sa conversation saute, trébuche et retombe sur ses pattes sans qu’on ait compris vraiment comment il a pu en arriver là… toutefois séduit par l’astuce, sans être vraiment capable d’en retracer le fil. Inutile de traduire par écrit ce qui ne se vit qu’en pirouettes langagières ; on y retrouve la verve du marchand de chameau, l’humour de bazar et du thé à la menthe. La chaleur désinvolte de ce babillage tonique ne s’écrit pas, il fait partie de l’oralité d’un temps révolu où l’on chérissait le loisir d’en perdre beaucoup. C’est pourquoi on se doit de le consommer sur place en dégustant des olives à l’ombre d’un pastis bien frappé…  






« Sachant que libérer l’autre, lui permettre d’être, dans son processus de découverte de soi-même et du monde… est bien la geste la plus gracieuse de l’amour courtois… et qu’il n’est pas de don de soi plus accompli dont on puisse témoigner… »


SAMEDI – NAJERA - La Rioja

Le pèlerin est parvenu à Nájera. Une ville étonnante cachée dans une vallée profonde et d’un rouge farwest. Version ibérique des multiples gorges dominées par les mesas, ces volcans érodés du Nevada, si caractéristiques du Nouveau Monde. Le lieu s’y apparente, Nájera est encavée dans le lit du rio Najerilla, ravin au creux duquel « la ville aux mille cigognes » se blottit. Autre rappel, des régions du Rhin, sur les toits celles-ci construisent des nids faits de branchages depuis si longtemps paraît-il, qu’on en a retrouvé la mention soigneusement notée. 20 ans à peine avant la naissance du Christ, les administrateurs romains témoignaient déjà de leur présence ; bon augure de fertilité pour la ville. C’est un peu l’Alsace encore, qui se rappelle à lui par ces clochers ornés de nids énormes, mais la comparaison s’arrête là ; le sol est de la terre brique, friable comme le sang séché d’une blessure. L’architecture aussi s’est transformée, les habitations sont toujours de pierre, mais éteintes, plus sombres, ce qui ajoute à cette cité un caractère volcanique ; les fameux balcons ouvragés d’Espagne sont devenus rares, les fleurs également, mais les persiennes mi-closes attisent l’impression que des ombres guettent dans l’obscurité fraîche des demeures. Les gens d’ici semblent évoluer dans le musée permanent de leur passé, ou peut-être font-ils du passé une source vivante pour la re-création de la vie, leur vie ? Difficile à dire, à travers le respect exacerbé de la mémoire, ils paraissent tricoter technologie et tradition aujourd’hui, comme hier leurs parents s’accommodaient de religion et de la terreur militaire de Franco. À l’aube de ce troisième millénaire, tout le monde met l’épaule à la roue dans le grand chantier d’une Espagne économiquement en pleine expansion. Cela concerne le commerce, le tourisme, et donc la restauration des édifices de valeur, en prévision peut-être des plans de développements qui feront de ces région et du pèlerinage les avantages financiers d’une triomphale start up.

Une foire aux aubaines non-stop qui attirera des milliards de devises… « C’est dans le très probable ! » grince un compagnon à l’adresse de son voisin. Il était grand temps de venir ici : « avant cinq ans, ce pays ne se ressemblera plus. À dix contre-un que les charmes de ces cambrousses seront ripolinées de neuf ». Le pèlerin maugrée plus qu’il ne parle. C’est Frank, une grande gueule du canton de Berne… Il ne rate pas une occasion de manifester ce qu’il pense. Il n’est pas le seul au demeurant, et à l’occasion plusieurs se plaisent à écorcher de quelques propos cinglants les « grosses légumes » des programmes touristiques que l’on sent partout flairant la bonne affaire. Ce constat de Frank, le Suisse, pourrait s’appliquer pour chaque ville, chaque village, incluant même parfois les hameaux. Tout ce qui se voit cet été-là, sur le camino du deux millième an de grâce… est en plein boom économique.

Des infrastructures gigantesques axées sur le tourisme ; l’implantation d’aqueducs, de routes, de relais à restauration rapide attenants à de nombreux terminaux, grands ouverts sur le commerce de détail. « En construction - DANGER ! » On ne peut mieux dire ! Un immense chantier, doté d’une machinerie lourde et des bouts de ficelles d’une pauvreté qui s’essouffle à suivre le rythme effréné des mercenaires de l’économie. Maniés par les gros canons du genre, bâtisses et complexe autoroutiers se répandent dans le sillage des bétonnières. Riches et pauvres s’y impliquent. Le pays est en marche. « Orgueilleux comme ils le sont, l’Europe n’a qu’à bien se tenir ». Les capitaines de l’économie de Castille et de Catalogne n’ont rien à envier à ceux de Californie ou de Floride. Leur appétit est semblable, féroce ! Tous y travaillent ici, les désœuvrés se remarquent par leur rareté. L’européanisation forcée comporte des retombées concrètes pour la région. Cela coûte cher aux pays du Nord, car l’Espagne émarge largement au passage. Un système autoroutier et une spéculation galopante… « cela ne diffère en rien de chez nous ».

Mais j’espère, pas pour finir dans la même camelote. La nuit je retourne trop souvent en rêve à notre cauchemar aseptisé, remplie des tablettes de vente, aussi régulières que frigides. Dédale sans fin du système marchand, assaisonné de musak et de techno multimédia. De politiques touristiques agressives menées sur fond de réformes et de conventions culturelles adoptées à coup de lois politiquement correctes pour mettre au pas les trop sages gogos, que nous sommes… Pognés que nous sommes devenus d’un conformisme inodore ; existence jetable à l’image des lecteurs CD, défectueux avant la première année ; sexualité « boum-boum » des basses obsédantes sonnant en arrière des bolides du jeune consommateur pressé ! Une pollution sonore, visuelle, sentimentale ; une vacuité HOT ! Sur mesure ! pour ce très riche tout-petit monde du pouvoir, de l’argent, et qui s’apprête comme partout, à dépecer l’âme ibérique…

S’illusionner à ce point sur la permanence des avoirs matériels, inutiles et fortement pathogènes, révulsent quelques malheureux pèlerins, spectateurs impuissants de ces méfaits commis autant contre l’humanité qu’en égard à la nature… Ordinateurs, radios, rasoirs, torches électriques, grosses ballounes, bonnes femmes ou bonhommes obèses… enfants, bébés, vieillards… à jeter après usage  après quelques mois ou années de service, c’est selon... Demain ce sera le tour des clones, les parties défectueuses de nous-mêmes ils y pourvoiront, il faut s’y préparer... Vite ! Toujours plus vite… happés que nous sommes dans l’infernale spirale du court-terme qui serait, selon nos décideurs, le prix unique d’un progrès qu’on nous avait promis autrement réjouissant… Qui se souvient encore de la « société des loisirs » annoncée dans les années soixante ? Une belle carotte dit Frank !

À l’auberge de Nájera, les Espagnols animent comme à leur habitude le bal des optimistes. Pour la plupart ce soir, il s’agit d’hommes d’affaires pendus à leur cellulaire et vibrants d’une ferveur affairés ; ils sont en verve, certains un peu éméchés. Chaque jour davantage, il se demande au milieu de cette foule grandissante des fidèles, ce qu’ils cherchent ? Quelle aspiration les mène donc à jouer du mysticisme sur ces chemins ensorcelants d’Espagne ? Mystique n’est pas une expression convenue, le décor à Nájera le transpose au New Mexico ; pour achever la ressemblance, n’y manquerait que quelques cagnas de pisé, hérissées des gnomons que constituent les solives apparentes des demeures Pueblo ; il retrouve ici cet enchantement des décors du South West américain ; cela est lointain mais toujours aussi vivant dans les replis de sa mémoire. Quant à ses compagnons d’aujourd’hui, ils ont l’âge des hippies, enfants fleurs trop vite grandis et rendus déjà dans leur soixantaine… coiffés des cheveux blancs de la respectabilité quarante ans plus tard, il est du nombre.

Veux-tu bien me dire, quelle est cette foi qui transporte ces pèlerins depuis des siècles ? Presque tous pudiquement à mots couverts en témoignent de cette recherche intérieure… Mais de quelle foi parlent-ils ? Certains, beaucoup même, flirtent ouvertement avec l’hérésie. N’en suis-je pas, là-encore, un cas-exemplaire ? Alors, pourquoi suivre cette troupe sur un tel chemin ? En quelle burlesque méprise  me suis-je fourvoyé ? Quel alibi ? Quelle mascarade complaisante… farce ubuesque ou « gothique » de carnaval ? À y repenser, je suis conscient que tout m’éloigne du culte catholique, à preuve je ne crois absolument pas à la résurrection des corps glorieux…

Finalement, il a réussi à l’admettre, ce genre de superstitions semblent même contredire la Bonne Nouvelle des évangiles. S’en étant ouvert à Frank, quelqu’un s’est levé pour lui demander avec un fort accent vaudois « qu’est-ce donc que tu connais aux évangiles, toi l’ami des castors ? » Il n’a répondu que par un haussement d’épaule en signe de lassitude. Mais avant de s’endormir, la question qui ne s’est pas perdue, revient le tirer par les pieds « de sa bonne volonté… » cela ne le fait pas rire, n’est-il vraiment qu’un mécréant ? Hier, il lui a été donné de profiter d’une définition remarquable. Il l’a doit à un cycliste français rencontré sur la route, celui-là se prétendait musulman. « La voie d’Allah est le jardin de tous, n’es-tu pas comme moi, gentil étranger en ce sentier, un mécréant sans foi ni loi ? »

Et toi le fou, lui ai-je demandé que fais-tu là ? Cherches-tu Sainte Isabelle ?

Que non, m’a-t-il répondu, je recherche la maison de mes ayeux…

Faut-il rencontrer un musulman sur le chemin de Saint Jacques ? Que dire encore de cette invraisemblance ? Pourquoi ce jeune provençal souriant, s’est-il ainsi découvert aussi spontanément à un étranger ? Une telle témérité en ce territoire dangereusement catholique signale beaucoup de candeur liée à une forme démente de sincérité… D’ailleurs était-il sunnite ou chiite ce frère musulman ? Il se demande si Ali pourrait, ou serait prêt à se lancer dans une pareille folie ? Certainement pas, il l’en avait même discrètement dissuadé à sa manière, rompant avec lui tout contact après qu’il lui eut fait part de son projet du pèlerinage à Compostelle. Chaque fois qu’ils se trouvaient en désaccord, Ali s’éclipsait ainsi. Il en avait pris l’habitude…

Parfois les coïncidences sont plus insistantes que des questions… Quant au musulman du camino, à coup sûr le soleil lui était tombé sur la tête. Étrange comme la candeur possède un effet narcotique… Souvent les hommes finissent par s’y habituer, apparemment ils mènent une vie normale… Ne s’habitue-t-on pas, par simple individualisme ou stupide défi, à l’ivresse contemplative du scénario de notre vie ? De qui donc ce rigolo tenait-il une telle confiance en Allah le prophète ? Pourquoi roulait-il sur cette terre et vers un lieu de culte qui lui raconterait comment l’Islam s’était « fait’crîsser déhors » ?

Questions sans réponse, il ne reverra jamais ce cycliste de la Moujâhada 1. S’interrogeant sur les croyances de chacun il s’imagine parfois en passe de les comprendre toutes. « Espérons-nous reconnaître réellement quelque part le sens de notre destin ? » Dieu « fait signe », est-il dit dans ce prêche majeur de Jean-Paul II, une homélie papale présentée aux étudiants comme un exemple de discours religieux. Signe des temps s’il en est, des étudiants d’une société conservatrice, prônant sa langue minoritaire et des traditions remontant au Grand-Siècle de l’intendant Talon, ces étudiants-là ignorent ce que sont les véritables valeurs du Christ. Énorme paradoxe, car en dehors des jeunes, rares sont ceux qui parlent de tolérance ou de pardon dans l’ancien pays Huron et Iroquois. Après la duperie de la Grande Paix de 1701, les indiens ont les premiers, eut l’insigne honneur d’apprécier la charité évangélique des nouveaux venus 2.

Des signes de la sorte sont foisons et, assez perturbant pour qu’il n’en perçoive le sens qu’au prix d’un irritant effort… Ne vois-tu toujours rien venir, sœur Anne ? « Étrange pèlerin en vérité je vous le dis… » Il se trouve comme en porte-à-faux coincé entre ce que le chasseur en lui pressent et ce que le mystique, quelque part très loin, redoute être venu chercher dans la poussière de ce sentier… il s’étire implacable devant lui, droit comme une lance jusqu’à l’horizon.

Doit-il en témoigner ? Effectivement tout ici lui fait signe. Si la foi l’habite il pense bien avoir reçu en prime la loi. Est-ce un devoir que d’observer ? Non ! Est-ce de fait un réel plaisir ? Non-plus. Cela se passe au-delà… cela tient de la nécessité reliant le papillon et sa fleur ; ni devoir ni plaisir, une simple interdépendance, l’opus desiteratum de Maître Michel. Comprenez, l’urgence à vivre, le besoin de croître, la force majeure d’être soi-même… l’un et l’autre indissociables.

Il éprouve « d’la misère pour sûr » mais, par ailleurs ce dont il a vraiment besoin lui est fourni à profusion !


Frank, l’autre et les possibles Samedi (alt.1060m.)

On y reviendra sur cette prodigalité mais, demande Frank durant la dernière halte qu’en est-il de ton prochain ? Éprouves-tu des sentiments, des émotions que tu puisse partager ? Le commerce avec tes proches, les échanges, ton attitude… nous en apprennent-ils plus qu’il n’est sain d’en savoir sur un honnête Chrétien ? Encore faudra-t-il rester humble mais vif encore… Écoute mon frère : l’autre n’est point l’enfer, c’est tout au contraire l’être d’émergence pour tous les possibles... Je suis Autre, veux-tu jouer avec Moâ ? Ayant achevé sa tirade par un salut magistral, Frank s’est éloigné vers Huércanos où il doit retrouver quelqu’un a-t-il dit. Et chacun de nous comme si de rien n’était continuait son chemin. Mais j’ai perçu la nostalgie d’un long silence s’insinuer dans le petit groupe des marcheurs. Quelqu’un dont j’ignore le nom, un breton je crois, lancera plus loin  : « Salut à toi Frank, que le ciel te conserve longtemps en sa sainte garde ». 





« Sachant que protéger l’autre, l’aider à vivre et à recouvrer la cohérence de ses actes par l’appel à son être, à son âme… est bien le lien culturel le plus lumineux de la communauté humaine… et qu’il n’est pas de compassion plus éveillée que l’on puisse partager… »



DIMANCHE – CASTIDELGADO - Burgos

À Santo Domingo de la Calzada —ou Saint Dominique de la Sente (du sentier)— c’est la messe de la pentecôte, dans une église édifiée par ce Saint homme vers 1098 ; il n’a rien à voir avec le père de l’inquisition s’empresse de préciser une femme. Belle église en vérité où le chant du coq ponctue le service. Pour la cause il existe une fable locale. Un jeune homme du nom de Hugonell, pèlerin venant d’Allemagne, y fut séduit autrefois par la servante de l’auberge où il était descendu. Mais avant que le péché de luxure ne soit consommé, l’imprudent jeune homme revient à ses esprits et repousse les avances de la belle. Mal lui en prit, celle-ci cruellement humiliée, décide de se venger, glisse dans le sac du trop bel inconstant, deux coupes d’argent volées aux couverts de l’évêque et s’arrange pour que la maréchaussée sache où trouver le fruit du larcin. Le malheureux est alors arrêté, jugé et pendu sur le champ. Ayant entendu d’outre-tombe Hugonell leur dire que Santo Domingo de la Calzada lui avait fait grâce de la vie, ses parents éplorés font à leur tour le pèlerinage pour s’enquérir auprès de l’évêque du sort réservé à leur fils. Devant le prélat qui s’apprête à dîner, les voilà qui s’avancent respectueusement et lui demandent que « leur fils gracié par Santos Domingo leur soit remis sur le champ. » Ce à quoi l’homme d’église répondit placide « votre fils pécheur devant le Seigneur, est aussi vivant que ce coq et sa poule sont rôtis dans mon assiette. » À ce moment devant les yeux ébaubis de l’assistance, sautant du plat où on les tenait préparés, le coq et la poule, se mirent à chanter, louant ainsi à leur manière la grâce du Seigneur. Afin de commémorer ce petit miracle de la table, dans un poulailler finement ouvragé, sont exposés vivant dans l’église un coq et une poule ; mais à l’entour sur les murs, de sinistres ferrures suspendues, rappellent aux pèlerins délinquants quelques-uns des redoutables arguments de la justice ecclésiastique.

Accompagné donc par le chant du coq l’étranger assiste à la messe. Cérémonial qui en dehors de cette distrayante originalité, lui paraît toujours aussi froid ; non point en raison que ces ors et les fastes de ce temple aient un côté désuet, mais bien parce que chez certains pèlerins, se vit une étrange ferveur solitaire. Chacun isolé dans sa foi. Une foi qui inquiète, tant elle semble loin de la nature glorieuse du divin. Comment peut-on croire à de telles simagrées rituelles et ne pas appliquer en cette belle province de León, au grand jour du soleil triomphant, les œuvres enthousiastes de la très sainte charité ?

La Charité dont ton arrière Grand-Mère maternelle me rappelait qu’elle était, avec la Foi et l’Espérance, la valeur dominante des trois vertus théologales. Hélas, elle-même puritaine et d’inflexible morale, elle ne sut guère manifester cette charité à l’endroit de sa fille, incorrigible pécheresse à ses yeux tout au long de sa vie…

Entre Najera et Santo Domingo ce matin, alors même que le soleil se levait majestueux derrière les montagnes, il est retourné à son rêve de l’extraordinaire métaphore du temple de Borobudur à Java. Au pied de ce temple à ciel ouvert, un pèlerin, expliquait le commentateur du reportage vu à Bordeaux, ne peut voir le sommet où resplendit le stupa ultime de la béatitude infinie. La recherche du satori, dans le culte zen au Japon poursuit le même objectif. Au Borobudur il faut entreprendre l’ascension de sa libération par le rite dépouillé du temple que l’on doit escalader pas après pas, marche après marche ; il s’agit d’une gigantesque pyramide dont la base est un quadrilatère de 25000 mètres carré s’élevant par paliers. L’ensemble représente un escalier titanesque entièrement sculpté de bas-reliefs qui, de la base du temple jusqu’à son sommet, relatent les mille passions du Kamadhatu. Prisonniers dans la chaîne des réincarnations les êtres vivants, du plus humble au plus évolué, racontent l’histoire de leur condition particulière, attribuée à chacun. Puis vient la galerie processionnelle surmontée des quatre terrasses du Ruphadhatu, niveau intermédiaire de la forme incarnée ; elle montre la vie fastueuse du prince Siddharta. Au-dessus encore s’élèvent trois paliers circulaires à l’image des pétales du lotus où se dressent 72 stupas de pierre abritant chacun un Bouddha en méditation ; le stupa est une sorte de cloche de pierre, ajourée de telle manière que l’on puisse voir assis en son centre le Bouddha en méditation ; à mesure que l’on approche du sommet cette dentelle minérale finit par recouvrir entièrement le Bouddha… Parvenu à la plus haute terrasse du monument, le Bouddha a disparu… l’ultime stupa de 15 mètres de diamètre est clos, son recouvrement plein désigne le dernier niveau, dit de la non-forme, ou Arupadhatu. L’âme du pèlerin remonte ainsi progressivement par l’intelligence architecturale, depuis le guide incarné assis dans la position du lotus, jusqu’à sa disparition totale dans le stupa couronnant ce colossal édifice. L’âme du pèlerin s’y dissout dans la pure conscience laquelle soustrait aux regards du monde, l’idole d’un dieu vivant devenue en ce non-lieu… inutile. Quelle belle image, quelle riche transposition opérée par la métaphore interposée du dernier stupa. Rendu là, le pèlerin découvre enfin, à perte de vue la magnificence de la création… le paysage tropical des rizières et la plaine de Kedu qui s’étire au loin. Le pèlerin éprouve alors le sentiment d’adéquation parfaite entre cette métaphysique d’une gloire inconnue et la Gnose qui fit les si beaux jours des grandes hérésies au Moyen Âge… Hérésies qui professaient qu’une divinité indicible sommeillait dans un quelque part au-delà du connu englobant tout ce que nous connaissons. Son symbole le plus ancien étant Brahmâ dans le mythe védique ; si éloigné de nous en son sommeil qu’il en a oublié sa création… Pour ces illuminés des temps anciens, comme pour le Bouddha « retracé » en chaque pèlerin, le devoir est de parachever l’œuvre incomplète de cette absence métaphysique… par la libération du karma,

C’est pourquoi le Bouddha, de même que le Christ clament l’amour : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé. » L’un et l’autre sont revenus parmi les humains, dans la proximité de leur immense souffrance. Communauté chrétienne, Sangha bouddhiste, Oumma musulmane... Christ, Mohammed, Bouddha se conjuguent sur des hauteurs spirituelles où rêvent tous les humains. Afin d’ouvrir à chacun la voie de sa libération et mettre un terme aux trois douleurs de l’existence incarnée, Bouddha à Bénarès le formulera ainsi : « la naissance est souffrance, la vie est souffrance, la mort est souffrance. » Entre le Christ et Bouddha existe plus que de simples simultanéités. Si le Bouddha a enseigné la compassion, le Christ y ajoutera la charité nécessaire. Par des vocations différentes, la méditation de l’un pour le sacrifice de l’autre, ils s’efforceront d’éclairer les hommes sur la réalité de leur condition ; la vie est une entreprise de libération et d’éveil, non seulement pour soi-même, mais aussi et surtout, dédiée aux autres, car le chemin de la libération passe à travers et pour les autres. En vérité les messages du Christ et du Bouddha se recoupent et se complètent. Le pèlerin s’abandonne à l’idée qu’ils annoncent peut-être la fusion d’une religion à venir, sans église… qu’elle soit de bois ou de pierre, ni d’or et de puissance instituée, encore moins… une religion du cœur pour tous les hommes de bonne volonté.


Il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir

Henri Matisse


Dimanche

L’après-midi étant venue à l’issue d’une matinée torride, je me suis arrêté dans un hôtel. Je peux y prendre un bain et panser mes plaies qui guérissent terriblement… pas vite ! Enfin il ne reste plus maintenant que trois points faibles, dont deux au pied droit sous la voûte plantaire, une plaie ouverte et, le petit orteil en marmelade, violacé. Au pied gauche le spectacle est véhément, l’ongle du pouce est d’un noir glauque assez convainquant. Après le bain, j’ai laissé sécher tout ça et recouvert tendrement de pansements ce couple fidèle de pompeurs ;Voilà voilà de bien touchantes pédales. Mieux vaut en rire ! Tu sais que dans ces temps-là, le pouvoir analgésique de se foutre de soi est bien le meilleur des remèdes. Calmé et de meilleur aplomb, je cherche à dormir. Mais n’étant pas vraiment doué pour la sieste, j’ouvre la TV. Je visionne amorphe et presque soulagé, les mêmes insipides images qu’ailleurs, mais ici, ça change le mal de place, en espagnol ! Bel avantage tu sais, ne comprenant pas toujours les fadaises qu’ils dégoisent… je zappe beaucoup. Revu à l’occasion quelques séquence du film Superman. Allégorie du pouvoir humain, dont ManPower a usurpé la figure de Leonardo Da Vinci, ce qui ne cessera pas d’être, selon moi, une offense spirituelle autant que politique, adressée à ce vénérable artiste. Récupérer ainsi l’image d’un génie et le vouer au dieu du labeur, est la marque évidente d’une société de pignoufs.

Plus tard, étant descendu manger au bar, je découvre la place enfumée et bourrée de paysans tapageurs noyés dans un violent remugle d’alcool et de tabac brun. Un seul plat disponible : steak saignant garnigagarni d’oignons crus, salade et piments délicieusement revenus dans la poêle… Je ne me rappelle plus la dernière fois que j’ai mangé de la viande. Ce doit être avant mon départ, chez Bert à Québec il y a quinze jours. Seigneur ! le tendre n’est pas au menu. Ce doit être du taureau pourfendu dans l’arène le matin même… Digestion aigre garantie.




« Sachant que souhaiter à l'Autre que ses rêves se réalisent, est le don le plus précieux que l'on puisse offrir aux enfants... et qu'il n'est pas d’enseignement plus enchanteur que l'on puisse maîtriser... »



Lundi – Sanctuaire de San Juan de ORTEGA


Malgré le soleil intense, fait pas chaud… 13º Celsius à peine. Nous sommes assez haut, vers 1100 mètres. Un plateau échevelé de chênes et de pins entrecoupé d’immenses garrigues tapissées de bruyères quasi phosphorescentes bariolées du jaune vif des genêts en fleurs. La mesa n’en finit plus, mais on s’en languira dès qu’il faudra la redescendre, tant la lumière, le vent et le froid des courants marins venant de l’Atlantique au nord y composent un cocktail énergisant. Un chemin de bois et d’argile battu par la violence des lieux et l’âpreté des hauteurs mène au sanctuaire. Il paraît énorme, austère et d’un gris ambré délavé par trop de ciel. Le clocher est typique du style espagnol, trois cloches superposées couronnées d’une croix. En dehors de cette abbaye sise en pleine campagne, l’endroit est désert… Il n’y a que les bois entourant deux ou trois pauvres pâtures. Deux ou trois familles de paysans doivent servir à l’entretien… une fontaine, un lavoir à proximité et un bar pour les pèlerins en mal de liqueurs, c’est tout mais suffisant.

À chaque étape le nombre des marcheurs augmente. La grande majorité arborent maintenant les insignes distinctifs du rituel, coquilles et croix. Beaucoup d’Italiens, des Suisses, des Allemands… pas loin d’une centaine peut-être, dans ce très ancien hôpital ; il n’a rien perdu de son rôle de refuge depuis sa fondation au XIe siècle. Mais aujourd’hui c’est une véritable tour de Babel, la bonne volonté de ces gens simples pallie aux difficultés sémantiques. Sûrement est-ce dû également à l’aubergiste de la place, il faut lui rendre hommage, elle a du Goya des sorcières et s’affaire volubile en charge « de pedir el tributo » ou d’attribuer, dit-elle à un jeune Italien éberlué, son sceau d’accréditation contre 13000 pesetas … ou non ? Elle hoche de la tête, égrillarde devant le milanais qui N,en croit pas ses oreilles. Remis de sa surprise, peu rancunier alors qu’il a saisi l’humour, il en plaisante l’instant suivant. Et de s’extasier alors sur le barato (baratin) de la commère à grands renforts de superlatifs, il ajoute… baratino de barato ! La femme soudain redevenue cerbère, mais complice d’un clin d’œil, désigne la pancarte au-dessus du tronc. Y est stipulé que la participation pécuniaire dépend des possibilités de chacun… « Garde moi d’en abuser… pour la libération de ceux sur qui je risque d’avoir quelque influence. » Lance dans un excellent français un grand Yankee hirsute.

Un fils de famille du Maine en haillons, il ressemble à s’y méprendre à Brad Pit ; chacun de ses commentaires est une véritable exhortation missionnaire. « Libérer l’autre clame-t-il, libérer l’aimée, leur permettre de s’ouvrir à la connaissance de soi-même et du monde, voilà la geste la plus gracieuse de l’amour courtois… » Aussi bon comédien que son avatar starsystem l’Américain appuyait ce qu’il avançait par un sentencieux... « c’est un Français qui me l’a dit. »

Le pèlerin reste à l’écart de cette diversité bruyante. Il est las, les oignons crus de la veille ne sont toujours pas passés ; l’étape a été éreintante et le froid des hauteurs suivi de la fournaise peu après, l’enjoignent à se trouver un coin et s’y reposer au plus vite. Au soleil, une brochette de pèlerins adossés au mur de l’auberge somnolent à-demi. Il trouve parmi eux une place ombragée et s’endort aussitôt d’un sommeil profond.

Le bruit d’une conversation cacophonique entre un groupe de Catalans et de Napolitains le force à sortir de la sieste. La disputation amicale tourne à la Comedia del Arte. Il observe les yeux mis-clos… « Seigneur que suis-je venu foutre dans cette galère ? »

Prie !

« Qui donc dois-je prier, Seigneur ? Vous ? » demande-t-il.

L’ange n’a aucun pouvoir sur le destin des hommes, ne le sais-tu pas depuis le temps ?

« Alors qui donc dois-je invoquer ? » Sa détresse n’est pas feinte, la voix murmure en lui. Il réitère sa requête.

Dans le doute, prie ! Celui à qui tu t’adresses n’a pas de nom...

Dois-je en conclure Seigneur, que tous ces gens se trompent ? Qu’ils marchent d’un égal entrain vers un port englouti avec les îles enchantées de l’enfance ? Non, répond l’ange. Ce n’est point, par ton amour que tu le rejoins ; écoute il serait temps de déciller tes yeux… Depuis les âges farouches de l’homme aux cheveux rouges qui arpentait les plaines et peignait ses rêves de gibier sur des parois de pierre, rien n’a vraiment changé. Mais toi, pèlerin incertain tu t’interroges inquiet sur ta valeur ? Homme de peu de foi en vérité. Après l'espérance, rien n'est plus trompeur que l'apparence, ce n’est pas celle-ci qui élève à l’admiration du monde, mais bien la joie animale qui prend possession de toi. Il en est de même de la foi, abandonnes-toi à elle sans rien attendre ; alors, le doute même étant compris, tu seras exaucé.

Mais de quelle foi parles-tu ? Est-ce celle de l’enfer ou du paradis ?

Aucune des deux, il s’agit du centre de toute chose qui n’a pas de nom. Là, où tu es vivant dans la plus haute conscience du devenir... en terme de génération. Écoute, celle-ci qui ne s’attache à aucune idée préconçue, qui reste libre, qui cherche à échapper à la fatalité des renaissances, qui s’éveille pour cela Celle-là, a ce prix de la vérité vivante… celle-là seulement sera sauvée. C’est de cette foi dont il est question.

Viennent d’arrêter deux cyclistes en grande tenue de compétition, style fluo libellulo-vélocipédus. Ils sont très jeunes, l’un d’eux est noir. Parlant espagnol au bar, ils en ressortent peu après, bichonnent leurs machines et disparaissent une demie-heure à peine après leur arrivée. Un autre cycliste encore, celui-là l’avait doublé plus tôt sur le chemin, le faisant sursauter même ; en raison du vent contraire il ne l’avait pas entendu venir. Toujours aussi furtif, le personnage téléphone le portable collé à son oreille, gesticulant au milieu de la cour. Fluo de rigueur, les cheveux orange en brosse et un maillot agressif aux couleurs d’Euskadie ! Un pèlerin provo ?

Tohu-bohu de sens, d’odeurs, de foi et d’humanité ; n’est-ce pas cela le camaïeu de Compostelle ? Œcuménisme peut-être, dans le cadre des traditions les plus anciennes de la chrétienté ; gravée sur une plaque de bronze à l’entrée du refuge jouxtant le sanctuaire, une prière souligne avec finesse et bonté quelques-uns des devoirs du pèlerin. Une prière qu’il est conseillé de découvrir par soi-même en allant là-bas… Après l’avoir lue, il en a retenu qu’elle ne se raconte pas. Elle ne peut que se découvrir en soi, dans le silence de lecture de ce lieu sacré.

À compter de San Juan de Ortega, la route sera plus âpre, plus sèche et désolée. Avec quelque chose en supplément qui germe lentement en dedans de lui. Une certaine crainte le paralyse, par moments elle ralentit sa démarche. Il ressent qu’une tragédie a dû se passer quelque part en ces contrées… quelque chose se lamente dans le grincement des arbres desséchés, entre le vent brûlant qui court et les étendues désertiques qui lui servent de terrain de jeu. Il ne faut pas quitter le raidillon des yeux, il est truffé de pièges sur lesquels ses pieds passablement amochés déjà, ne s’écorcheront que d’avantage, les jambes fourbues s’emmêleront. En ce douzième jour, l’effort lui paraît bien pesant, il attribue ce malaise à la solitude… il marche seul.






« Sachant que se détacher de nos désirs et s’éveiller au septième ciel de notre être, de notre âme, est bien l‘œuvre la plus ardue inscrite sur le chemin de vie et, qu’il n’est pas de projet plus merveilleux que l’on puisse entreprendre…»



MARDI – BURGOS

Depuis le sanctuaire de San Juan de Ortega jusqu’à l’auberge municipale de Burgos située dans un parc où viennent s’amuser des enfants et délirer les amoureux il y a environ 18km. Le départ à cinq-heure s’est fait sans hâte excessive. « Une foutue douleur » apparue hier s’insinue le long de sa cheville et l’énerve. Le parcours ne comportera pas de grimpée aujourd’hui, au contraire, la descente du plateau continue par une laie de chênes où le froid dans la brume assez dense du matin a de nouveau sur lui un effet tonique. 5 degrés pas plus, dira un compagnon rencontré, de retour de Compostelle, il dispose d’un thermomètre sur sa montre. Le boisé se fait rare à mesure qu’on traverse une zone magique nourrie de l’attention des pèlerins. En cet endroit, d’étranges vestiges de la culture celte survivent dans l’ignorance des censeurs. Des amoncellements de pierres en équilibre, constitués sans mortier témoignent de la survivance d’un des plus vieux rituel humain. Grand comme la main, quelque-fois à hauteur d’homme, chacun a pour fonction de signaler qu’ici sont passés des hommes et qu’ils ont pris le temps d’honorer ; un hommage modeste pour ceux qui suivront. Étonnant contraste, l’animisme primitif des anciens, au temps de la chasse et de la pèche se manifeste encore par l’inukshuk sibéro-amérindien (l’Inuk —prononcez Inouk— signifiant homme). Pour ceux du grand-Nord Canadien, c’est la fameuse silhouette de pierre, appelée aussi « l’homme debout » ou encore « la sentinelle » en raison de sa forme humaine. Ces pierres superposées sont le signe pour le marcheur qu’il n’est jamais seul. Celui-ci n’est plus passant, mais présent, salué par cet être minéral défiant les intempéries. L’inukshuk est le vigile d’un « frère humain » qui a laissé ce signe pour ses congénères. Ici la lande pelée, ébouriffée des genêts et de genièvres battus sous les bourrasques, est parsemée de la multitude de ces images primitives ; une profusion merveilleuse de galets ouvragés d’où s’effilochent messages, prières, offrandes, fleurs, peintures, dons de toutes sortes sous la forme d’objets pieusement exposés ou qui n’ont pas trouvé preneur. Minutieusement disposés en équilibre les ex-voto tiennent de l’installation d’art contemporain, de l’autel vaudou, et du fétichisme des chamans. Ils renvoient en minuscule aux alignements préhistoriques de Karnak, Stonehenge ou aux sculptures environnementales d’Andy Goldsworthy… ils provoquent chez le pèlerin la plus grande confusion.

Jamais plus qu’en cet endroit, le mécréant ne s’est mieux senti chez lui… harcelé par l’envoûtement de ces coïncidences jusqu’en ce chemin sanctifié de la liturgie catholique… elles le comblent par tant d’ironique vitalité. Il appelait des lieux rituels largement ouverts sur le ciel, un office qui se camperait à même le lichen trempé, l’offrande de la mer, ou s’admireraient en silence dans les grandes orgues du vent… et voilà que la plus vieille des mystiques du monde le rejoint ici-même… ce matin, pour rappeler un culte auquel il a sacrifié de nombreuses années avant de revenir, se croyant obligé par le repentir, à la religion de sa mère. Finalement, tremblant, fiévreux, transi, ce pèlerin a traversé la lande enchantée d’un pas précipité, hagard, poursuivi de nouveau du sentiment ignoble de l’imposture. Cette mère qu’il recherche pour lui demander pardon, l’aurait-elle convoqué en cet endroit, devant la Grande-Mère ; la terre-mère, GAÏA elle-même. Elle n’est plus Kali, elle est sa tendre nourricière qui lui fait signe et il ne sait que faire de son amour…

Le chemin débouche sur la plaine de Burgos. Le spectacle de l’horizon immense est littéralement biblique, Sous le plafond très bas des nuages sombres percent des limbes de brume froide, de fantastiques fuseaux lumineux au creux de la vallée glissent sur la ville nimbée tel un joyau par un rayon de soleil dévoilant la flèche de la cathédrale…

Deux heures plus tard dans les faubourgs de Burgos, changement de décor. Le camino rejoint la route menant en ville par une artère très animée qui longe l’aéroport et traverse une interminable zone industrielle. Comment peut-on espérer honorer le culte du travail et de l’effort, quand il est associé à une telle laideur ? non seulement du lieu massacré, mais humaine aussi, culturelle. Les hôtels se succèdent insipides au milieu des usines ; certaines rutilantes, d’autres délabrées, lépreuses, rongées par l’usure ou l’abandon, une véritable horreur. Ce qui est visé dans un tel régime de la production c’est l’utile immédiat ; dès lors la rengaine des conséquences fatales retrouve la chaîne sordide de ses conséquences —exploitation intensive = profits assurés— jusqu’à la nausée ! Voici la jungle de l’économie dite réelle ; derrière les façades de la propagande marchande les proies se comptent en parts de marché et jeux de coudes financiers. Ici, hormis les vitrines trompeuses destinées à la clientèle ce n’est que chaos.


Chère Flora, Mardi

Terre éventrée, ferrailles décharnées, bâtiments laissés-pour-compte qui pourrissent dans la crasse et les ruines, tel est l’anéantissement de la vie à l’état pur. Une gare industrielle immense où la pression de la compétition en surchauffe s’exprime de multiples manières. J’ai croisé ce matin-là plusieurs piquets de grèves… Combat dérisoire des travailleurs contre l’anonymat du système. L’industrie créée le produit, manipule les besoins des consommateurs, détruit sans égard le propre terreau de sa croissance. Le long terme n’est pas davantage son affaire que le sort des prolos… Ici encore, I’ve mind, personne ne se risque à fixer la cote d’alerte. Les médias sont leurs alliés objectifs ; en bourse comme en pub il n’y a pas de différence, la consommation est leur intérêt privé : « Celui qui contrôle les médias contrôle les esprits lançait Jim (Morrisson). Le plan mercantile c’est la carotte du petit homme rêvant d’un décor où le ciel soit toujours bleu… » L’Américain d’hier ne devait pas avoir plus de 25 ans, taillé comme un athlète, il ferait certainement les confiseries des magazines gays, mais il allait en guenilles ceci ajoutant sans doute à son charme. Un look datant de la guerre du Viêt-Nam, peut-être hérité de son père dans sa période Flower Power… « N’en est-on pas rendu à entendre que la couche glaciaire a diminué de 40 % en cinquante ans, sans que personne ne se dresse —stand’up, dret-là— gueuler son ras-le-bol ! Personne ne songe à constituer un comité pour établir de quoi ces news préludent ! c’est du cash ça man ; un désastre écologique sans nul précédent. That’s right ! » Son discours de lauréat déjanté du Massachusetts Institut mixé d’argot hip-hop, en fait un type imprévisible et attachant. Des tics intermittents sur sa figure poupine trahissent sous le flegme cow-boy de sa culture, l’exaltation du pèlerin engagé dans l’agitation sociale. Je m’y reconnaissais dans cette harangue, pour avoir éprouvé ce matin au même endroit, à l’entrée de la ville, une colère similaire.

Ce n’est que trop vrai, dit quelqu’un : « Après-moi le déluge… » l’expression l’accroche. L’élégant Louis XV ayant bradé par ce trait d’esprit « quelques arpents de neige » s’en était vanté, royalement indifférent à ceux que son aïeul, Louis le quatorzième, dit le Soleil, avait envoyé peupler les colonies de Nouvelle-France. Des hommes, des femmes, premiers Pieds-blancs de l’histoire de France, manants perpétuellement floués, feront partie du lot largué par cette autre perfide patrie, la fille aînée de l’église... Ne le sont-elles pas toutes « perfides », ces patries ? au nom de la nécessité d’État ou de la religion ? Ceux-là, les Martin, Gagnon, Tremblay, payeront la rançon de leur liberté, car au fil du temps et du marché de dupes, se conservera intact le ressentiment contre l’ennemi héréditaire. Le temps n’efface jamais que certains des crimes ; il fustige ceux-là contre l’arrogance des nouveaux maîtres, mais taît l’autre dans l’ignorance des humbles pour l’intérêt des notables. Amplifiant à l’aune des siècles le refus buté de l’assimilation, la haine attisée des différences religieuses se fixe en un caractère qui devient effectivement tribal, maladivement replié sur sa langue, sa religion ou son ethnie.

Les derniers souvenirs de l’ingrate patrie, la terre de nos pères ou de nos mères, suffisent à brouiller les esprits ; avec le temps se constituent des fétiches culturels fréquemment agités pour revendiquer le martyr au détriment de la raison et de l’avenir des nouvelles générations, condamnées perpétuellement par ce crime dont l’ancêtre s’est trouvé victime. L’atroce souvenir sédimente ainsi la mémoire d’une culture obnubilée par la vengeance.

Alors que le Nord-Américain moyen distingue par des petits riens culturels ceux de la Nouvelle-Angleterre américaine, des bleuets du Québec ou des Maritimes Acadiennes, les différences perdent de leur évidence dès lors que tous s’abreuvent à l’unique Market Circus de l’oncle Sam... On croit résister sur la langue, mais les oreilles nous allongent à force de se vautrer dans l’auge de la consommation.

Burgos est riche, belle et truffée d’endroits où le touriste peut dépenser en se donnant moult alibis prestigieux. Le petit monde des pèlerins apprend cela très vite sur le chemin.

Attendant on ne sait quel signe pour repartir après la sieste, l’Américain improvisait avec quelques compatriotes, une sorte de meeting. Ce pourrait être un gourou, il en a le charisme, mais ce n’est pas ce qu’il cherche. Juste que chacun devienne « l’éveilleur, le watchman, de l’autre, » dit-il. Membre d’un petit groupe d’anglophones rencontrés dans les faubourgs de la ville, ils se retrouvent pour dénoncer le dictat du « fric pornographique » dont témoigne un autre, par plusieurs anecdotes : « Quiconque veut bien se donner le mal d’ouvrir les yeux saura de quoi on parle… » Ce verbiage mêlé d’espagnol et de quelques mots en français laisse froid la plupart des pèlerins… distants ou indifférents ils vaquent à leurs affaires « …suis pas venu pour ça ! » ronchonne quelqu’un.

Infatigable pourtant le beau jeune homme continue : « Le fric détermine le pouvoir de l’absurde ; l’échappement des voitures, le smog infect de l’usine de ton pote sont parmi les plus polluants... QU’EST-CE QUE TU FOUS AVEC ÇA ! Ça gruge la couche d’ozone, mais TU t’en contrefous ! C’est le pain de ton pote et y donne d’la job à plein de gens que tu connais ! C’est correct ! Les premiers à avoir compris ce cercle vicieux, nous-autres les ricains, sont aujourd’hui les derniers qui ne fassions rien. L’sais-tu mon homme ? Tout le monde le sait ! Personne ne bouge… l’intérêt immédiat du petit confort l’emporte ! « More n’more. » Plus de fric, plus de merde, plus de bouffe, plus de guns. Tiens ! Connard ! continue à te prosterner devant ta bagnole, on te construira des autoroutes en épitaphe. Hey ! toi voisin —il m’apostrophait— que fais-tu ? Rien non plus ? » Dominant son monde de ses six-pieds de bonne famille, il observait interrogateur son petit groupe attentif, ajoutant finalement avec un affreux ricanement : « Mais, n’est-ce pas, qui s’en inquiète ? »

À Burgos, le routard commence à comprendre comment ce touriste potentiel qu’il représente aux yeux des autochtones prend tranquillement le pas sur le pèlerin. Son petit pécule de marcheur en sainteté, entretient à sa manière une économie de subsistance avide de la moindre richesse. Il ne s’étonnera plus dès lors que ce refuge municipal en bois vernis, mis à la disposition des pèlerins, ait été arrangé avec goût. Sobre mais agréable il est situé au milieu des arbres dans un grand parc. L’eau chaude y est rare et le papier de toilette absent comme d’habitude... Enfin, disons pour être plus juste, jusqu’ici ! Car, bel exemple du statut nouveau des pèlerins, à mesure qu’ils approcheront de Santiago leur sort va s’améliorer, notamment par l’implantation de véritables services sanitaires. Certainement, l’austérité des auberges est de mise, ce n’est pas mauvais en soi, cela oblige à la rigueur, comme l’encourageait la plaque de bronze lue hier au monastère de San Juan de Ortega ; y était écrit notamment « ...soyez économes et respectueux de votre prochain, formant ainsi une l’évangile en marche... »

Un homme venu de Pau, Théo, nous rappellera aux devoirs de tout être honorant la parole du Christ ; j’écoutais ce nouveau prêche parmi l’assistance à l’une des tables de la cour. Quelqu’un lui a demandé « s’il n’en était pas ainsi de toute chose sur cette terre ? » toute chose, dans son esprit, voulant dire sans doute, tout être. « C’est là, mon fils l’un des devoirs de la Loi rabbinique, expliquait Théo… Nous devons être respectueux à l’égard de tous ; vivants et humains, y compris l’esprit maternel cosmique qui assemble le limon de la terre a la profusion générative de la mer ; ne sommes-nous pas ses enfants ? »

L’étranger ne pouvait qu’être en accord avec cet homme dont il ne sut rien de plus. Le lendemain matin sa couche était vide. Le pèlerin, en « sympathie de mécréance » avec ce Théo avait ressenti au son de sa voix le soulagement d’un baume. Ces compagnons, étrangers comme lui-même, venus d’Europe et des cinq continents, formaient un puzzle hautement révélateur de la psyché humaine ; celle de la foi en une vérité immuable dominant le dogme de ses églises.

Des continents où se sont constitués en un peu plus de quatre siècles des colonies, puis des pays nouveaux à partir de la Nouvelle-Espagne, de la Nouvelle-France, de la Nouvelle-Angleterre... et sur les terres australes ; les voilà venir ces enfants d’Abraham, ces tribus perdues dépositaires du mythe. Ils nous racontent une méprise plus vieille que l’histoire connue des hommes, une chronique du pouvoir et de territoires taillés de fer et de foi. Ce qui nous ramène aux tueries mystiques du sieur Jheronimus Van Aken, dit Jérôme Bosch.

Combien de temps encore faudra-t-il pour que la violence humaine cesse de radoter ? Selon l’implacable logique de l’exclusion et du sacrifice, Abraham chasse sa servante avec Ismaël leur fils, enfant illégitime qu’il a eu d’elle... plus tard, des millénaires plus tard, cette vilenie de famille se répète encore entre l’intifada et Tsahal dans la Sainte Jérusalem. La culture est mémoire, mais cette mémoire est trop souvent névrose. Enchaînée à la souffrance elle perpétue le crime, aussi bien que l’oubli et s’en fait une raison suffisante pour mourir en croyant laver l’outrage. Ce qui fait l’âme d’un peuple ne se tient ni dans sa langue, ni dans les pierres de ces cimetières ni, non-plus dans les tabernacles des églises de nos pères ; de l’immonde, des sanies de l’histoire, qui s’en débarrasse de cette mémoire fragmentaire ? Lorsque l’esprit égaré fait de l’odieux d’un trait de plume, l’ultime sacrilège d’une dépouille rituellement arrosée des larmes des Saintes femmes, comme des pierres, des balles ou des bombes échangées entre cousins en chicane ; la psychose, il faudra en parler un jour, n’est pas réservée à l’individu, elle est historique, collective, anthropologique ; elle survit puante, comme ce cancer qui jamais ne meurt dans le bouillon de culture d’un ressentiment perpétuel…

Qui criera enfin ? Exprimera debout le premier refus ! Qui dénoncera cette odieuse mystification de la mémoire, d’un chancre érigé en orgueil ? Qui pardonnera ? Qui prendra le parti de la vie… du futur… plutôt que celui du souvenir, du morbide, de l’irrémédiable passé à jamais révolu, mais toujours pas enterré ! Car il s’agit d’un envoûtement culturel lorsqu’on choisit d’ânonner le crime de l’ancêtre. La vendetta en Corse, en Sicile, au Pays Basque, en Irlande est l’expression identique d’une tribu prisonnière de son passé… Qui parle de la vie, plutôt que de l’infection des reliques ? L’actualité médiatique s’insurge et à juste titre pour la Bosnie, la Tchétchénie, mais qui s’inquiète de la Palestine, des Kurdes, des Tibétains ou des amérindiens dans les trois Amériques ? Et quelle sera la rançon qu’auront à payer nos petits-enfants pour les névroses récupérées aujourd’hui comme alibi par des politiciens en mal d’électeurs ?

La cruauté des institutions est le signe des puritains et des marchands de l’Empire. Arrogance ignorante des fanatiques de l’apocalypse comme de ces hommes et ces femmes qui se croient cultivés, instruits, ouverts aux réalités internationales, mais contribuent à le dévaster ce monde pour le seul profit de leur caste. Le condottiere d’aujourd’hui, à Milan, Zürich ou New York, choisit rarement la voie la plus escarpée du paysan prévoyant, ou du bon bourgeois respectueux de son patrimoine. Peu franchiront le col qui mènera leur descendance en de nouvelles vallées, vierges et verdoyantes. La compétition est féroce, la lutte impitoyable. Les capitaines d’hier étaient moins isolés, soutenus le plus souvent par la lignée de leur patrimoine. Les patriciens, les nobles familles de robes ou d’épée, quoique cruelles, avaient pour principe d’engranger. Ceux d’aujourd’hui se comportent comme de nouveaux riches sans culture, ils se contentent de prendre, sans le moindre retour distributif. Leur instruction les instrumente mais les égare hors dans cette éthique jugée métaphysique et surtout non-rentable. Mieux cette évocation les divertit, ils s’en moquent ouvertement, s’excluant ainsi de tout autre histoire que celle de leur petit nombril. Abusés qu’ils sont par une société individualiste fixé sur l’unique objectif de l’argent vite-fait les « petits hommes du pouvoir » instruits d’idées conformes, élégants sur la cinquième Avenue et intelligents à hauteur de leur capital-risque, ne prêtent attention ni aux alarmes scientifiques, ni aux peuples qui pâtissent de leurs manigances financières.

« Tout va bien n’est-ce pas ? le nasdaq le confirme ! » Voilà pourquoi avec le temps, politiciens corrompus, financiers cupides et leurs médias, sont devenus des complices d’une catégorie fort triste mais démesurément riche de gangsters institutionalisés. Puissants, insensibles et, quel paradoxe ! ignorants des réalités du monde dont ils abusent ignominieusement. Voilà pourquoi ils adhèrent à l’avoir de leur condition sociale plutôt qu’à l’être de leur âme à jamais désertée… Aucun Socrate ne les réveille plus, sinon la chute des taux d’intérêt ! Au fil des générations l’ambition démesurée des seigneurs d’antan s’est changée ainsi en celle des grands-bourgeois parasites du vingtième siècle, les modernes industrieux ; maintenant les financiers du postmoderne incarnent à leur tour la métaphore des gras se bâfrant en grossière indécence sur un charnier de cadavres...

Par conviction d’honorer la mémoire des ancêtres, ils inversent le relais du Graal. Le sang du Christ coulera au rythme de leurs usines, de leurs navires, de l’énergie produite et consommée dans le festin diabolique d’une époque tragiquement privée de perspectives.

Sur la différence d’individus irréconciliables prolifèrent les métastases de l’usure. Que devient l’humain ? Plutôt que chercher ce qui les sépare, les hommes de bonne volonté feraient mieux de retrouver ce qui peut les unir avant qu’il ne soit trop tard. Hélas, opportunisme facile, les entraînant par la culture audiovisuelle à consommer comme des cochons et hurler avec les loups, ils en sont venus à consommer le spectacle de la violence généralisée. Alors plutôt qu’escalader les monts de la connaissance les humiliés d’hier deviennent les bourreaux d’aujourd’hui et l’oppression aveugle se répète ainsi à l’infini… C’est la raison pour laquelle des héritiers de la liste Schindler tirent à balles réelles sur des enfants de Palestine.

La sieste achève, sortant de leur torpeur des pèlerins reviennent à l’occupation majeure après marcher et dormir, manger… Se relevant trop brusquement de sa couche la douleur dans sa jambe lui fait perdre l’équilibre. La température en dépit de l’heure tardive est haute encore. Il fait réellement très chaud sur Burgos. Il est l’heure de préparer le repas du soir. Qui, fait chauffer une soupe en sachet, qui saucissonne, qui se prépare une salade… l’animation est vibrante au refuge. Ce terme n’est pas approprié d’ailleurs, ce n’est plus un refuge mais un véritable camp, avec des cordes à linge où sèchent de concert « chaussettes et bobettes » de la communauté.

Dans la cour intérieure des gens mangent par petits groupes. Il les rejoint avec son repas, du thon, quelques amandes, des noix et raisins secs dans une miche de pain espagnol ; le pain espagnol standard, style baguette à la française, n’existe pas ici. Souvent d’un village à l’autre le boulanger prépare un pain différent ; quelle que soit la recette, toutes elles sont fameuses. « Du pain campagnard solide comme la terre âpre d’Espagne que l’on foule, que l’on savoure, que l’on dévore avec amour... Hum ! Regardez mes cerises ! Qui veut des cerises ? » Celui qui s’extasie de la sorte devant son panier débordant de pain et de fruits est un gros homme courtaud qui répond au nom d’Antoine. Antoine est généreux, expansif et jovial, il offre ses cerises à l’assistance en faisant le tour des tables.

Les conversations au refuge vont bon train. Le pouvoir naturel de la confession publique, par le loisir de parler de choses importantes sur tous les tons, du grivois au sérieux en maniant l’humour, s’échange par richesse humaine et se convertit en connaissances comparées. Des hasards éclatent, de grands rires, des rencontres, des images, des passions... des souvenirs parfois qui crépitent de joie dans la lumière du soir. Ils s’amusent, d’un bon rire communicatif. Ils se moquent de leurs bêtises. Et de ces rêves apparemment si simples des hommes ordinaires, ils s’en souviendront longtemps encore, tous le souhaitent… Les hommes ont besoin de rêver ; imaginer, parlementer, délirer, n’est-ce pas déjà se comprendre ? Quelqu’un facétieux avait demandé si ce n’était pas le dernier domaine des libertés encore possibles que celui-là du rêve ?

N’en suis pas si sûr, aurait contesté Maître Michel, ou Théo tantôt qui lui ressemble un peu. Pour ces hommes de même trempe, « il appartient à chacun d’être toute sa vie… pas cinq minutes à la télé » disait Michel. Le sommeil télévisuel ne libère pas les enfants avides des sucreries du spectacle, au contraire, il accroît leur dépendance. Confrontés aux créations symboliques de l’esprit certains finissent par démonter les mécanismes du piège. Don Quichotte le bel exemple, ce héros de Michel, incorrigible rêveur comme lui —était-cela qui le branchait tant— y parvenait à sa manière… Sachant que l’élucidation des mystères de la vie n’est pas identique pour tous, les vérités diffèrent comme les leçons autrefois, recueillies du vieux Maître. Contre vent et marée le chevalier de la Manche s’obstinait à croire à son rêve. Ni les mauvais coups, ni les moqueries n’altéraient jamais l’intarissable confiance qu’il portait en son prochain. En fait celui qui passait pour fou se révélait authentique sage.

Le soir tombe. Certains de ses voisins sont rentrés s’allonger sur leur couchette. Lui n’a pas sommeil, il médite sur les événements de la journée. Il avait prévu voyager solitaire. C’est effectivement ce qu’il fait le plus souvent ; aujourd’hui il a marché seul pratiquement tout du long. Quand au mirifique projet de dormir à la belle étoile, hormis la nuit dans le camping de Richelieu, pas une fois ! « Le temps incertain pourrait en dissuader plusieurs » lui a-ton dit. C’est possible... mais c’est pour lui une raison insuffisante. C’est moins une question de température ou des nuits fraîches en montagne d’ailleurs. En vrai comme les autres quelque chose invite à se retrouver, à échanger avec ces compagnons si divers engagés vers un même destin…

La richesse de se découvrir ainsi face à soi-même, dans le miroir de l’autre où l’on démonte les mystères des hommes, compagnons de vie ou de hasard pour une étape ou quelques instants… « L’Autre est là partout et tu l’ignores, tu en négliges l’importance » il est diffus en permanence en chacun de ceux que tu croises ou que tu accompagnes sur un tronçon du chemin… un jour, un an, une vie, nul n’en sait rien, ils sont pour toi le lait et le miel de l’éveil.

Les conversations se font rares. La veillée commencée à six-heures se poursuit parfois jusqu’à neuf ou dix-heures, pas plus. Après des journées d’efforts, de marche et de règlements de compte avec soi-même, nul n’est porté à veiller bien tard. À chacun d’en juger à sa mesure, si la direction demeure toujours la même pour tous, l’engagement diffère : « …en fin d’après-midi déjà on n’appartient plus qu’à son sleep. » Sur sa couche il s’est retourné. Dans la nuit, alors que des Espagnols entrent bruyamment à l’auberge, lui revient le contrat des devoirs évoqués à l’égard des hommes. L’humain de Leonardo récupéré par le marketing de Man Power, cautionne le cosmos économique actuel ; l’Ixion enchaîné sur la roue d’infortune et —l’eau, la terre, l’air, le feu— recyclés en stratégies pour le magazine Fortune : « Le plus bas prix fait loi ! » Vente continue de l’humain, découpage en solde des items qui le constituent. L’Homme artiste visionnaire inscrit dans les quatre dimensions du monde n’est plus qu’une vulgaire marque de commerce. De l’artiste total de la vie et de sa vie, du créateur de sens, du conteur d’histoire, les marchands du temple n’ont retenu que le savoir-faire administratif, cette lamentable bouffonnerie de la gestion. Leonardo était futuriste, il anticipait, il imaginait, en quelque sorte il orientait le sens par les signes de son dessein ; signe distinctif d’un humain prompt à réaliser le projet dont il instrumente le parcours de sa vie. Comme le Grand-Maître Léonard, les génies dévoilent l’histoire du passé, leur récupération outrancière déterminent celle du futur. N’est-ce pas pour cela justement qu’on les dit immortels ?

« La création est une chose trop sérieuse pour l’abandonner aux artistes, aux architectes, aux ingénieurs ou aux technocrates. En réalité, elle appartient aussi aux plus humbles d’entre-nous, comme symbole du très prosaïque travail qu’il faut accomplir en soi… par soi. » Maître Michel s’impatientait. Que faisons-nous au juste pour ça, demandait-il ? « Entre toi et moi, que faisons-nous de vraiment concret pour être ? je veux dire pour devenir vraiment humain ? Disons, en dehors des comportements bienséants dont on se maquille pour épater la galerie ? D’habitude personne ne veut entendre parler de remise en question de sa vie. Chacun se retranche dans ses opinions, excepté lors de quelques crises de conscience, trop rapidement évaluées à l’indice du valium consommé, du nombre des familles dévotes de Knokke-Le-Zoute, ou des gardiens de la paix au métro Charonne. » Michel avait l’esprit tordu, mais sa raison sinusoïdale remettait en ligne. Ce qui montre bien comment le soma éthylique se trouve parfois l’engrais des meilleurs sarments... Il lui arrivait d’évoquer alors la justice hâtive des vainqueurs, pour ce faire il remontait à sur des souvenirs de guerre dans sa jeunesse.

Prisonnier en Allemagne au cours de la seconde grande guerre mondiale il y avait connu l’amour de sa vie. Une femme avec qui il avait eu une relation durant deux ans. Elle avait été bonne pour lui, l’avait protégé, ils s’étaient aimés. Elle avait disparu après que les Russes soient passés. Il n’avait pas peur de clamer qu’il regrettait qu’on ait si durement reproché aux Allemands de n’avoir rien vu des camps… même qu’ils s’étalaient dans tout le pays, au su de tous et bien au-delà du territoire du Reich… en France ici même, il gueulait hors de lui à cette seule évocation !

« Et la France » il insistait sur le « caractère collaborateur de bien plus de Français qu’on ne l’avouera jamais… » Et vous, êtes-vous vraiment plus malins pour autant  ? Michel accoudé à table, absorbé dans ses regrets piquait du nez, épuisé sans doute du ressac de sa mémoire. Il était de ceux qui n’oublient rien, effrayante faculté… Quoique bien jeunes pour comprendre nous respections sa souffrance. Après un moment, il émergeait de nouveau. Alors constatant que sa barbe trempait dans son pichet, se levait dans un soupie, engloutissait d’un trait le fond de sa bière et franchissait le seuil en louvoyant sans mot dire.

Quarante-ans plus tard, en la première année du troisième millénaire, leur tour est-il venu ?

« Que voulons-nous savoir au juste que nous ne sachions déjà ? Qui aurait le culot de prétendre encore qu’il ne sait pas ? Qu’il ne sait pas que le pire est là, toujours-là, devant tous et chacun ? » dixit Théo. En riant il appuyait ses mots d’une expression comique exagérément pitoyable déformant son visage de méridional rubicond. Qu’est-ce donc-là cette indécrottable ignorance ? Quel acharnement à se boucher les esgourdes ! Théo s’est tu finalement, lui aussi l’infortuné probablement prisonnier de ses souvenirs.

Le lendemain matin peinant sur le chemin, le tiraille cette question ayant émergé il y a cinq jours autour de Villamayor de mon Jardin. Sa persistance d’ailleurs l’inquiètera davantage. Qu’est-ce donc qu’il fait là ? Peut-il l’expliquer ? Ce qu’il s’était demandé restait sans réponse depuis. Il était incapable de comprendre ! Ce qui se comprend bien ne s’énonce-t-il pas clairement ? Ne pouvant formuler son angoisse celle-ci le guettait à chaque pas. Assurément l’absolu se prête mal à la concision, d’autant plus lorsque celui-ci n’a pas de nom.

N’est-ce pas ce que lui avait confié l’ange : « Dans le doute prie ! » Il n’a pas le goût de s’en moquer, mais inquiet se demande même parfois, de quelle zone provient celui-la qu’il appelle l’ange ?

Entre Caïn et Abel ouvre grand tes oreilles homme amoureux de tant de sincérité, la vérité se fera en toi. La voix intérieure résonne au plus profond de lui… Elle comble certes une forme de béance, mais demeure irritante pour la raison vigilante. Elle s’insurge d’être supplantée après des années de mariage sans nuage. D’où lui provient cette transcendance pastorale ressentie en cheminant  ? L’authenticité, la fraîcheur et la vérité de cette tempête spirituelle se sont saisies de lui… À l’instar des pèlerins et par différences pacifées, il s’abandonne sur la voie commune et concordante de la foi, en une vérité bien plus haute que les démonstrations formelles de la religion instituée. « C’est ça l’hérésie » avait dit Théo.

Durant ces treize jours de voyage mouvementé, c’est effectivement d’humanité et de foi dont ses compagnons l’entretiennent. En répondant par inadvertance à ses questions intérieures, en multipliant les coïncidences, en désarmant toute réflexion rationnelle, se suscite l’émerveillement. Il se surprend à rêver aux conséquences bienheureuses du travail qui s’effectue effectivement à travers sa quête. Répondre au mystérieux dessein du pèlerin tient en cela de l’errance, celle du survenant (en Nouvelle-France), du simple passant ici qui sans façon transmet ces pépites de la connaissance ordinaire illuminant les visages à mesure que l’âme s’élève. Hélas les rencontres sont toujours trop courtes… la moindre erreur de méfiance étant sanctionnée de l’angoisse de ne jamais les retrouver...

L’absolu recherché, de même que l’horizon, est inaccessible. Ne cherche pas à retenir l’instant, accepte ce que l’autre te donne… n’essaye en rien de le retenir… 

Tout passe, gratifié d’un sens qui s’articule des rencontres des uns et des autres. Sûrement, le sentiment de marcher, sur l’allée royale de la rédemption parfois et par le paradoxe des différences, réconcilie Caïn avec Abel. La fameuse reconnaissance de soi-même et du monde telle qu’elle a été enseignée en son temps par Socrate, passe effectivement par le pardon. C’est là le scandale éternel de l’être, au sens le plus honnête qui soit… La confiance renverse le mimétisme de la méfiance en une concorde spontanée à l’égard de l’autre. À l’aune de la conscience nouvelle se découvre la responsabilité de la paix dans le partage. Qu’y gagne-t-on compagnon, à si bien se connaître ? demandait hier-soir une femme. « Apprendre à laver le linge d’un inconnu » avait répondu en boutade sa pèlerine voisine.

À plusieurs reprises je me suis entendu dire que ce voyage, a pretty hard journey disait l’Américain, n’est autre qu’un défi. Je le ferai de mon mieux, sans vouloir me perdre dans un stupid destin de merde. Or, j’ignore par quel miracle mais je marche encore. Alors-même qu’il y a dix jours je ne voyais que l’échec. Voilà donc Flora, quelques raisons de croire en cette incroyable pérégrination ?

Qui donc t’y pousses  ? Qui anime ces divines relations unissant certains d’entre-vous ?

Le gardien du saint, de la muse et du musicien, l’inspirateur du sens, l’ange comme il l’appelle, pétrit l’âme d’une proximité dont elle est naturellement friande. Le sens de la création du monde est son bien commun. Écoute : le premier fait culturel, le meurtre, tel que rapporté par la Thora ; il te faudra un jour le pardonner, « …dans le silence de ton cœur » dira bientôt une femme que tu vas rencontrer…

« Sont-elles de ficelle ou de corde, de chanvre ou de soie, ces si belles digressions sur notre bateau de poussière ? Dans les voilures de l'esprit il se perd… » chantait en anglais un pilgrim’folk « et s’envolent les dernières illusions de son cœur. »

Alors il s’est souvenu de la leçon du samouraï. Par l’intermédiaire de cette pratique cruelle qui consistait dans l’empire du Levant à tester son sabre. Après avoir reçu leurs armes et confirmé leur honneur, les chevaliers nippons, devaient les essayer ! Les cobayes se collectaient alors parmi les gueux, par le seul hasard de l’opportunité. L’efficacité du sabre d’un Samouraï dans le japon médiéval se mesurait à son pouvoir de trancher d’un seul coup une tête humaine ; n’importe laquelle faisant l’affaire, la surprise de la victime garantissait la validité du test. L’imprécision était fatale car le geste porté trop bas ou trop haut, pouvait endommager gravement le tranchant. Entamer le tronc, il n’y fallait pas penser… ni frapper la tête, encore moins  ! la lame risquait de se coincer dans le crâne comme dans du bois franc…

Quoique de manière un peu différente, c’est ce qu’il s’efforce de faire ! Valider le vieux fusil de son esprit à même quelques grands principes humanitaires revivifiés au contact des étudiants et de ces multiples infortunés de l’âme que l’on rencontre dans les couloirs éducatifs… prisonniers autant d’eux-mêmes que des corridors sans fin du labyrinthe institutionnel. Le chevalier de Compostelle au grand chapeau, croisé de la coquille, en avait tout un de sabre. Les têtes des sarrasins revolaient dans le grand moulin béat de sa foi sans tache. Mais pour lui, piètre samouraï, Robin des bois gauchiste, tenté de retourner contre ces employeurs les armes académiques dont ils l’ont doté, l’oppressant silence de la nuit quand il se réveille en sueur, voilà le symptôme d’une conscience malade, malmenée par le mépris des capitaines de pouvoir et de foi. À défaut d’avoir le courage de Robin, il craint d’être atteint de la démence du plus célèbre des redresseurs de tort. Dans l’univers mou de Dali, Sancho Pança « bête comme ses pieds » se marre en douce des folies de son patron, si bel intelligent qu’il en oublie le boire et le manger… En ce qui le concerne sur ce chemin, l’attention pédicure minimale pour ses marcheurs infatigables.


Les cerises de Théo Mardi

Théo, l’heureux méridional de Pau, extraverti et passionné, nous a conté l’exploit de certains humains remarquables rencontrés au fil de son périple. Avec admiration, il énumérait. Un Russe parti de Moscou à pied s’est rendu jusqu’ici. Non loin en arrière, il l’a rencontré démuni de tout mais marchant toujours comme un bon, sans argent ni papiers, les yeux rivés sur les étoiles de Compostelle. Une autre, vieille septuagénaire, a fait Séville, Puente la Reina, Santiago, aller et retour. Mais ajouta-t-il radieux, ne soyons pas mesquin. Comptons du nombre ceux-là pour qui le voyage n’est que prétexte à ripailles ou performances d’endurance. « Tous ces gens, lançait-il de ses deux bras levés, forment l’humanité des croyants. Chacun selon sa mesure, ils vivent dans la foi aussi bien qu’en son absence… Une voie parmi d’autres sur les mille et un méandres de l’humanité en question… Vivants et morts ! Car les morts aussi parlent et nous en sommes bouleversés. Notre destin, voyez-vous mes amis, tous bardassés sur le fleuve tumultueux de la vie ici-bas, est bien la Jérusalem céleste. Les vivants nous comblent et nous désespèrent, mais ce sont les disparus qui font problème. Ce sont ceux-là qui ne parlent plus, ceux dont on ne se souvient même plus… Misère ! c’est ceux-là qui nous font le plus mal ! ceux pour lesquels plus rien n’est possible. »

Le pèlerin avait demandé à Théo ce qu’il fallait faire pour sa cheville douloureuse. « Mange des cerises. C’est diurétique, très bon pour éliminer… » avait-il répondu dans son large sourire.



1 La Moujâhada est une forme sublimée de la jihad, celle-ci est tournée cette fois ver l’intérieur. C’est une guerre sainte menée contre les démons du soi.

2 La Grande Paix de 1701, marque un tournant dans la colonisation de la Nouvelle France, Les colons vont s’implanter partout autour de l’évêché de Québec, de la Gaspésie jusqu’à la Nouvelle-Orléans ; évangélisés, les Indiens de la confédération des 5 nations vont perdre leur terre, leur langue et leurs traditions.

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