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«  La rose d’Or enfin… La rose de l’illumination… Elle qui nous conduit à rechercher et à incarner en conscience notre légende personnelle… » 


MERCREDI – CASTROJERIZ - Itero del Castillo



Ma belle Flora,

Connais-tu l’expression japonaise aiguiser son sabre ? Aiguiser son sabre signifie approcher de l’acte pur. Se forger soi-même en quelque sorte, par la maîtrise de soi accomplissant le rituel de vivre. Apprendre à chaque jour de l’ensemble des menus gestes quotidiens accomplis selon la discipline de la perfection. Apprendre aussi par l’observation des autres, et de soi par la prise en note de nos réactions spontanées. Réaliser ainsi la mission pour laquelle nous sommes vivants en actualisant à travers faits et gestes l’intervention du ciel…

Qui autorise ainsi à épier les autres ? Le chef-d’œuvre pour l’humain n’est-il pas de s’accomplir d’abord soi ?

Qui te parles d’épier ? Ce n’est pas épier qu’apprendre, car apprendre c’est comprendre! Épier c’est guetter sa proie. Comprendre c’est harmoniser. Harmoniser c’est cela accomplir l’intention rêveuse de Brahmã dans son sommeil… Le destin de l’homme c’est de permettre à l’intelligence de l’esprit de s’éveiller et de fertiliser l’espace et le temps…

Plonger au cœur des illusions humaines afin d’en recueillir les multiples raisons, sans jamais les juger… voilà la voie du maître.

Ne jamais se croire arrivé à la grâce d’un pardon ; mais continuer plus loin, aimer l’autre dans ses qualités tout en sachant reconnaître ce qui doit être amélioré. Pour tant de folies commises par ignorance il faut dépasser l’innocence, la travaillant en sorte qu’elle émerge de la grâce. L’âge adulte de l’humain ne doit pas sanctifier l’innocence de l’ignorance. C’est un bien mauvais service à rendre aux enfants que de ne pas les ouvrir doucement aux réalités très crues de ce monde.

Il faut dire que dans le monde des hommes, la plupart vivent dans la plus parfaite irresponsabilité de ce qui dépasse les petits faits-divers de leur village, de leur quartier, de leur province. Ce n’est pas l’effet d’une quelconque méchanceté mais celui d’un ego obstinément frileux.

Effet de l’aliénation au mythe des croyances ordinaires, l’engloutissement des nantis dans la bonne conscience, résulte de l’atavisme culturel des habitudes, des idées reçues par la culture, la famille ; autant de potiches et de fétiches qui remplissent l’être de vent. Ainsi, en « bonne conscience », en « connaissance de cause » dit-on ; insignifiance en vérité car les étapes sur le chemin de la grâce sont hors des certitudes ou même de leur absence. Il n’est possible d’en prendre note qu’en s’appliquant à les mesurer à l’aune du temps.

Ce n’est pas ton cas, tes souvenirs forment un présent perpétuel.

…Ma vie est passée si vite Flora, que les sens du passant n’ont pas su la saisir…

À l’ombre des arbres l’instant de sa lettre aura été de bien courte durée. Songe éveillé, les émotions s’estompent au profit d’une réalité surréaliste, deux cyclistes fluorescents parlementent en espagnol. De caractère verbal, l’Espagnol porte sa langue comme une parure mozarabe, l’autre son compagnon Italien la vit entre gouaille et dérision… l’Espagnol surenchérit d’orgueil en gravité, tous deux se retrouvent néanmoins sur la performance de leurs engins. Le progrès technique omniprésent s’ajoutant à la fascination à mettre en scène les instruments de son pouvoir, font qu’en parfaite osmose, les vélos et leurs conducteurs sont souvent de même couleur. Dans ce cas précis l’un des centaures « cyclo-cycliste » est vert celluloïd, l’autre bleu bonbon. Ils s’harmonisent dans les teintes composites d’un papillon exotiques. Le plus grand pour achever cette hybridation, arbore un casque profilé qui souligne le maquillage Alien de sa panoplie…

L’autre engin de pouvoir c’est encore le portable, tu sais le « cellulaire ». Avant-hier après Castidelgado, j’ai rencontré un couple d’Américains de l’Idaho. Lui s’appelait Denis, « Déniss » pour respecter la prononciation. Il avait le type espagnol, un Catalan d’origine ayant migré aux « States » en 1970. Pendant que sa femme magasinait des babioles de pèlerinage dans un kiosque paumé planté en pleins champs on a échangé quelques mots. Le culte technologique de Déniss était moins évident que les deux cyclistes, mais pas moins étonnant.

Déniss sortit de la poche de son gilet un téléphone cellulaire et en actionna aussitôt la sonnerie. De cette manière il était sûr de « la » (il s’agissait de sa mère) rejoindre « overtime. » Très malade, celle-ci attendait quelque part, par-là… il désignait l’Ouest, que son Déniss lui reviennent. Le téléphone grâce au ciel permettait d’être branché, souligna-t-il avec émotion en tripotant son machin. À l’étalage des avantages de l’instrument de Déniss, le pèlerin restait muet. Un court instant il eut le sentiment d’être nu, voire même perçu dans le regard inquiet de Déniss, de se désintéresser des siens. Ni cellulaire, ni lab top… ce n’était pas clair. Les deux Américains du nord se reconnaissaient cependant par des standards communs, et d’abord ce formalisme convenu des présentations. Ils se sont présenté dans l’ordre par leurs noms et prénoms, puis avaient décliné leurs jobs respectifs, Déniss était Senior dans la recherche de quelque chose. L’un et l’autre partageaient le même optimisme enjoué et désinvolte mais en regard de son voisin du sud conformément branché, le Canadien faisait piètre figure. Hormis sa carte visa et de téléphone AT&T Canada, il n’avait rien. Du coup Déniss de l’Idaho vit un malaise : « rien d’autre qui puisse te relier aux tiens ? » risque-t-il sur la défensive…



Il faut de l'esprit pour bien parler, de l'intelligence suffit pour bien écouter

André Gide



Un certain calme s’est fait un jour pour le pèlerin, cela remonte à plusieurs années, la patience d’être attentif plus que le bavardage est devenue son livre ouvert sur l’étude, autant de lui-même que du monde ; être plus attentif aux autres, cela l’avait conduit à l’espoir d’être mieux compris.

Peu importe d’être compris ou non. Les uns et les autres que l’on attend sont partout, combien en reconnais-tu ? Ce n’est pas d’être compris qui enrichit ta vie… c’est de comprendre. 

Le dialogue s’interrompt dans sa tête. Lorsque le contact cesse, un vide se fait comme une source d’inspiration qui se tarit, une mamelle qui s’assèche. Oui, les travers de sa personne dont il se fait complice, il ne peut les corriger qu’à partir de l’autre. De la comparaison avec les autres surgit la lucidité sur soi-même. Il l’avait compris du jour où il résolut d’en vivre partout le théâtre. Le vivre, non comme spectateur médisant, ou indifférent, mais comme acteur, parfois comme admirateur toujours comme critique… Actualiser la fraternité nécessaire est en fait le fondement de l’enseignement du Christ et du mouvement des esséniens auquel dit-on, il aurait appartenu… Nul autre messager n’a sanctifié l’Humain à ce point. L’Humain « des pauvres, des déshérités, de la veuve et de l’orphelin... » Le message est si clair « ...jusque dans le ciel de lit de mes souvenirs », intervient une femme à côté. Petite, fragile, déterminée elle lui rappelle sa mère murmurant à son oreille que le petit Jésus vient parfois la nuit visiter les enfants sages. Ce Jésus-là de sa mémoire, son ami d’enfance, fonde la seule religion où l’effort se porte totalement sur l’impératif de l’autre.

Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre... 

Des pèlerins simples et vertueux, ils partagent la religion de sa mère. Comme elle, ils parlent de charité, de don, de solidarité. Très peu évoquent ouvertement leur foi. Ils agissent avec pudeur sur leur chemin de rédemption. Lui, partage-t-il cette religion ? il n’en est plus si sûr. Le doute qu’il ressent, grandit et cela l’attriste davantage. Ses enfants lui manquent, ses étudiants lui manquent, l’innocence de sa jeunesse aussi lui manque. « Comme le soupçon d’une imposture » lance un homme en conversation à travers le dortoir ; certes oui ! magiques coïncidences du hasard. À l’évidence ces conjonctures impromptues contrecarrent l’obscurcissement de l’âme. Le baume des circonstances heureuses stimule la curiosité de l’humain pour lui-même, l’amène à s’exprimer après un trop long sommeil, sur cette voie royale où ils se retrouvent enfin, un sentiment d’urgence éclot de la camaraderie entre marcheurs ; une symbiose, une « concorde » des âmes, l’équivalent spirituel de l’incontournable lien génétique par lequel les humains se sentent parents, certains jours heureux, tous issus d’un lointain ancêtre commun.

N’est-ce pas d’ailleurs ce qui est écrit dans la Genèse ? Et ce qui se trouve confirmé par l’anthropologie et la génétique récemment, au bonheur de Monsieur Darwin et de sa théorie de l’évolution ? Devenue science de l’homme, l’étude des grands singes nous éclaire sur le rapport entre Adam et Eve, Abel et Caïn et la communauté des vivants dans leur ensemble. Nous serions donc, effectivement plus ou moins héritiers d’un même ancêtre et parents éloignés par des lignées divergentes… d’un même gène, le mythe est rejoint par la science. Voilà comment cette famille humaine hétéroclite, l’accompagnant en ce destin épique, il y a ici sur cette route millénaire quelques descendants attirés par une lumière qui a pour nom la foi. Combien serions-nous à travers les siècles ? Centaines, milliers, millions ? que vaut le nombre ? Seule la foi des hommes de bonne volonté qui sont passés ici, bien avant nous, nourrit et fortifie l’appel vers lequel chacun se trouve personnellement engagé. Et comme pour les légions de pèlerins affamés de cette manne qu’est la grâce, nous progressons sans ce soucier de l’effort.



 Si vous voulez que les hommes s'entendent, faites leur faire des choses ensemble

Saint-Exupéry

L’individualisme ici s’oublie... Vendredi

Ne faudrait-il pas témoigner un jour de cette ferveur ? Raconter ce que ces gens cherchent. Comment ces marcheurs de paix vivent-ils cela ? Expliquer comment chacun devra s’accommoder pour la circonstance de bien des changements. Devoir retrouver la familiarité naturelle de l’être humain en groupe, la confiance et l’intimité avec les autres par la proximité physique d’une sorte de chuchotement comportemental ; une façon d’habiter son corps et de communiquer animalement par ce corps avec ses congénères ; faisant fi des langues, des cultures, des âges, des classes sociales. Laisser l’humain parler à d’autres êtres vivants en général ; aux autres humains en particulier. Par une certaine obligation de la communauté, réifier l’authenticité des rapports, renouer avec la solidarité propre aux situations extrêmes… Pour l’avoir vécu, tu le connais Flora ce sens pratique des hommes soudés par l’urgence d’une tâche à accomplir. Certains redoutent sûrement ce rapprochement entre étrangers, mais la plupart des pèlerins s’y complaisent ou s’en accommodent… En fait la froide confidentialité américaine, je ne suis pas mécontent ici d’avoir à la brutaliser quelque peu. L’éveil spirituel passe nécessairement par la proximité des êtres.

La personne humaine cessera d’être le sanctuaire sacro-saint de l’ego, de sa fonction ou de son rôle Chacun par le corridor du pèlerinage entrera en religion humaine.

Vois-tu, il m’apparaît que cette obsession de se protéger propre à notre culture est l’indice d’une extrême faiblesse de l’âme, comme une sorte de pathologie. Cette angoisse n’est jamais que la conséquence directe de l’agressivité individualiste du marché et du libéralisme puritain de notre culture. La névrose collective de la solitude où chacun s’enferme, quand le conformisme étend son désert à travers des millions d’indices unitaires à la consommation, régis par la litanie des sophismes publicitaires : C’est mon choix, c’est mon caractère, c’est ma vie... Le dernier rôle du petit homme sera de travailler pour s’étourdir dans l’absolutisme du droit à consommer, caché, solitaire, anxieux ; à compenser le manque d’humanité en consommant toujours davantage. La boucle est bouclée… « Plus personne ne s’intéresse à personne » chante Richard Desjardins.

Ici c’est différent. Sur les traces de la reine Isabelle, les âmes comme les corps sont à nu ; les voilà s’engouffrant dans cette méditation sur la mort qui est le lot commun de tous les humains plus ou moins éveillés. Lorsqu’elle cesse d’être craint, la mort s’apprivoise à mesure qu’on s’approche de la destination dernière de sa vie. Alors, ces gens suivent de concert la voie de l’amour du prochain, de la nature, du monde des vivants finalement… Pour ceux-là qui sont morts et qui bientôt vont mourir, hâtons-nous de mieux vivre, de réinventer l’amour. Combien d’êtres humains se sont-ils éteints depuis l’aube de notre espèce ? En deçà du sens de la vie qui jamais ne cessera de nous poursuivre, cette conversion attendue dans le ressourcement du monde des vivants, à l’égal d’un Soma de la bonne vie, nous conduira-t-il cahin-caha vers les racines du ciel ?

Peut-être pour savoir où on va, faudrait-il savoir d’abord d’où nous venons ? L’éternelle énigme, contraint à reposer inlassablement la question et accepter le fait que la question toujours primera sur la réponse, par nature lacunaire. Se frotter aux humeurs, choisir la voie difficile de l’harmonie des caractères ? Pour découvrir quoi… La mystérieuse plénitude de l’être divin ? J’en suis bien loin, sais-tu, Flora, cela m’est bien égal… nous sommes en chemin et il me semble comprendre pourquoi je suis ici est plus essentiel.



La Terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la Terre.

Sitting Bull – Sachem de la Nation Sioux


La question de l’origine lui revient à chaque saison avec les oies du printemps. À certains moments aussi, en été en France à la faveur de ses échanges avec Ali. Les trois définitions de l’être, il s’en souvient, ont été fructueuses. C’était il y a deux ans avec Hannah, peu de temps avant que sa maladie ne se déclare : « l’être du limon, l’être de l’azur et l’être de conscience, celui-là par lequel tu penses, toi! » Ali dans son souvenir sourit. Disciple de Maître Michel, ce compagnon de vie avait grandi dans une famille de musulmans chiites ; bien qu’il ne visite que rarement la mosquée, il ne manquait jamais de montrer beaucoup d’égards envers sa religion. Avec les années, Ali, devenu prof dans un lycée de la banlieue Nord de Paris, s’était concentré sur les trois questions de l’Être, avec ses étudiants et, durant plus de vingt ans : D’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Métaphysique élémentaire admet-il, mais par laquelle l’humain doit être abordé et distingué du règne animal. Les trois questions en appellent une autre clôturant ainsi la quadrature du cercle : Qui sommes-nous ?


Ali s’y appliquait, à répondre à l’occasion des travaux scolaires qu’il anime pour le bénéfice de ses étudiants, principalement ceux en difficulté. Qui sommes-nous, se pose sur le plan identitaire de l’origine, et se répète par la question de l’être. Elle montre comment elle est contingente d’un projet de vie. Car qui sommes-nous n’est jamais qu’un projet. La finalité de la vie concerne chacun et, dit toujours Ali, en prendre conscience ranimera le sens pour les jeunes en difficultés ; les concentrant tous sur la question : Que faisons-nous pour parvenir à son projet de vie ? Dérisoires questions convenaient-ils, elles ramènent cependant à la condition humaine. Insondable question qui se dissout dans l’unité cosmique. Le sens de la vie résulte de l’intégration de ces éléments existentiels… et l’unité, la socialisation éventuelle du jeune en difficulté, marque le succès, ou non, de cette opération.

Le mal de l’homme moderne ne vient pas du fait qu’il ait évacué le divin. Le divin étant un mystère ne peut disparaître. En revanche ce qui régresse c’est l’identification des fidèles à des formes religieuses qui leur paraissent archaïques, superstitieuses et trop exclusives pour être compatibles avec les connaissances contemporaines. La foi n’a aucunement la nécessité d’être ritualisée par une liturgie exclusive… soulignait Ali.

Elle peut s’épanouir dans la sanctification de mythe cosmique surplombant l’existence des messagers de la révélation… Un mythe cosmique comparable à travers la diversité de ses formes ; diversités au contraire qui convergent vers le pattern commun de la vie. Là où toutes les différences convergent. La connaissance progresse comme le Grand Arbre Divin, le mythe fondateur sur lequel se localisent les hiérarchies de l’humain depuis l’origine des mythes. Les généalogies humaines et supra humaines qui se préparent convergent vers un « pattern » commun, disaient plusieurs.


Ali redoutait ce temps qu’il voyait venir où l’intellect et les capacités physiques des humains seraient des séquences d’ADN, qu’on pourrait « magasiner » comme on s’achète une automobile. Le meilleur des mondes cesserait alors de devenir une illusion et ça s’en serait fini de l’humanité... Il riait au téléphone il y a deux mois encore… Je ne comprends pas ?

Une mythologie de croyances et de valeurs, communes. Bien qu’illusoires, elles n’en sont pas moins vitales à l’équilibre des sociétés humaines. Elles évoluent depuis des temps immémoriaux au gré des modes et, selon quelques-uns monuments messianiques qui ont métamorphosé les mythologies religieuses, les prophètes, les grands messagers fondateurs Zarathoustra et Bouddha, Christ et Mohamed disait Ali.

Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas eu de nouvelles de Ali à Paris, il n’a pas répondu à mes messages . La boîte vocale dit seulement de laisser le numéro. Je rappellerais à mon retour à Paris… Il est peut-être en stage avec ses étudiants quelque part dans un trou perdu.


En bout de chaîne au niveau personnel, fidèle ou mécréant gnostique ou agnostique, chacun se revêt d’un panel d’euphémismes pour affronter la rugosité de l’existence. En premier lieu desquels, la famille spirituelle à laquelle il appartient. Ali désignait ici l’héritage éthique des sociétés humaines et non l’impulsivité animale qui le presse dans la simple défense de sa progéniture. Un sentiment primaire fondée sur la confusion des petits et du territoire. L’homme en tant qu’animal a hérité de cette superposition du sentiment parental sur le territoire, mais le sensible de l’intelligence lui, permet de ressentir comment il est constitué de cette chair vivante qui s’incarne dans chaque projet d’avenir. Les désirs, des manières d’aimer… d’être parents. « L’Humain invoque sa culture en complément de celle de son Père... » disait Ali. Le pèlerin savait par habitude, que lorsqu’il évoquait le Père, c’était à Lui, Allah qu’il se référait. Jamais il n’en prononçait « en vain » le nom.

Nous habitons le monde et par chacun de nous ce monde nous habite…



Ali et les trois règles d’argent Mercredi


Ali aime parler des règles d’argent de l’Islam en hommage à la trinité peut-être ? Il les illustrait des doigts de sa main. C’était l’an dernier à Paris, en juillet dans un petit troquet de la place d’Italie. « S’en remettre à Dieu, c’est ihsan l’index, soit être juste et agir correctement. Iman le majeur, c’est l’abandon total en Lui (la divinité)... ou la relation directe avec l’être qui se traduit par l’inquiétude de la question : Qui sommes-nous ? La foi enfin, l’iman l’auriculaire est au cœur de la question de l’identité : Qui parle ? Qui pense ? Qui souffre ? »

L’Islam véritable prêche ainsi la rose de l’autodiscipline intérieure. Ali chaque fois soulignait cette notion essentielle et si dévaluée par les occidentaux. Le djihad, la guerre sainte est menée avant tout contre les mauvaises habitudes qui nous égarent. Le djihad dès lors, pour le pèlerin n’avait plus eu le même visage. Elle s’était transformée en vigile, ou moujâhada pour le croyant, « gardien de lui-même dans la grâce divine. » Ishan est donc l’observation stricte de cette loi et, cette loi s’établit sur la prodigalité : soit guider les gens vers l’amour (de Lui) qu’ils ont ressenti… ou partager ce que le Seigneur (Lui, encore) leur a donné. Incidemment, cette valeur se rapproche de ce que les Chrétiens appellent la charité. Mais en Islam c’est plus encore, le devoir d’être croyant, directement lié à celui du partage. Le musulman doit prodiguer les bienfaits comme le Maître doit retransmettre aux générations suivantes ce qui lui a été légué par héritage...


Avec « l’usufruit » de sa foi, soulignait Ali. Chacun ajoutant ainsi par sa contribution à la compréhension du monde. Voilà peut-être pourquoi dans cette Espagne de l’inquisition, le pèlerin redécouvre la vie. Un état spirituel qui le rapproche de sa douleur, lorsqu’il s’épanchait sur son chagrin face à l’incompréhension des gentils à l’égard de l’Islam. Ali savait que son Islam n’était ni celui des djihads islamistes ni celle des Talibans. Il savait aussi, que Iago el Matamore trahissait le message de ce Christ qu’il aimait comme on aime un Grand Frère. Ali lui avait confié depuis longtemps que si le Christ avait été crucifié, il n’y voyait pas lieu d’en magnifier son martyr… perpétré par l’obscurantisme le plus accablant de ses bourreaux, étrange image pour honorer quelqu’un. C’est la joie de vivre du Christ et de répandre la bonne Nouvelle de la libération, de la charité, du Pardon.


De son côté, le pèlerin préférait imaginer le Seigneur parmi les siens, prodiguant conseils et bienfaits, vivant et lumineux comme à Aquileia près de Trieste. Le pèlerin reconnaissait en ce dégoût du supplice chez Ali, sa propre répugnance à l’égard de la douteuse Passion. À l’instar d’Ali, il chérissait la croix, non comme le symbole d’un supplice, mais au contraire comme Le signe authentiquement humain planté à l’intersection de la verticale divine et de l’horizontale temporelle. Symbolique élémentaire de l’idée, du concept divin ou vulgaire, virtuel ou réel. Cette croix-là signale l’humanisme de la connaissance de sa conscience depuis Aristote… comme une source dérivant paresseusement vers l’océan, la compréhension symbolique et physique de la science et de la conscience se situe entre verticale du temps et plan de l’espace.


« Car telle est la mission de chaque être vivant sur cette planète… »



Parti à 05:45 de Burgos - Castrojeriz – 14:00 - L’épreuve

Il faisait très sombre ce matin au départ, beaucoup de pèlerins se hâtaient. Hier soir ils se disaient entre eux que demain commencerait sur la mesata (la petite table) la partie la plus chaude du camino. Il s’agit d’un haut plateau pelé se prolongeant jusqu’à León. À mesure que la matinée avancera un soleil de plomb va s’écraser sur le camino. Alors la sieste devient moins un trait culturel qu’une nécessité. Sur la toile de fond d’une lande désertique constituée de calcaire, le chemin serpente éblouissant entre des collines chauves. Dès les premiers pas il a cru que la journée s’achevait pour lui. Malgré bien des efforts, bandage, massage, shiatsu et quelques cerises, la douleur de la cheville s’était amplifiée…

Si tu n’es pas tombé c’est que tu peux continuer, alors continue…


Le conseil porte fruit, après le premier kilomètre « extrême », grâce peut-être à la récitation du mantra Ôm… Why not, se dit-il ! Le temps de la question il réalise être déjà loin. Les muscles contractés se sont sans doute échauffés et la démarche s’est affermie. Contre toute attente le miracle s’est produit.


Quand tout est foutu, reste le courage

Une étudiante


Au risque de se répéter, prends note encore en marge de ses efforts. Ce qui est demandé sera finalement disponible. « Rarement comme on s’y attendait » avait précisé Denise hier. Denise ! Seigneur quelle rencontre !


Denise ou l’arbre d’une vie…

Une solide nordique de six pieds, cinq pouces, en route depuis Reims « la ville du traité ». Sur la route du Danemark où elle demeure avec son mari depuis plus de vingt ans, Denise est descendu jusqu’ici. À Reims nous dit-elle, fût signée la reddition de la Wehrmacht. C’était le 7 mai 1945. En fin de soirée elle nous avait conté une histoire.

Il y avait une femme avait-elle commencé, dont les souvenirs se perdaient dans les branches d’un grand arbre. Alors qu’elle venait au monde son père avait planté un mélèze dans le parc de leur propriété. Un superbe plant qui avait grandi avec la petite fille, année après année ; il devait atteindre plus de vingt-huit mètres avant les tempêtes de l’hiver dernier. Elle avait grandi avec son arbre, ils étaient de même nature, des géants tous deux, paisibles et doux ; ses branches massives et fournies dépassaient de loin les essences du voisinage. Denise a une manière imposante d’occuper la place et elle nous exposait son histoire avec calme et concentration. L’auditoire des pèlerins était suspendu à ses lèvres. Cette femme est une véritable force de la nature qui ne se gargarise pas de la féminisation des termes. « Elle n’était pas tribune, mais tribun par la fougue de ses convictions… Elle souriait. C’est nécessaire ajoute-t-elle quand on occupe la fonction qui est la sienne au Conseil de L’Europe. » Elle était joyeuse et ses yeux trop bleus trahissaient un caractère rêveur. Perdu dans l’observation du personnage, il ignore comment, mais il avait perdu le fil du conte. Or celui-ci était parvenu à l’étape cruciale. Le drame du récit approchait du dénouement et Denise, quoique dotée d’une diction parfaite, à l’intonation voilée de sa voix, on la sentait émue.

« L’arbre était devant la petite fille qu’elle avait été. » Cette femme se souvenait comment elle lui parlait autrefois, tous les jours lui confiant ses secrets. L’arbre majestueux par l’exemple de sa puissance, avait opéré sur la croissance de l’enfant un effet psychologique extraordinaire. Le tronc s’érigeait droit, dressé comme un défi. Elle-même était bâtie comme la championne de natation qu’elle avait été. Éduquée par son père, sa mère étant morte alors qu’elle était toute petite, elle avait dû développer un caractère rigoureux et vaillant au contact de cet homme chaleureux mais inflexible. Puis son père décédé à son tour dans son adolescence, le conseil de famille l’avait confié jusqu’à sa majorité à une tante désœuvrée. Celle-ci s’était consacrée à la bonne éducation de sa nièce, trop contente de pouvoir lui prodiguer le meilleur d’elle-même. La tante était originaire de Strasbourg et Protestante, culture d’origine dans la lignée de son Père, une riche famille Alsacienne. Un oncle éloigné de cette branche paternelle s’était occupé de l’administration du domaine dont l’orpheline avait hérité. Jeune fille, elle avait été ainsi choyée par une famille où ce terme n’était pas vide de sens. Une famille autoritaire mais très solidaire. Elle avait poursuivie de brillantes études dans les langues, matières en lesquelles elle excellait et un jour s’était mariée très convenablement avec un riche industriel.

Il y a de cela plusieurs années, elle était jeune encore, c’était son anniversaire, elle avait eu une fulgurante intuition... une sorte de révélation. Elle avait su qu’il lui faudrait un jour aller à Compostelle. Depuis, au moins une fois par année elle revenait méditer devant son arbre… en ce lieu pour elle du ressourcement.

Il y a deux ans, en 98, elle avait compris qu’il fallait se préparer pour l’an prochain ; l’échéance était venue de partir depuis l’arbre extraordinaire de son « jardin secret » et de remonter « jusqu’à la vérité supérieure de Jacques le Majeur. »

Durant l’année 1999, elle avait bien voulu répondre à l’appel de l’arbre, mais par un curieux concours de circonstance, l’été été passé depuis longtemps ; Noël finalement arrivé, le rendez-vous anniversaire était manqué. Elle devint anxieuse et eut le pressentiment d’un drame imminent.

À cette époque, une tempête de vents très violent avait déferlé sur l’Europe. Elle reçut le téléphone de son métayer. Ce fidèle serviteur l’informait que l’arbre s’était déraciné causant d’importants dégâts, notamment sur la toiture des écuries. Elles s’étaient en partie effondrées. Dans le village quelques-uns se souvenaient encore de l’histoire de l’arbre si étroitement associé à la naissance de leur châtelaine. Beaucoup la chérissaient comme un membre éminent de leur communauté. C’est dire que l’événement avait causé tout un émoi dans la localité et ses environs. Bien que l’arbre ne fut pas le seul à avoir souffert de la tornade, la vie provinciale est ainsi faite, le mélèze du château, semblait supporter majestueux le poids de toute la catastrophe. Son effondrement était devenu le symbole d’un monde qui « tournait à l’envers. » En ce qui concerne l’héroïne, la nouvelle la prit de plein fouet confia-t-elle et une vive douleur dans la poitrine la fit suffoquer. Ce n’était qu’un début. Car l’arbre cachait un terrible secret. C’est plusieurs jours plus tard, que le second téléphone vint achever de bouleverser sa vie.

Cette fois des pluies diluviennes avaient dégagé de la souche de l’arbre une macabre découverte. Emprisonné dans le cocon des racines entrelacées, la dépouille d’un officier allemand en très mauvais état, identifiable par son seul matricule.

En proie à la plus grande appréhension la châtelaine s’est totalement investie dans la recherche de l’identité de cet homme. Elle a participé à l’enquête policière. En quelque sorte elle se sentait responsable. L’arbre étant sur sa propriété.

La première fois qu’elle fit la connaissance du policier chargé du dossier, ils se sont rendus ensemble chez le médecin légiste. Elle s’est d’abord confrontée à ce qui avait été trouvé, des photos faites avant l’exhumation du cadavre, prisonnier encore des racines. L’une d’elles notamment, celle de la découverte était impressionnante. Le mort ne se percevait que par une partie du crâne dégageant les orbites et le rictus effrayant d’une partie de la mâchoire. Comme respectueux de cette présence fantomatique le médecin expliquait à voix basse mais de manière clinique, que les os devenus friables sous la pression des racines littéralement gorgées de cette manne biochimique, se sont désagrégés presque complètement. L’analyse des restes, montre cependant qu’il s’agissait d’un homme jeune, 25 ans environ et en parfaite santé, d’une excellente hygiène relevée par l’état des dents intactes. Finalement il lui montre la plaque des WaffenSS retrouvée, portant son matricule et la mention de son grade. Le policier bien-sûr, sait que ce crime est relié à son père. C’est lui-même qui a planté l’arbre. Mais le policier sait aussi que ses parents ont eu à la libération des démêlés avec la justice pour cause de collaboration avec l’ennemi. On disait qu’ils recevaient beaucoup au début de la guerre... des industriels de l’Axe. L’alliance du Grand Reïch avait ses entrées au château disaient quelques mauvaises langues. Que s’était-il passé alors ce jour-là de sa naissance ? »

Denise regardait droit devant elle, quelques personnes visiblement gênées ont quitté la place en silence. Denise avait de réels talents de conteuse ; à une certaine implication dans le ton de la voix, clair et pacifié, chacun avait su dès les premiers mots, qui était « la châtelaine » de son récit. Sa tête balançait imperceptiblement d’avant en arrière. Le pèlerin savait qu’elle était sinon en transe, du moins dans un état d’émotion intense. Cela se remarquait au timbre légèrement haletant de sa voix. Elle se trouvait possédée par le poids écrasant de sa mémoire. La fraîcheur du soir était descendue… Il n’y avait que le silence. Elle reprit :

« Des tests d’ADN effectués à sa demande ont prouvé hors de tout doute que ce nazi était son père. »

Sans marquer de temps et comme une chose banale elle poursuivit : 

« Je pense bien que quelque chose en elle le redoutait depuis toujours. Cet homme qui avait été son père depuis toujours, en un lieu sacré et vénérable ne l’était plus vraiment et son véritable père était ailleurs comme une menace devant elle... Jusqu’à tout récemment encore, en fait avant même les événements qui avaient suivi la tornade, la petite fille qu’elle était resté… s’en doutait au plus profond de son être. Voilà qu’au lieu de ce père qu’elle avait magnifié, il lui avait fallu cinquante-cinq ans pour découvrir dans les replis de son cher mélèze la signature d’un crime dont elle avait été, sans aucun doute, à la fois l’enjeu et la seconde victime… » Elle s’exprimait comme devant un auditoire de justice, avec véhémence et clarté.

Hasard tragique ! Ce jour-là Denise comprit comment ses doutes s’avéraient justes. Élucidation certainement pour cette femme, elle a su s’opérer en cette femme par son dénouement macabre.  Denise est intensément présente, se perçoit en elle cette présence écorchée des désillusions. La révélation qui a du la saisir comme cette lueur encore dans le regard absent. Elle porte sur ce qui l’entoure un regard vide. La voilà possédée par une lassitude qui dépasse l’ordinaire du doute existentiel. Ce père qu’elle a tant aimé n’était effectivement pas le sien… bien que tout lui ait toujours dit le contraire. Quelque part elle en avait été informée. Elle ne savait plus où, depuis de longues années. Par quoi ? Il y a ces photos… il l’a tient dans ses bras. De son enfance elle a gardé la souvenance des gens qui disaient : « Grands Dieux, comme cette enfant ressemble à son père ! C’est son portrait tout craché… » Quelle ironie ! À quoi donc pouvait ressembler le jeune SS ?

Personne n’osait plus regarder Denise, mais tous la dévisageaient, le spectacle était bon, l’émotion intense. Le registre de sa vérité ne s’affirmait pas ici comme étant d’ordre théâtral, elle revivait la cruelle fatalité humaine élevée au niveau d’une sorte de crime. Une curiosité policière, un parricide. La comédie implique une fin symbolique, une image, une idée, qu’elle soit happy ou gore, la fin justifie le end final du bouc émissaire ; la position pathétique de Denise, au contraire l’avait ramenée à l’éternité de la durée... sans point final ; le sens pour elle resterait à jamais hypothèse. Les protagonistes avaient emporté la clef, restait l’enigme. Comme les signes changent de place... permutent, les vies se succèdent sans fin sur la Roue perpétuelle des renaissances. L’Horloge du temps est carnivore, c’est l’armoire célibataire qui se dévore elle-même. Elle est le maître concept du Maître Jheronimus. Un grand gosier béant sur le vide peuplé des monstres de Bosch. C’est la durée oppressante de l’éternité qui nous paralyse. Que peut-on faire de l’éternité… D’une question sans réponse, les Docteurs de la loi d’antan ont tricoté l’Enfer. Mais l’enfer en réalité n’est ni dans les flammes ni dans les masques grimaçants des damnés, il est dans la permanence de la souffrance des vivants. Éternité et présent comme le zéro et l’infini sont deux conceptions intellectuelles aussi abstraites qu’insaisissables.

Denise en patiente communion avec son mal demeure silencieuse. Un jour conclut-elle, « cette femme avait même réalisé que sa conviction pourrait remonter avant qu’elle ne soit vraiment consciente, l’enfance a de ces dons qu’aucune raison n’épuise. » Peut-être se souvenait-elle ? L’entité parentale dominée par sa mère décédée alors qu’elle n’avait que deux ans, soulignait-elle encore de son timbre clair. Cela avait renforcé non seulement la dévotion pour sa mère, mais était devenu l’indice d’une raison qui devait demeurer muette. L’aspect léonin de ses traits renforçait le caractère volontaire du personnage et cette assurance qui émanait naturellement d’elle, elle l’avait mis au service de sa confession à peine voilée. De nouveau enjouée elle nous avait regardé. Son naturel dominant s’était évanoui, dès l’instant où l’on comprenait qu’elle ne sacrifiait à aucun jeu… Denise est totalement en son être. Elle a cette qualité particulière, capable de percevoir ensemble différents plans de réalité… À ceux de l’action s’ajoute, le septième particulièrement, celui de l’esprit du dernier jour, soit celui du repos.

La quiétude est d’ordre divin. Denise vivait dans un monde de contemplation où la souffrance n’a plus vraiment prise. Elle se jouait de l’illusion du mal « le tragique est au-delà du temps et de l’espace connu. Le tragique c’est l’éternel recommencement. » Elle avait toujours voulu savoir sans doute d’où cette conviction intime lui était venue. Elle le savait aujourd’hui, le nez plongé dans le passé du soldat perdu… émissaire sans aucun doute de tant de crimes… auxquels il lui avait fallu apprendre à se sentir génétiquement liée. À la fin de son récit, elle avait retrouvé et sa force et la paix de son regard couleur du ciel.

La confession pudique de Denise avait pour objet de se purifier du crime dont elle était victime. Il lui avait fallu transcender l’horreur qui recouvrait la réalité funeste d’un rêve sacrifié sur l’autel de son enfance… a posteriori anéantie.


Au lieu de convertir cet épisode dont elle se trouvait sans doute l’infortunée héroïne… un si lourd secret à porter. C’est sur sa demande que le diagnostic génétique avait été conduit. Bien que les résultats d’enquête n’aient pas été publiés, nulle autre qu’elle n’avait intérêt à déterrer davantage cette histoire. Elle refusait probablement de sublimer l’événement dans le ressentiment envers soi-même. Sous la pression de la souffrance, elle avait choisi de témoigner des faits par l’artifice de la fable. L’épouvantable avait réalisé ainsi, le miracle d’une rédemption par le Grand Parler de la légende personnelle… alors qu’à la place, du psychiatre, nous étions devenu une communauté bienveillante à l’écoute.


Quoi qu’il en soit des miracles, en ce qui revient au pèlerin, la douleur de la cheville qui le matin s’enflammait d’une simple pression du doigt, 10kms après Burgos avait disparu. Un tel miracle, il l’attribue à Denise. Cette femme généreuse lui avait légué une valeur exemplaire.


Respectons le silence des morts avait-elle compris. Denise bien vivante se battait à sa manière contre la cruauté du destin, la vie n’exige-t-elle pas tant d’ardeur ? Combien elle attire, comme l’attention sur des modèles de courage encore possibles. Les pisse-froids, les pusillanimes, sont voués aux gémonies de l’angoisse. La plupart n’en tiennent pourtant aucun compte, ils ne portent point attention aux signes du destin, ne se doutant même pas qu’il existe, ou n’en veulent rien savoir. Le sens de la vie, le sens des choses, leur échappe et certains en viennent à douter de la pertinence du doute lui-même…

Contredisant la sottise ordinaire pointent au regard vigilant les signes de la grâce. Des circonstances providentielles surgissent les miracles qu’un souhait semi conscient a formulé. Tant de petits miracles le long du camino se négocient ainsi par l’effort de l’attention.


Il avait commencé à en prendre conscience, devenant plus attentif aux coïncidences, le reste s’était orchestré comme par soi-même, le bâton de marche entre autres. Découvert au moment où il avait eu besoin d’un support pour soutenir sa démarche hésitante, un vieux sarment de rosier sec et souple comme un nerf pétrifié était complaisamment appuyé sur un banc, tout aussi hospitalier. Mainmise de Dieu laissée là par une main généreuse, trop tordu pour faire des envieux il attendait comme un oubli… La plus belle canne qui soit, noueuse et recouverte encore des bardes épineuses de l’écorce, elle s’était avérée une aide étonnante. Elle pliait maintenant sous le poids du marcheur mais le bois de rosier dur mais flexible, ne rompait point. Le pommeau d’une de ses extrémités, sectionnée en dessous de la souche laissait voir le moignon noueux des racines. S’y calait sans effort le pouce, un relief étrangement ergonomique permettait d’y agripper la main fermement.


Autre miracle plus modeste le matin même, dans la semi obscurité de l’aurore, alors que je peinais pour avancer. C’est difficile à croire, une palette de chocolat tombée à terre, est venu me fournir le supplément dont j’avais tant regretté l’absence la veille. L’apport en sucre et en caféine a contribué sûrement à me permettre de continuer. Chaque fois ces « miracles » qui enchantent le quotidien m’auront redonné vigueur et entrain, accompagnant mon cheminement. Mais un autre miracle, sais-tu, m’attendait à Castrojeriz.


À la porte de l’auberge de Castrojeriz, le voilà en plein soleil après avoir marché huit heures. Vétilleux l’hospitaleros a refusé de l’héberger, parce que dit-il, ses lettres d’accréditation provenant de l’office du tourisme de la Galice —et tourangelle par l’adoubement du Père François— ne sont pas valables ici, en Castille y Leóne ! Amusant ! Voilà comment s’apprend que les ravages de la bureaucratie ne sont pas chasse gardée des régimes totalitaires ; préférant mettre sur le compte du formalisme ce que d’autres verraient comme le « bîn ordinaire! » petit vaudeville des hommes. Il ne s’attendait pas cependant, à en retrouver trace dans les rangs même de l’église du Christ. Quelle naïveté coupable ! En fait, l’archétype du fonctionnaire obtus s’habille de bien des livrées et par cet exemple, jusqu’aux fonctions les plus inattendues, les ayatollahs à l’évidence ne sont pas seulement dans le camp de l’ennemi traditionnel. Selon cet honorable serviteur de Rome, il lui aurait fallu aller à Fromista, à 25km de là, pour s’y faire tamponner la « credencial » et revenir ensuite à Castrojeriz... passer la nuit à l’auberge ! Ce comique lui annonce cela dans le plus parfait anglais castillan avec force conseils sur le taxi à prendre pour la dite expédition. Excellente épreuve de patience… Il passe proche de s’informer sur son lien de parenté avec le taxi en question ?


Il attend donc, non loin de l’église San Juan de Castrojejiz, fatigué au possible mais confiant néanmoins. La chaleur est à son zénith, il est pas loin de trois heures, faut s’abriter à l’ombre fraîche d’un mur ou sous un arbre et dormir. Le vent du nord enjambant les montagnes amène heureusement des bouffées plus fraîches en provenance de la mer… comme des caresses sur ses pieds toujours empouponnés de pansements, peinturés de désinfectant, exposés opportunément à l’air à chaque halte, plus fréquente que d’habitude ces dernières heures… Saisi par la torpeur il en vient à se demander s’il ne va pas coucher ici même sur ce banc, et demain matin se rendre à Fromista. À l’instant précis où cette décision va se brouiller dans le sommeil, au détour de la ruelle, surgissent trois français, Michelle, Raphaël et Marguerite…

Ils sont apparus comme les trois anges bibliques. Les messagers du ciel par lesquels s’annoncent, se nouent ou se concluent les grands épisodes de l’Ancien Testament. Complaisants les Français s’inquiètent de le voir assis là. Après avoir fait part de sa situation, ils s’informent sur son intention de dormir là quelques heures et proposent plutôt de les suivre, sur une autre route, en direction de Fromista. « Un raccourci » dit Raphaël « …ça réduit considérablement le trajet mais passe par une mesa que l’on aperçoit d’ici, regardes ! Il faudra marcher jusqu’au soir et dormir à Itero del Castillo peu avant Fromista… » Leur prochaine halte expose Raphaël. En se joignant à eux, « l’effet de groupe permettrait au pèlerin de vaincre l’obstacle » ajoute-t-il. Le pèlerin est bien prêt à aller au bout du monde avec d’aussi chevaleresques sauveurs. L’inflammation de sa jambe en raison du refroidissement de l’arrêt est de nouveau vive… bien que soit est estsupportable. En dépit de dix kilomètres supplémentaires en perspective, il accepte l’invitation, revigoré soudain.


« Transmettre aux générations suivantes… le dépôt de connaissance et d’expérience… d’intelligence et de conscience qui nous a été légué en héritage… »



JEUDI - ITERO DEL CASTILLO – FROMISTA - Palencia -

La montée de la mesata est ardue. La sente aveuglante gravit une pente fortement inclinée grimpant jusqu’au plateau en traversant ainsi plusieurs strates géologiques. Ces couches sédimentaires constituent par endroits ce qui peut sembler l’ébauche d’un escalier géant. En haut de la mesa, à moins de 100m., on découvre à perte de vue une sorte de plateau chauve, étincelant et plat comme la main où le sentier s’évanouît dans la caillasse. 8.5km en ligne droite sur ce plateau crépitant du soleil qui frappe la silice. Pas un souffle, pas une âme, seuls des corbeaux très hauts dans le ciel… Un chemin de pierrailles à peine discernable dans la gravelle de schiste éblouissant. Le pas se doit d’être précis et ferme. Raphaël est un grand gaillard, bien équipé, dans la pleine forme de l’âge. Il marche vite suivi de près par l’étranger. Celui-ci se maintient sur ses talons, heureux de trouver un marcheur d’aussi bon pas. La rivalité physique est un jeu, Raphaël à l’avantage de la jeunesse de la taille et du poids, il doit approcher du mètre quatre-vingt-dix… Insensiblement sans paraître forcer il distancie ses compagnons.


Il n’y a pas de véritable compétition sur le chemin ; chacun, peu ou prou s’assume tel qu’il est. Le pèlerin est passé depuis longtemps de l’autonomie à la responsabilité de soi et de ses actes ; ceci suffirait à expliquer pourquoi depuis Pampelone il préfère naviguer à son rythme ; il est éreintant d’aller à contretemps. Le pèlerin tout à son effort, ne risque pas de concession sur ce plan et se retrouve souvent solitaire, car il progresse à une vitesse de croisière qui tourne autour des 6km/h. Il le sait, il avance bien, relativement comparé à la plupart bien sûr. En Raphaël il a trouvé plus véloce ; il peine derrière par une sorte de jeu tacite et comprend vite que le vieil homme devra modestement concéder sa place au plus jeune. Distrait dans ses pensées, moins attentif, le sentier est escarpé, il trébuche. Il ne faut surtout pas tomber. Les roches sont tranchantes. Il parvient à se redresser. Trop tard ! la cheville droite a plié et lancé un si claironnant ! Le mica grésille littéralement sous le soleil, crisse et roule sous les chaussures… en cet endroit égaré du monde la mesa est interminable… Tout du long sa jambe va claironner une « danse du Roi » pour le moins crispante…  L’inflammation se réveille sur les aspérités instables du terrain… l’orgueil du compétiteur est mouché.


Le phénomène mérite d’être raconté, car c’est un bel exemple de l’effet domino, mieux connu par le terme tout aussi évocateur de la loi des séries. D’abord, prenez des ampoules mises à mal par dix kilomètres supplémentaires et qui se sont réouvertes... tout porte à le craindre, il n’a pas été voire ; puis, dans cette poursuite aussi rocambolesque et périlleuse que le fut la montée, ajoutez les quelques cymbales produites de ses plaies de nouveau à vif, vous obtiendrez un beau cas de distorsion. En fait en bon québécois « vous allez tout croche. »


« … Non, tu es tout croche ! »


L’an passé chez lui dans les Appalaches, la recette s’était avérée infaillible. Il s’en souvient pour l’avoir éprouvé à l’issue d’une randonnée trop rapide en compagnie de Philippe et Flora. Les muscles se durcissent soudain sous l’effet de la tension prolongée. La fatigue du corps tendu par l’effort se contracte et se développe… une « tendinite », selon le diagnostic de Raphaël. La tendinite dans ce cas-ci est une inflammation de la gaine conjonctive qui recouvre les tendons de la cheville. De peine et de misère, le voilà retrouvant Raphaël qui l’attend tranquillement à un point d’eau situé au pied d’un petit monticule de pierres roses. À l’intention des pèlerins, une source d’eau délicieusement fraîche jaillit d’une vasque creusée à même le grès rose de la roche. De là, l’horizon s’étend si vaste, qu’ils en viennent à se demander si ce n’est pas là-bas le mont Castillo que l’on aperçoit dominant les Cantabriques. À l’aide de sa carte, Raphaël conclut que ce ne peut-être que lui ; il l’indique dans la direction de Santander sur l’horizon Nord. Bientôt, Michelle les rejoint, ils échangent quelques impressions sur ce site extraordinaire. Michelle évoque son enfance et parle d’une petite fille qui rêvait de trouver la voie du Seigneur... Marguerite arrive enfin, soufflante et rouge comme une tomate. Après avoir déposé sa charge et désaltérée abondamment à la source, Marguerite grille une cigarette. « Margie » est touchante avec son caractère bougon et cette énergie têtue à l’évidence intempestive. Mais sous l’humeur soupe au lait de la petite femme se devine un tempérament d’acier et une dévotion sans pareille. Après s’être désaltérés, avoir soufflés quelque peu, ils reprennent la route de meilleure humeur. En moins d’une heure, de nouveau en terrain plat, les voilà devant Itero del Castillo. Un endroit mystérieux qui tient de la carte postale évoquant un pays de nulle part. Ils y dormiront tantôt, fourbus. Pour le moment il leur faut se laver et « soigner les chevaux » dit un compagnon près de lui en parlant de ses pieds qu’il observe découragé d’un si triste état. Oui, certainement plusieurs en ont eu pour leur compte aujourd’hui… Il faut se restaurer aussi… dans une belle camaraderie ils décident de faire cela au poil !






La prière de l'agnostique : « Ô Dieu, s'il y a un Dieu, sauve mon âme si j'ai une âme »

Ernest Renan



Résultat, la nuit aura été plutôt courte à Itero del Castillo. Ses trois amis avaient décidé de souper à la bodega locale et l’avait invité à les accompagner. L’unique établissement de l’endroit se tient dans un recoin insoupçonné du village ouvert directement sur les champs. Après une longue toilette, lessive et luxes divers, il les a retrouvés en arrière de la salle d’un bar sans grâce, d’où on accède à une salle à manger immaculée dont les tables sont dressées de linge fin. Ce décor apprêté contraste singulièrement avec l’extrême dénuement du village. Un peu étourdi ils choisissent un table près d’une fenêtre.

La bonne compagnie peut déguster un vrai repas. Ça ne pouvait pas se refuser, primum vivere l’emporte le plus souvent sur la raison ; ses pieds dans un sérieux état, il eût mieux valu les reposer et surtout ne pas boire de vin afin de maintenir la température générale du corps assez basse pour laisser le repos faire son office. Mais la tentation a été trop forte et puis, il en convient, il faut fournir quelque « combustible » à l’organisme mis à mal. À table, outre les trois Français, se trouvait une jeune Portugaise du nom de Mona aux pieds si esquintés que Michelle l’avait déjà pris sous son aile, enfin un couple de Florentins enjoués. Ils ont donc festoyé ensemble, relativement sobrement mais intensément ; entrée par une soupe de haricots rouges du meilleur style bean 100% canadien, accompagné d’un excellent vin de table légèrement résiné mais fort « goûtu, » selon l’appréciation de Mona ; suivi d’une omelette au jambon et fromage pour le dessert. Ce fût une soirée chaleureuse quoique trop brève qui s’est achevée par un hommage discret à la pleine Lune. À trois heure trente du matin, un pèlerin Allemand est parti à cheval, suivi de quelques courageux, sans doute attirés plus que d’ordinaire par la lueur féerique de l’astre.


Pour sa part, avec ses trois compagnons ils décollèrent en dernier. La route sans arbre s’est montrée assez vite aussi interminable que la veille, écrasée sous une chaleur harassante ils peinent et la plupart n’avancent plus. Ses pensées cependant se concentrent sur ce qu’il vit. Une suite de rencontres remarquables ressortent comme des moments majeurs d’un parcours de plus en plus initiatique : Jacques, l’Américain, Théo, Denise à Burgos, hier le bureaucrate de Castrojeriz, suivi des trois anges ses nouveaux amis... Il se souvient.

En arrivant à Itero del Castillo hier soir, le hameau s’est présenté comme un conte de western. Des maisons de pisé là encore, un troupeau de brebis castillanes aussi conduites par un berger digne, drapé d’une épaisse cape grise doublée de pourpre. L’homme était accompagné de chiens agiles rassemblant le troupeau. L’un d’eux, ayant commis une faute sans doute, s’est fait frapper d’un coup de gourdin par le berger qui eût laissé le pèlerin pour mort, mais… pour le chien qui en a vu d’autres, ce n’est qu’un coup comme un autre. Il s’est contenté de hurler une plainte sèche sans espoir et la queue entre les pattes est retourné à sa tâche. Pui est arrivé un Jeep Cherokee flambant neuf. Surgi de nulle part le véhicule s’est immobilisé silencieusement à hauteur du berger. La vitre teintée baissée, au volant un gros homme tétant un énorme cigare lui a dit quelque chose. Le pèlerin avait spéculé sur le coût d’un tel 4X4 dans cette région hors du temps. « C’est un pays de contraste » lui avait-on dit. C’est peu dire. L’homme au cigare après avoir laissé ces instructions au berger, la voiture s’était éloignée lentement dans un rêve. Les cloches sonnait l’Angélus tandis qu’en arrière les chevaux de l’Allemand s’ébrouaient dans la cour où les pèlerins avaient déjà étendu du linge à sécher.

Une mystérieuse paix règnait en ce lieu, une cohérence, de celle qui dissout les questions dans le dérisoire. Les chevaux dans l’enclos semblaient en rire et plus loin, au fond du pré une vieille machine à Coke jurait de ses teintes criardes dans le flamboiement du couchant. Sous ce ciel tout en ce hameau retrouvait sa voie, il n’y avait point d’offense, que l’harmonie. Le vent du soir chaud et parfumé des lauriers du Rio Pisuerga tout proche apportait l’enchantement de la paix.


Première note sur la sémiologie, ou le sens des mot… Jeudi

Ce soir-là à Itero del Castillo ils ont vécu un instant d’éternité… Les trois anges sont redevenus compagnons…


Aujourd’hui sur la route, ils ne sont plus de ces anges qui transportent sur leur dos les âmes égarées… Mais un homme et deux femmes, tous les trois aussi fascinants que camarades d’exception.  


Qu’est-ce donc qu’un ange ? Le respect du sens des mots est indispensable pour se rapprocher de l’état d’esprit de celui qui parle. Le fameux sens dérisoire de la tchatche, « parler pour parler » répétait Jacques. Ce courageux Jacques qui combattait le mal dont il était la proie par l’action de son pèlerinage. Pour lui, c’était par ses mots qu’il traduisait l’expérience ressassée de la vie. Une vie pour laquelle il s’acharnait, sans avoir vraiment la foi disait-il, mais avec cette ferveur contemplative du panthéiste, c’est-à-dire celle pour qui tout fait signe justement. Autrement dit la science du sens, ou la « sémiologie » des savants de la chose écrite, en fait « l’art d’interpréter les intentions profondes de chaque geste que nous posons à partir d’une idée, d’une œuvre qui se construit ou simplement... d’une histoire déconstruite comme on le fait d’un moteur » ajoutait-il en évoquant la métaphore de Sisyphe… Héros de la mythologie Grecque dont Albert Camus avait fait son emblème, inlassable il hissait au sommet d’une montagne une lourde pierre qui retombait chaque fois au fond d’un ravin. « L’ange est le compagnon de fortune du Sisyphe. Il vit en chacun, il oriente le pèlerin, l’encourage chaque jour à honorer le bien vivre, le savoir vivre… c’est-à-dire vivre plus en conscience, en amour, que dis-je en connaissance. »

Jacques n’avait pas son pareil pour donner des définitions qu’on n’attendait plus.

Effet domino ou lois des séries, là encore ne seraient qu’associations d’idées ; l’ange résulterait d’une pure création de l’esprit. Vendredi dernier à Viana, Jacques au détour d’une parabole citait la théorie d’un neurologue qui soutient que le mysticisme peut s’expliquer très matériellement par la biochimie du cerveau. Matière ou esprit, le dilemme de l’œuf et de la poule ne s’expliquerait que par la complémentarité du système qui le contient. C’est peut-être, disait-il Jacques, la nécessité pour la vie de parvenir à la conscience d’exister. L’esprit ne serait alors qu’un effet existentiel de l’incarnation ; existentiel en vertu de quoi l’esprit n’est rien tout seul ! Il lui faut s’incarner dans un corps, s’inscrire dans la continuité d’un temps et d’un espace qui ait forme, qui ait sens… Ainsi font-ils de ce qui leur est perceptible, une histoire qu’ils traduisent par des signes et des images. Ils décrivent ainsi la géographie du cours de leur vie, la manière plus ou moins élaborée qu’ils ont de la percevoir, de la ressentir, de transiger en chaque occasion avec ce qui leur arrive. Parallèle identique à l’Histoire collective des peuples et des cultures, « l’histoire individuelle, propre à chacun, n’est jamais que le vécu personnel auquel nous sommes contraints, de lui donner sens ici maintenant, au risque de devenir fou… » lui avait dit Jacques dans un moment de sérieux. Connaissance de soi et du monde, relèvent de la même obligation de la vie à se reconnaître, à écrire des histoires, à tracer des cartes. Prendre conscience « de soi-même » c’est repousser pour l’Homme l’absurdité de l’existence. Ne doivent-ils pas pour cela se raconter ? Choisir et s’engager, à tout moment garder fermement le cap sur la réalisation d’une décision prise, d’un destin, individuel et, ou collectif qui leur soit directeur... ou à l’inverse, s’abandonner, se laisser dériver au gré des aléas... Pour Jacques, la maladie le confrontait à cette réalité brute de la navigation ou du naufrage. .

« Marcher, cela signifie entretenir la machine humaine ? » a remarqué Raphaël hier au souper. « Graisser, vidanger, se reposer, font parties de la juste conduite » dira Justin, bien plus tard sur le Cebreiro, soulignant par là qu’il n’y a point de honte à soigner son corps, comme d’autres entretiennent leur bicyclette. « Comme la monture qui nous supporte, qu’elle soit de fer ou de sang, la seule médecine qui optimise sa durée ce sont les soins que tu lui portes, autant que la destinée poursuivie contre l’inéluctable fin. »




 Notre esprit est fait pour le mal comme pour le bien. C’est à nous de choisir. Et le plus souvent, nous ne pouvons même pas réclamer la paternité de notre choix. C’est affaire d’éducation, d’habitude, de système nerveux… et de chromosomes !

Eugène Cloutier



« Sans histoire, l’esprit se trouve vidé de sa substance. Vide de sens ! » Raphaël ramène son chapeau sur ses yeux puis s’enligne direct dans la lueur incertaine de l’aube. Sur la route par cette belle journée qui commence, va se disputer la nécessité d’une pédagogie de l’être. Et le sens justement du commandement chiite de l’Islam véritable « naître à soi-même. » La science musulmane selon Ali, a érigé plus haut que tout la « maïeutique » de Socrate. En son temps, le père de la philosophie se disait accoucheur des âmes. De sorte que le devoir intrinsèque du Maître à l’égard de l’apprenti c’est de l’aider à naître…


Ali soutient qu’en enseignant à se connaître, la personne humaine est amenée à s’éveiller à ses devoirs, à devenir autonome, responsable et donc, à s’engager vers un objectif qui soit le sien dans le bien commun de tous. C’était selon Ali ce qui se transmet de plus précieux dans le soufisme, théologie musulmane des saints inspirés, dont les derviches tourneurs sont considérés comme des amants mystiques ; visant à se libérer de la prison de l’incarnation et des entraves de la matière par l’union de l’âme humaine et de son Créateur. Au cours de sa jeunesse dissolue, le pèlerin avait trouvé dans les enseignements d’un sorcier Yaqui, rapporté par un ethnologue Américain plutôt inspiré, l’essentiel de ce qu’enseignent les sages. Il n’était pas le seul d’ailleurs à être attiré par ce que les esprits sérieux considéraient à l’époque comme « …des sornettes de bonnes femmes. » L’œuvre de Castaneda, pour lui avait même signifié durant un temps le courage de l’engagement, à sortir du trou des idées toute prêtes pour respirer l’air libre du monde réel. Car l’élément majeur commun à ces apprentissages serait d’accomplir la totalité de l’être engagé dans son destin ; savoir être en devenir de soi-même conduit certainement à la prise de conscience du double divin.


Ce qu’on appelle conscience et dont la plupart des êtres humains, sur les cinq continents, s’évertuent à meubler leur ciel … est un patchwork des croyances religieuses, Raphaël disait que le « Céleste » s’il existe, est au-dessus de toute connaissance « l’inconnu ne peut être formulé par aucun de nos signes. C’est en trahir le mystère que de lui donner un nom. » Il ne croyait pas au double, ni angélique ou divin… et se gaussait du mythe de l’intention divine


Si nous pouvions posséder tout ce que notre regard moissonne, aurions-nous besoin de chercher un sens à notre vie ? 

Norbert Élie


Seconde note du jour sur la sémiologie

Chère Flora,

La sémiologie ou la science du sens me paraît vaine en regard de l’insondable richesse des images —une image vaut-elle vraiment mille mots ?— et de la diversité des symboles auxquels chaque image se lie, se relie aux signes de la conscience collective… IMBITABLE ! s’esclafferait mon bon Maître. Michel nous disait souvent... lorsque la base nous tourmente —mes pieds sans aucun doute en ce moment— l’esprit s’évade. À l’égard de chaque itinéraire personnel, Michel jouait d’excellence son rôle baroque d’accoucheur des consciences… « La science des signes ne signale que la saturation des mots… » disait-il, « mais quand ils pètent en conscience… l’esprit s’en trouve incommodée… Cosmos, esprit, infini, éternel… je laisse ces artifices de foire aux ventriloques du miraculeux… libre à chacun de se croire relié à d’autres dimensions ou par d’autre sens. » Sa leçon a porté fruit, mes « miracles » ne m’illusionnent pas plus que les dithyrambes précieuses sur le sens… La nuit passée je me suis réveillé en joie. Dans mon rêve Michel s’esclaffait… j’ignore pourquoi, les mots lui sortaient des oreilles et s’élevaient diaphanes comme les phylactères des enluminures médiévales…

La science de l’interprétation scripturaire est cependant indispensable pour évaluer le prix particulier que l’on accorde aux mots. Plus précis, comment chaque locuteur, chaque personne qui parle, accorde-t-elle une valeur précise à cette avalanche des idiomes prononcés sans y penser ? Chaque terme par exemple peut-être compris dans un sens idéal ou trivial ? Comprendre les mots c’est mesurer en quelque sorte la valeur que l’on attribue aux choses comme aux êtres. Ici se révèle quelque chose de la vraie vie. Notamment comment se situer dans cette existence qui nous possède… « Nous ne sommes pas en vie, c’est peut-être la vie qui s’incarne à travers nous… C’est peut-être la vie qui agit à travers chacun de nos choix. Nous ne serions, chers vaniteux que des cellules périssables d’une entité cosmique emportée au loin sur le très vieil Océan de son émergence. » J’ignorais vois-tu, que mon vieux Michel pérorait lui aussi sur les broderies du sens mais tout n’est-il pas possible dans la remise en scène du rêve ? Bienheureux songe, celui-ci par sa reprise inopinée tombait à point sur l’inestimable désir de s’interroger sur soi. Par une sorte de « psychanalyse » de nos mots si galvaudés, notamment ceux se rapportant au sens commun qu’on leur accorde, et lorsque ce sens nous renvoit au mystère.

Comment comprennent-ils par exemple le mot Amour ? comme un don du ciel ou une calamité ? « Tombent-ils en amour ? » Ou y montent-ils … ? Les subtilités de la langue québécoise sont évocatrices de l’attitude particulière par laquelle chacun s’accommodera de l’aventure de sa vie… ou de sa platitude. Pour chaque mot il en sera de même. Compassion ? pitié ? jouissance ? marcher ? « comment se situer en regard de ces « objets-mentaux » utilisés sans réfléchir ? » s’interrogeait tout haut Raphaël sur le chemin. « D’abord réfléchis ! Pas souvent possible, mais essaie encore, et encore. Enfonces-toi ça dans la caboche, fonce, défonce la carapace épaisse de l’inconscient. Libère-toi de l’obscur qui t’oppresse. Il a pour nom l’ignorance. Il incombe à chacun d’en dénouer tortuosités et maléfices… Telles sont quelques questions auxquelles il faudrait consacrer un peu de temps ? » Raphaël marchait en avant d’eux de son pas allègre... prêchant tout haut dans le désert et sans le moindre malaise…






« Afin qu’il s’inscrive, fleurisse, croisse et se multiplie dans le grand arbre de la connaissance…De la conscience de la vie universelle… »



VENDREDI - Calzadila de la Cueza


Le lendemain, déjeuner frugal au bar. Dominé par une imposante Carmen trônant derrière son comptoir animé des quelques journaliers en route vers leur ouvrage. La bonne humeur règne dans la fraîcheur passagère du matin. Puis les revoilà sur le chemin ; il s’attendait que ses anges de la veille s’envolent et le laissent en arrière. Il n’en est rien, ils marchent ensemble. Marguerite traînant plus encore que d’habitude, il n’eut de la sorte aucun mal à la suivre. D’ailleurs il y a beaucoup de monde sur la route. En dépit des anti-inflammatoires que lui a passé Michelle, de la pommade et des bons soins, il devra se contenter de Fromista à 10km seulement de là. Fromista, il va y passer la journée pour reposer sa jambe enflée et panser sur la place du village les folies de la veille… à l’ombre bienveillante des arbres.

Une raison profonde Vendredi


En claire-voie des illusions auxquelles nous ne prenons garde, inconsciemment mais certainement aussi afin de préserver notre santé mentale, un dessin transparaît à la surface du pèlerinage… sa raison profonde. La quête du sacré Flora, sûrement comme une sorte de drogue me conduit, j’en suis conscient mais plus encore émerveillé. Tout ce que je vis présentement me bouleverse et m’anéantit… Comment traduire cette ferveur sans verser dans le prêchi-prêcha ? dans le conformisme des rites d’une religiosité confite, surannée… L’église n’est rien, parce qu’elle ne peut être qu’un symbole institué de Sa présence, mais non pas La présence elle-même. La véritable église est partout en chacune des créatures. L’autel est un lit de branchage pour notre ami Ishini, et sa foi comme chaman, bien que naïve comparée au cérémonial pompeux des grandes religions dites du Livre, n’en est pas moins extatique face au visage divin de la nature. Ce visage de la Terre Mère, tellement présente dans la mythologie amérindienne, je le vois ici encore, hiératique, étendu tel un jardin, partout et nulle part à la fois, il est l’Immense, l’Indéfinissable, l’Ineffable, l’Éternel. Ces mots on les retrouve dans toutes les traditions religieuses, mais ils ne traduisent que l’impuissance justement, en regard du formulé comparé à l’appel auquel on s’efforce de répondre. Hélas Flora, rationnellement ce sens ne peut être spécifié. Il ne peut être exprimé que par la fable ou quel qu’autre expédient, anyway il en reste à l’évocation. Il ne saurait être ni mesuré dans l’espace ni compté dans le temps. Ce tragique de l’impuissance humaine devant la révélation divine, réduit à de simples équivalences mythiques le pôle des sortilèges du chaman comme celui administré par les Docteurs de la Loi. Chaque humain, humble ou puissant est à même enseigne devant Son mystère. Peu importe l’église et son rituel, ou qu’il soit, savant ou simple d’esprit, seule restera jusqu’au dernier pèlerin la quête inlassable de l’humanité. L’étourdissante cohorte des fidèles qui se sont usés les pieds sur le parvis des églises le long du camino. À partir des quatre points cardinaux de l’Europe voyaient-ils eux aussi le divin dans la nature comme Saint François, lui qui apprenait si humblement du simple chant de ses amis oiseaux ?


Il faut vivre comme on voudrait vivre, selon des lois et des mesures, selon les lois et les mesures de celui qu’on veut devenir. On ne se livre pas au hasard. On ne se livre pas : on lutte. On naît livré au hasard et c’est en se créant qu’on se délivre, en créant sa vie.

Réjean Ducharme


Écoute, aimer c’est désirer cette humanité en devenir… C’est apprendre de Lui. Saint François sûrement aimait beaucoup les oiseaux et le ciel, leur terrain de jeu. Comment chanter dans le vent ? avec le vent à notre tour… pour qu’il sème aujourd’hui grâce à cet Autre inaccessible, les connaissances et largesses destinées aux pauvres, les perpétuels oubliés ? Comme aux riches, innocents aux mains pleines, aveugles et recroquevillés sur l’égoïsme de leur condition. Mais ce rêve porteur de Paradis et d’Utopie, de magnanimité divine et de providence étatique est si loin de la pratique. La vérité n’est qu’un diamant insaisissable sur le frémissement du lac de notre conscience endormie, disait un sage. Vers quelle indifférence démente sommes-nous entraînée ? Par qui sommes-nous conduits ? Les pauvres, les plus démunis, la veuve et l’orphelin du Christ, dans cette société d’abondance et de consommation, comment se fait-il que l’injustice soit devenue chaque jour plus répugnante… à certains et non pour d’autres, pour qui justement ce n’est que justice ? Quels sont les plus fous ? La faim de l’amour ne justifie-t-il pas tous les moyens de la charité ? C’était la première loi des bonnes œuvres du message évangélique. Elle est dans les faits restée lettre morte. Y mettre un terme ici même, maintenant sans plus attendre, à cette souffrance ne devrait-il pas être, pour tous, la plus belle cause commune ?


Une leçon d’humilité

À Castrojeriz il s’est retrouvé confronté à la bureaucratie d’un ordre voué entièrement à la gérance du culte. « Des intégristes qui réveillent tou’le monde avec des chants grégoriens » lui confiera plus tard, Ernest le narquois ; un vétéran qui en est à son quatrième Compostelle. Belge de Namur, Ernest raconte dans sa langue fleurie comment l’aubergiste de Castrojeriz « l’a fort fâché » après qu’il eut mis sa performance en doute sur la foi des dates tamponnées sur son passeport. 1 À la vue de ces étampes le cerbère de Castrojeriz doute que ces étapes, si longues, aient été faites à pied. Qu’il soit venu si vite de Burgos avait surpris le soupçonneux rond-de-cuir… celui-ci matois insinuait « qu’il aurait dû prendre le bus pour aller plus vite ». Ernest, il a pas aimé ça ! Juste d’évoquer cet épisode, il devient écarlate. Ce bouillant tempérament raconte avoir travaillé toute sa vie pour le Club Med et voyagé ainsi, sur les plus beaux sites du monde. À l’origine il était « compagnon » ébéniste, mais, attiré par les voyages il a choisi d’exercer son art dans l’industrie touristique. Il ajoute être fier de sa culture des Compagnons du devoir… La plus ancienne confrérie d’artisans, comme autrefois certains notables des corporations manufacturières l’étaient au quinzième siècle, avec le commerce des étoffes, des épices et des bois précieux ; ces premiers grands bourgeois des villes riches du Nord, florissantes dans les Flandres, entre Bruges, Gand et Amsterdam ; le plat pays d’Ernest. Il est honoré d’avoir œuvré sur des bois exotiques, construit des salles à dîner de grands luxes, des aires de jeux splendides pour les enfants… Si nous ne marchions pas si vite, sûrement il lui montrerait quelques photos… d’ailleurs il en parle comme d’un trésor. « Elles sont tout ce qui me reste de ce que j’ai fait de ma vie… »

Au contact d’Ernest, bref mais chaleureux, il atterrit en lui-même. L’histoire l’amuse, ce bien curieux hospitalier de Castrojeriz fut l’instrument, se dit-il en lui-même, de sa convocation à l’épreuve de l’humilité. Les événements s’en sont précipités aussitôt. Une fois l’humilité appréciée, surgissent les trois émissaires providentiels. De ceux-là qui aident à surmonter des épreuves tout y en ajoutant, par nombre de signes discrets… L’événement devient ainsi apprentissage, l’apprentissage transformation. Des signes qui ont cette fugacité d’une torche électrique dans la nuit de l’inconscient, mais qui s’impriment dans la mémoire vivante de l’âme… De fait l’intervention des trois anges a réussi à lui faire faire 49km au lieu des 36km prévus. Puis elle est suivie de la métamorphose alors qu’en chemin ils redeviennent simplement humains, remarquables certes car Raph, Michelle et Margie sont parmi les plus généreux… Si, c’est moins courant que d’ordinaire, cela n’en fait pas pour autant des anges… Durant quelques heures, leur dévouement discret aura été pour lui l’égal de celui des séraphins bibliques. En quelque sorte ils l’ont porté. Quand les coïncidences heureuses s’enchaînent et contrebalancent les épreuves du jour, combien rencontrons-nous d’anges dans notre vie ? Les siens, il les a vus. Il y avait quelque chose d’irréel dans cette étape sublime menant à la découverte de l’humilité. Il ne regrette plus sa jambe douloureuse ni ses pieds en charpies, ni l’ongle du pouce presque décollé, Berk ! Certains humains valent bien les anges ! Revient alors le souvenir de cette femme très digne aperçue à l’Île-Bouchard. Elle portait le nom de sa mère mais elle aurait pu être sa grand’sœur. Qu’avait-elle vue, elle ?

Je me sentais proche de cette foi. J’ai ressenti à travers le récit de sa vision, vibrer en elle, une qualité d’âme égale à celle de mes trois compagnons… par la riche coïncidence de leur survenue dans ma vie.

L’arrivée à Calzadila de la Cueza fut ensuite, et même davantage, une expérience toute à fait inoubliable. En ce petit bourg prospère il n’y avait pas d’auberge, ni nul part ailleurs pour s’abriter, alors sur l’invitation du Maire, ils ont dormi dans la mairie… Personne ne leur a rien demandé, c’était là comme ça, offert pour les pèlerins. La mairie était exiguë, le confort des plus réduit, dormir dehors eut été certainement préférable, mais comment un cadeau pareil peut-il se refuser ?

À Calzadila de la Cueza la mythologie populaire fonctionnait à plein régime, la « maison du peuple » —véritable autant que vénérable bien que modeste— a été ce soir-là leur hôte… ce que devrait être toute mairie digne de ce nom en pays d’utopie. Selon le pèlerin, un lieu public, appartenant à tous et disponible aux gens du voyage. Tout semblait aller de soi en cet endroit reculé, jusque dans le bar étrange et désert où ils se sont restaurés d’un excellent fromage, une sorte de tomme, dite de Burgos. Quand on parlera de cité idéale, sa vie durant, leur reviendra le souvenir de Calzadila de la Cueza, et de ses habitants généreux ; la civilité de bon aloi ouverte aux soins de tous… une sorte de rêve réalisé d’un monde bienveillant.


À quel point l’idéal est-il de la sorte à portée de la main d’une bonne volonté ? À saisir dans l’instant car elle est fugace… Qu’il s’agisse de la générosité d’une personne ou d’une modeste commune, c’est par un exemple, un seul, que l’impossible cesse et que la réalité s’inscrit dans un nouveau modèle. Dans ce village c’était faisable parce que celui-ci avait conservé une dimension humaine. Il y eût une « religion de l’homme » à laquelle Raphaël avait adhéré autrefois, juste avant qu’il ne comprenne à quel point cet idéal s’était édifié sur une supercherie ! Il dénonçait ces conséquences criminelles : « Il ne peut y avoir de religion de l’homme. Seule la transcendance peut nous élever. » Sur ce thème Raphaël vibrait d’une colère contenue, il bousculait cette « humanité » de l’homme pour laquelle il nourrissait encore, c’était clair, beaucoup de nostalgie... « Ne pas confondre l’alibi des bourreaux et la foi en l’humanité de milliers de pauvres gens, braves et simples qui ont répandu la « bonne parole » d’une libération possible du servage. » Le pèlerin comprenait intimement ce qu’il disait, certains communistes, camarades dans sa jeunesse brûlaient du même feu. Raphaël aimait les êtres humains, son père, sa mère le lui avaient appris, mais il ne parlait guère d’eux, ni de lui, jamais. En fait il montrait beaucoup de pudeur sur sa vie. En revanche il manifestait d’une foi vigoureuse et pratique, généreusement offerte. Il aimait échanger sur la science son domaine et l’abordait par une approche sociale, pratique, psychologique, biologique, ses champs de prédilection. Il se disait être l’adepte trahi de la foi en l’homme mais, en pouvait-on déduire des paroles du Christ qu’il citait volontiers, ne s’avouait pas vaincu. Raphaël c’était manifeste « aimait son prochain comme lui-même ». Il aimait Camus, Gabriel Marcel, les existentialistes, s’énervait sur l’engagement sartrien de chacun pour la cause de la dignité humaine auquel il adhérait, mais reprochait à cet homme trop pressé ses contradictions. Il y a eu et « il y aura toujours une religion de l’homme, conclut-il ; elle se manifeste par le courage, dont toi, je, nous... sommes capables ! Elle passe par la révélation de ces quelques inspirés courageux…


Le Christ fut de ceux-là, mais on l’a crucifié et ce martyr perdure dans chaque crime commis, chaque injustice. Pourtant la seule religion réelle est celle qui hisse au-dessus de l’animalité, par dessus les mesquines machinations commises en arrière-cour des sourires de convenance ; cette religion-là, n’a ni nom ni lieu ; elle reste la responsabilité personnelle à hauteur de sa conscience.


Pour le pèlerin, cette leçon le conduit à se demander combien de fois nous embarquons-nous vraiment à fond dans un travail de transformation ? Il en est de l’humain comme de la protection de la nature. Il faudra que soient respectées les différences de valeurs, les particularismes de culture, il faudra que la peur se dilue dans la solidarité et la joie. Hélas, on en est loin dans le quotidien. L’aspect croche de son bâton, l’absence de médaille ou de coquille, ont probablement compromis son intention d’être discret. Le pèlerin avait cessé d’être un passe muraille, il était devenu suspect. Comme Déniss de l’Idaho, le fonctionnaire de Castrojeriz l’avait remarqué et cette absence des colifichets du culte l’avait inquiété. La crainte d’avoir affaire à un vagabond avait nuit à discrétion à laquelle ce pèlerin s’appliquait... Le scénario se dépliait maintenant dans sa tête. Ce n’était pas lui que l’hospitaleros avait chassé, mais ce que cet homme plein des préjugés du dogme avait vu en lui, un étranger sans foi ni loi, un mécréant faisant du pèlerinage une opportunité d’itinérance.


Il en conçût beaucoup d’amertume. Pourquoi, alors qu’il représentait la religion du christ, ne pouvait-il tolérer la différence ? Ou alors lui le pèlerin, serait-il à son insu une incarnation de Satan que ce saint homme aurait démasqué ? Dans le fil de cette idée, sa canne aurait été perçue comme la queue fourchue dépassant de sous la cape du malin... seul indice de l’origine démoniaque du visiteur dans les très beaux moulages d’Alfred Laliberté 2 ; ce visiteur « le survenant » qui personnifie l’étranger en Nouvelle France et qui, selon la mythologie populaire est par tradition, un fol errant, un saltimbanque beau parleur ; équivalent satanique du violoneux dont le tzigane est le symbole ensorcelant… fourbe et beau comme le diable ne dit-on pas ? quoi que ce dernier adjectif soit par ailleurs dramatiquement surfait en ce qui concerne le pèlerin.

« S’engager c’est se poser la question du diable et de l’ange. » S’il est un charme puissant c’est bien celui de l’ange. Michelle qui marche d’un bon pas aux côtés de Raphaël intervient pour évoquer ces mots de la Sainte moniale Hildegarde de Bingen. L’abbesse bénédictine du douzième siècle plaidait en faveur de la judéité, elle la désignait alors comme la mater incarnationis, ou mère de l’incarnation du Fils du Seigneur. Telle était pour elle la synagogue, première-née des trois religions du livre et dépositaire de l’Arche d’Alliance. La raison profonde —anthropologique disent les savants— de toutes les religions aura été d’unir la nécessité spirituelle des peuples, soit en la niant, substituant la raison, le parti et beaucoup de billevesées, soit en la constituant sous forme d’un culte tels que ceux que l’on connaît. Christianisme, Islam… enfants chéris d’une mère commune qui a pour nous Judith… un rêve en couleurs.


La différence pour la Sainte Allemande n’était pas synonyme du mal, au contraire, elle « attisait le feu d’une conscience nouvelle de l’humanité dont Hildegarde pressentait l’aurore… » Dans le creuset du métissage actuel émerge une conscience qui favorise l’apparition de nouveaux sens collectifs. Renaissance, nouvel âge, pour plusieurs, l’attente se ressource à partir des anciennes croyances médiévales que les érudits appellent millénaristes ; certaines valeurs en hausse comme la tolérance, la volonté affirmée d’égalité, de liberté et de respect, dans la considération de l’esprit qui les distingue du reste de la nature et en permet l’éclosion. Cette discussion sur la religion de l’homme avait pris fin sur une plaisanterie : « To you I'm an atheist, but to god I'm the loyal opposition. » Sais-tu de qui c’est, demande Michelle ; Woody Allen !




« Contribuant à l’instauration d’un monde le paix et d’harmonie entre tous les vivants, de respect et de responsabilité entre tous les humains… »



SAMEDI - (Fête des pères) - Calzadilla de los Hermanos - León

La route fût longue mais magnifique, parti de bon matin, le pèlerin a marché, droit devant, porté par l’enthousiasme et le sentiment exaltant de n’être plus seul, sans s’occuper des conséquences éventuelles concernant sa jambe qui ne s’est guère désenflée… Il est arrivé vers deux heures de l’après-midi. Tous dormaient déjà et lui aussi s’est écrasé mort, mais heureux à ne plus savoir qu’en dire... de cette route merveilleuse du jour. Plus tard il retrouvera Bernard, arrivé à son tour au refuge, puis ce sera l’occasion heureuse de faire la connaissance d’une dame érudite, Marene et d’André, un Argentin qui traîne un curieux chariot dans lequel sont rangées avec beaucoup de minuties ses affaires. En compagnie de Marene s’est improvisé un entretien autour du temple du Borobudur. De ses réflexions sur les différentes écoles du Mahayana il déduit qu’elle doit observer certaines règles de la philosophie bouddhiste, mais elle se montre discrète sur la question. En revanche elle s’épanche longuement sur l’ascèse dans la foi et de cet avènement à l’unique vérité : l’immuable et éternelle roue des réincarnations.

Le Mahayana, une mystique sans intervention divine, a développé le principe élémentaire de la Conscience. Certains l’appellent la conscience universelle, n’ayant pas de référent comparable nul ne peut espérer la définir. Pour beaucoup cet anéantissement du soi en dehors de tout référent connu fait peur, c’est pourquoi elle est évitée. Découvrir que nous ne sommes que les fragments d’un tout et que l’enfer à pour nom la prison des renaissances perpétuelles n’est pas vraiment confortable pour la culture occidentale. « Cela provient de la peur des responsabilités que cela impose » souligne Marene. Elle aborde ensuite l’effacement progressif de la figure du bouddha disparaissant sous la cloche (le stupa) dans l’ailleurs, le « hors-là » des réalités de ce monde. Le Prajnapâramitâ comme le satori du bouddhisme zen, ne sont qu’une métaphore de la fameuse libération… un miroir pour la dissolution du soi. Cette soirée avec Dame Marene, Bernard et Jacques restera mémorable, amicale et par enchantement mutuel, branchée sur des questions spirituelles qui en principe n’avaient pas lieu d’être ici en terrain chrétien. André qui s’affirmait comme catholique écoutait avec beaucoup d’attention, reliant plusieurs fois ce que Marene disait à sa propre conception des évangiles.


Ils étaient allés avant le souper faire des courses chez l’épicier du bourg, un homme replet tout droit sorti d’un film de Buñuel. Puis ils s’étaient dirigés vers l’église, une très pauvre église où se préparait activement le défilé de la semaine sainte. Il y avait là une impressionnante collection de vieilles commères, figures vivantes des peintures de Goya. Elles s’affairaient alertes autour des fleurs et d’étendards religieux peints de manière « délicieusement naïve » avait noté André. Après la canicule de la journée, dans cet havre de paix s’est posé la question de savoir si le gamin jouant au milieu de ces femmes aurait un jour conscience de la chance qu’il avait eu d’être né en ce lieu, dans cette Espagne du millenium… un monde irrémédiablement condamné. « La distance du temps se mesurera à l’épaisseur de la poussière qui recouvre chaque souvenir d’un voile de givre. Nous ne sommes que des ombres… » fut l’unique commentaire de Marene.

Comme pour chaque membre de cette paroisse, l’illusion du réel est circonscrite par cette croix symbolique d’un temps et d’un lieu vivant l’événement. Espace horizontal, temps vertical sont à l’intersection des circonstances du présent incarné. L’enfant angélique qui portera demain la croix pour la procession, combien de temps sera-t-il prisonnier de ses illusions nourricières ? La souffrance d’une vie de labeur pour ces femmes, l’humilité de l’autel du Christ, la frugalité des objets du culte pour l’enfant insouciant, il n’en voyait aucun de ces portraits de la souffrance ordinaire. Quand ouvrira-t-il enfin les yeux ? Le pèlerin évitait de croiser son regard ne voulant surtout pas flétrir sa joie par la gravité du sien. Est-ce un effet démoniaque de l’illusion ? Lui interdisait-elle d’intervenir, de sauver ce chérubin de ses propres mirages ? De quel droit s’opère la sélection de ceux qui profiteront un jour de notre aide, au détriment des masses dont nul ne s’occupe jamais ?

J’ai vu en cet enfant une porte s’ouvrir sur l’avenir… et j’y ai reconnu l’ouvrage qui revient a tout humain de bonne volonté…


Le soir venu, à nouveau incontournable, le repas partagé.


Commentaires sur le souper, une boite de thon, de la soupe en sachet, du pain —toujours aussi exquis— un peu de fromage et même un peu de vin. Nous-nous sommes procurés du vin de la Rioja, un vin de campagne épais et sombre qu’ils trinquent à la française. D’humeur joyeuse, la convivialité affectueuse règne. Bernard confie sa passion pour le voyage. Il n’éprouve pas le goût de s’arrêter. Il aimerait poursuivre… Marene en profite pour faire remarquer que le pèlerinage peut encore être un piège, comme pour ces compulsifs qui le refont encore et encore, s’en servant comme prétexte pour s’esquiver des vicissitudes de l’existence quotidienne… André quant à lui confie qu’il aimerait que sa femme réponde « chiche ! » à la blague qu’il lui prépare… une fois arrivé à Compostelle ; ce jour-là au téléphone, il l’a mettra au défi, annonçant solennel qu’il est maintenant prêt à rentrer… à pied. « Jusqu’à Buenos Aires, ça risque de prendre du temps » remarque Bernard placidement.


Un mot de Paul Dax, rapporté la veille par Raphaël, clôt la soirée : « Je suis moi, je viens de chez-moi et j’y retourne tout à l’heure. » Marene toujours aussi énigmatique ajoutera : « moi est une illusion, nous ne faisons que passer… »







« Un Âge d’Or enfin… »


DIMANCHE - (Father day) - MANSILLA de las Mulas – Alberge de quatro ampolas


En grande partie, ce que nous appelons « management » consiste à compliquer le travail des gens

Louis Armstrong



Il aurait voulu se rendre jusqu’à Valde Fuente, mais sa jambe le contraint à s’arrêter plus tôt que prévu, ici à Mansilla de las Mulas. Bienheureuse douleur, elle offre l’opportunité de retrouver Michelle et Raphaël pour le lunch du midi. Ils sont soucieux à propos de Margie... Restée en arrière elle n’a pas donné signe comme elle le fait d’habitude par téléphone lorsqu’elle accumule trop de retard.


L’absence de Margie les a conduit à deviser sur la puissance de l’amitié et, de fil en aiguille par ce sentiment transcendant les relations humaines, une discussion animée s’est tricotée sur ce que chacun entendait par divin. Michelle s’en plaint « j’ai perdu la foi confie-t-elle. » Le monde lui est apparu dénué de raison, abandonné aux forces obscures de la cruauté et de l’injustice et Dieu dans tout ça, il est trop loin… « Si loin, observe-t-elle qu’elle n’a plus le courage d’aller le chercher. » Raphaël à son habitude comme un dandy cultive la dérision. Le pèlerin s’en doutait, ses propos le confirme, il prend ce qui vient, croit que Tout est en Un et s’adonne à la pratique du zen. Son hérésie chronique réside dans son excessive gourmandise des nourritures terrestres, il ne s’en cache pas et y ajoute même une once de fierté. Funambule érudit, sa culture sur la transversale des siècles l’apparente aux Frères du Libre Esprit, dont il vante les mérites. Durant le quinzième siècle ces larrons mystiques ont fourni l’essentiel de la matière première nécessaire aux bûchers de l’inquisition. Raphaël, pragmatique et roublard étale son scepticisme tranquille, cite abondamment Raoul Vaneigem, l’un des rares dit-il à relier l’hérésie, pourchassée sans pitié par l’inquisition, et les mouvements alternatifs opposés à la déréglementation du système marchand actuel. Raphaël tarabuste Michelle par ses questions : « Voudrais-tu que le monde soit tel que tu le penses ma belle ? Voudrais-tu me dire ce qui est bien ? Tu penses du bien et du mal ce qu’il faut en penser, c’est ton droit, mais bien et mal sont indissociables. Je crains que tu ne l’oublies ? Séparés, ils ne sont plus rien… ce qui est unique ne souffre pas de contradiction. Par nos préférences, le choix exprime la connaissance et l’affirme… le choix étant l’expression primale de la liberté. En vérité l’unité est indissociable de la multiplicité, elles se tiennent par la logique des contraires, l’une servant à l’autre de faire-valoir… ou de repoussoir et vice et versa… » Raphaël poursuit son apologie en ces termes : « La Shoah a permis de redonner aux enfants d’Israël une terre perdue depuis vingt siècles. C’était-là, à n’en pas douter, le prix à payer. » Le pèlerin pense à quelques-uns de ses amis juifs et s’imagine ce qu’une telle affirmation pourrait avoir comme conséquences dans la discussion. Non content de son effet, Raphaël en rajoute encore par son plaidoyer des horreurs légitimes ; se faisant pour la cause l’avocat du diable il affirme « ...que la venue du Christ sur la terre avait un prix : le martyr des saints innocents. » Michelle encaisse comme un boxeur et demande d’un ton las, quel a été le coût de la révolution culturelle en Chine ? Quel sera celui du Sida en Afrique ? de la détresse des enfants martyrisés, abandonnés, vendus comme esclaves partout dans le monde, sans que cela provoque beaucoup plus qu’une pétition de principe ? La discussion dérive tranquillement sur un ton vindicatif. A cet instant fort heureusement, on la réclame au téléphone.


Michelle parti, Raphaël reste muet. Le silence permet une pause venue à point désirée et le pèlerin retourne en pensées aux paroles apaisantes d’Ali. Cher Ali, il comprend enfin son message, lorsqu’il lui disait, comme à une femme que l’on aime, que la réconciliation des chrétiens avec les fils d’Ismaël et de Juda, se jouera tôt ou tard en Palestine entre juifs et musulmans. Que le monde sera sauvé là... ou perdu à jamais ! Depuis quelques années, par sa participation à une recherche au CNRS portant sur l’intégration des émigrés, Ali rencontre quantité de gens. Il est très actif dans plusieurs organismes professionnels et des associations locales. Cependant, malgré ces nombreuses activités il parvient à suivre l’enseignement de son maître soufi, pratiquant un certain équilibrisme de la Libre pensée, sur les hautes sphères de la spiritualité…. À cet effet, avec une apparente désinvolture il rassemblait les trois religions révélées de Juda, du Christ et de Mohamed dans un domaine transcendant la pensée religieuse. Au cœur de cette source commune, il conspirait au fatum… Fatalité d’un accomplissement qu’il voyait poindre comme le seul œcuménisme susceptible de réconcilier les peuples.


Michelle est revenue porteuse des nouvelles de Marguerite. Margie a fait une syncope par déshydratation sur la route hier. Des gens l’ont secouru. Elle est repartie ce matin, très tôt comme d’habitude, elle prévoit être ici demain.


Le pèlerin est heureux, que dire, il est comblé d’avoir rencontré ces gens. C’est comme renouer en chacun d’eux avec une part de soi-même. Disons que pour celui qui en éprouve l’urgence, l’on reconnaît facilement chez les autres, ceux-là en particulier nos compagnons de fortune et de misères, ses propres angoisses associées à quelques bricolages ou réponses rafistolées. N’est-ce pas ce qui est attendu du pèlerinage, au moins de raccommoder le sens effiloché ?

« Repriser de vielles chaussettes usées, compagnon… » revenir sur des amitiés pleine de trous, apprendre à les ressentir par l’autre(s) comme au plus profond de soi-même. Les ravauder au hasard de la vie, ou dans les basques poussiéreuses de nos agendas périmés. Embrasser ainsi, revivifier par quelques gestes simples du quotidien, des souvenirs ou signes d’affection que l’on a égaré. Guetter, voire susciter ceux qui risquent de survenir à nouveau. La dimension humaine mêlée de mensonges et de vérités, de bassesse et de grandeur se tient au cœur de ce mélange à la fois effrayant et affectueux. Ali pensait que l’humain devait s’améliorer. Qu’il lui fallait hausser son niveau vibratoire, l’accorder sur l’harmonie séraphique… de l’ange, en se confrontant à d’autres pour éprouver au cours de compétitions amicales l’ardeur des convictions, la distinction des qualités… de la foi et des passions particulières qu’elle génère…

À nouveau le pèlerin cherche à comprendre ce qui les entraîne, lui et ses condisciples, marchant sur ce camino, en cette première année du XXIème siècle, lequel n’augure rien de meilleur que son précédent… Que sera sera… L’aventure poursuivie à travers tant de siècles questionne sans répit. Bien avant l’épopée de Saint Jacques, Sant Iago sous un nom aujourd’hui oublié aurait été un haut lieu des cultes Celtes. Le pèlerin s’interroge sur ce qu’on doit lire de ces couches successives de la sanctification. Qu’ont-elles à nous apprendre ? Michelle et Raphaël tombent d’accords sur le grand espoir œcuménique attendu ; notamment la rencontre entre Christianisme et Bouddhisme. Deux religions fondées par un messie, l’un comme l’autre ayant préféré se sacrifier : celui-ci sur une croix ; celui-là par son retour dans la sangha (la communauté). L’un et l’autre pour le salut du genre humain et, par le message des évangiles ou le sermon de Bénarès, ayant éclairé le voie de la métamorphose à accomplir, par la compassion de l’un et la charité de l’autre… Le fait est que le christianisme soit une religion théiste, tandis que le bouddhisme s’en tient à une stricte discipline, étant ce qui les distingue. L’élément majeur du bouddhisme réside essentiellement dans la philosophie pratique de l’expérience concrète. La question d’un dieu n’y est pas abordée, elle n’a pas lieu d’être, autre point commun avec l’hérésie médiévale de la Gnose. Pour la Gnose, le souffle créateur n'était qu’une inconnue qu’il suffisait de respecter sans jamais espérer pouvoir l’approcher. Inconnue majeure, le créateur afficherait absent, Il reste endormi et dans le souffle de chacun de ses respires, de nouvelles générations sont englouties et recréées à l’image du ressac de la mer. Immensité du temps oriental… derrière la naïveté de l’image, se tient le père de tous les dieux, Brahmã dans l’Inde védique. Équivalent du Chronos pour la Grèce antique, sauf que Brahmã dans la béatitude de son sommeil, laisse à Kali… le soin de mener ses enfants à sa guise entre vie et mort…

Brahmã ainsi est bien situé à l’ancien Orient de notre âme, inspirateur peut-être du fameux mystère de Dieu dont Jean-Paul II témoigne. « Dieu est partout insaisissable, comme le sucre dans le café de Coluche » persifle Raphaël tout en sirotant le sien bien chaud. Après un moment, redevenu brusquement politique, il ajoute : « Les pèlerinages c’est comme les sectes, la drogue et la violence, des signes du désarroi spirituel et du désenchantement général. Le communisme en déroute, les dieux disparus, reste quoi ? Un reliquat mystique qui profite de la béance du divin et s’active à propos de la fameuse religion de l’homme. Les signes convergent vers l’imminence d’un bouleversement des consciences. » Est-ce un phénomène de mode ou l’annonce d’une aire spirituelle nouvelle ? « Un nouveau millénarisme » ajoute dans un sourire diabolique Raphaël. « Les paris seront ouverts aussi longtemps que nous n’aurons pas pris nos responsabilités et cessés d’attendre le sauveur, assis sur notre cul. Tant que nous n’aurons pas compris que c’est d’abord en nous qu’il émerge ? Pour qu’il soit-là ma gentille camarade, suffit de lui ouvrir la porte ! »


Je n’avais pas pris conscience à quel point Raphaël était hostile aux « cathos ». Il les épingle si souvent dans ses propos, ni combien Michelle était fragile. Seigneur! que sont devenus mes anges ? Rien dans leur comportement extérieur ne laisse augurer de telles blessures internes. Ils sont aimables, souriants, paraissent rayonner de bienveillante humanité… Pourtant, l’un est devenu une sorte de voyou illuminé de sciences, et l’autre frôle le précipice de l’âme égarée. Et ce vide en Michelle est ce qui a marqué et vieilli à ce point son visage amaigri mais hâlé des ressources insondables de sa douceur et de la compassion naturelle de son être. D’ailleurs « n’en faut-il pas de la compassion » dit-elle… Sûrement pour rester lucide au milieu de la détresse sociale dont elle côtoie les abysses comme travailleuse de quartier. De pauvres gens abandonnés, en marge de tout, sacrifiés au nom du progrès, de la rentabilité et du profit. Les vaches maigres d’un petit peuple peu instruit, qui par défi méprise l’instruction —« par jalousie » coupe Raphaël ! « non, par ignorance… » rétorque Michelle— trop pauvres le plus souvent pour qu’ils veuillent quoique ce soit. Lorsque le dénuement des misérables est tel qu’ils n’ont d’autre désir que celui de vivre dans l’instant… et de citer Victor Hugo : « C’est sur l’enfer des pauvres que s’est édifié le paradis des riches. » Décidément il en faudrait de peu pour que Michelle et Raphaël deviennent d’authentiques anarchistes.


Le martyr n’est certes pas seulement chrétien, il est spirituel et touche l’ascèse mystique en général. C’est un engagement à fond qui exclut de renoncer à tant de foi. Michelle est perdue, mais une infime partie en elle au fond de la noirceur continue de se débattre encore. « L’abandon au destin d’une mission » pour Ali, engage au « jeu suprême d’y croire ». Pour Raphaël cela correspond au « vide de son absence », formule par laquelle il qualifie le dénuement bienheureux de sa foi dans la quincaillerie « pornographique » des ors et de « la poudre aux yeux » liturgique.

À chacun ses armes… reprend-t-il. La djihad intérieure dont parle Ali, on la retrouve dans tous les chemins mystiques. Missionnaire, prophète, le messager de la foi est arrêté, jugé, il est condamné au supplice ; il devient alors le symbole vivant d’une conviction plus haute que toute raison, celle de l’illumination de la foi. Nul ne peut ravir ou acheter son âme, c’est un preux chevalier sans peur ni reproches. Son exécution pour l’exemple aura l’effet contraire attendu… Il soulèvera les foules et submergera le vieil ordre corrompu des anciens tortionnaires.

Finalement le Bouddha, le Christ et le sommeil de Brahmã, conjointement au respect que l’on doit à chacune de ses figures sont peut-être des mythes complémentaires propose le pèlerin… n’y aurait-il pas une histoire générale de la famille religieuse que l’on pourrait raconter ? « Illusions ! » répond Raphaël, « ce ne sont que les pièces d’un même puzzle… Quel est le contraire du communisme, le capitalisme, qu’est-ce qui les associe ? l’exploitation de l’homme par l’homme. Ces croyances sont les fractales d’un « pattern », d’un modèle englobant déterminé par l’instinct religieux de l’animal social. »


Raphaël est en forme, il se lance tout de go dans l’exposition des univers fractals. Unité structurale d’une forme originelle qui se répète à quelques variantes près à tous les niveaux de la création. « C’est la révélation de ces éléments primaires qui annoncent la fondation d’une nouvelle spiritualité universelle. » Sans aucun doute c’est à cette religion du cœur, de l’âme et de l’esprit (éveillé et émerveillé) que nous devrions tous œuvrer, « là où Coluche rencontre Mère Teresa… » Raphaël satisfait se commande un cognac.


Ses amis sont partis. Il ne le savait pas, mais il ne les reverra plus. Avec le recul du temps, ils laisseront une empreinte précieuse faite d’intelligence, pure comme les anges, mais aussi de chaude proximité humaine, comme seuls les contacts amicaux sont capables parfois de la générer. Et maintenant, où qu’ils soient « chers eux » son esprit comme l’oiseau les rejoint et les remercie de ce qu’ils lui ont permis d’apprendre. En leur compagnie ne s’est-il pas reposé en effet la question essentielle d’autrui ? « Combien de victimes aussi inconnues que le soldat du même nom sont tombées au champ du déshonneur » demandera plus tard la douce Mona ? Et de fait, les cimetières sont pavés de ces anonymes victimes de la barbarie quotidienne. Car c’est à la maison, dans le cocon domestique que se fomentent les pires tragédies. « Que fais-tu de ton enfant, de ton parent impotent, de ton conjoint handicapé dans le secret de ta demeure close ? »

L’Autre toujours… Flora, je voudrais te rapporter une conversation sur ce thème…

« …Dans les petits gestes du quotidien, que fais-tu pour ton prochain ? » interrogeait Michelle ? Michelle questionnait à son tour reprenant ce que quelqu’un lui avait demandé par ce qu’elle entendait « de ces petits gestes du quotidien » ? Elle avait réfléchi : « Lorsque tu romps une relation avec une personne proche, ne t’es-tu jamais demandé s’il ne pouvait pas en être autrement ? Comment pouvons-nous oublier ceux que nous avons tant aimés ? N’y aurait-il pas une voie différente de celle soit disant libérante par l’irrémédiable rupture ? « Tourner la page » comme on dit, n’est-ce pas fuir le problème ? Lorsqu’il nous arrive de mentir, à qui profite l’esquive ? pour préserver quelqu’un ou par lâcheté ? Des enfants qu’en fais-tu ? des chiens dociles, de braves gens ou des bêtes féroces ? Et en amont, que fais-tu du ventre qui t’as donné jour ? Les silences s’ignorent et de cette aphasie mutuelle se perpétue indéfiniment le règne de l’obscur : « Que fais-tu de celui qui est fragile, malade, ignorant, idiot ? » Michelle vibrait d’amour mais parfois son visage se figeait. La même intensité que j’avais perçue chez Denise à Burgos. « L’autre vois-tu se tient dans la raison absolue, l’amour, alors que le primum vivere se cantonne toujours dans l’égoïsme. » L’ego l’emporte ordinairement, conforté par les conventions sociales, la thérapie des psys et tout le « saint-Frusquin »  ; mais rien ne règle la banalité de la souffrance poursuit Michelle. Vivre avec un être vivant, une personne, un animal, une plante c’est commencer par s’en soucier. Se dévouer fonctionne sur le mécanisme amoureux du projet. L’inquiétude n’est jamais que l’effet d’un futur inquiet par le devenir de l’être aimé. Le surplus généreux d’une anticipation pour les enjeux apparus dans la relation amoureuse. Ne s’inquiéter que de soi en revanche ne maintient qu’au seul présent de l’avoir, quand le sujet ne se conçoit qu’en termes de possession, baiser, bouffer ; mes enfants, ma maison, ma job ! Oui ! Alors que la considération de l’alter ego est toujours construite sur le projet de l’Être-là, ensemble. Être est un ensemble polymorphe qui se conjugue au social, c’est un travail d’élévation du soi avec les autres, c’est… un amour en construction ! À l’opposé du placebo de la solitude qui nous enferme dans le conformisme. « Si nous-nous aimons tant, pourquoi donc nous faisons-nous si mal ? » demandait Michelle.

Sans doute en raison de notre peur. Peur de souffrir, peur de mourir, peur de manquer, nous traînons la peur au ventre et ce sont les tripes qui geignent, rarement le cœur. Le Cœur assemble, il maintient ; le ventre possède, il digère. Les nourritures du ventre ne sont pas celles du cœur, ni de l’âme. Toute la fine fleur de la pensée humaine le répète depuis des millénaires :  deinde philosophari, mais sans grand effet sur le diktat du digestif dominant le sexe. Finalement les plus belles philosophies de l’esprit se résument effectivement à beaucoup de bruit pour pas grand-chose. « Nous ne sommes pas encore humains, nous ne sommes que de misérables bestioles… » avait répondu à Michelle, Raphaël flegmatique.

Il est trois heures de l’après-midi. Le pèlerin a fait la sieste sur un fauteuil à l’ombre du figuier. Un peu éberlué, il ouvre les yeux… le soleil, la carte postale inachevée pour Flora, la fraîcheur délicieuse du patio… tout est silencieux, la lumière nême dort, seuls les oiseux chantent dans la ville assoupie… Il rumine sa rencontre avec ses amis envolés et savoure un long moment la douceur des ombrages et la chanson de l’eau à la fontaine… Quelle paix !

La culture du patio, provient-elle de l’atrium romain ? Il faudra vérifier se dit-il. La tradition espagnole du patio est un héritage direct, à ce qu’on dit, de l’époque romaine reprise en Espagne durant l’occupation des Sarrasins. À l’époque fastueuse ou l’Espagne mauresque était le centre de la culture occidentale, à l’apogée d’un intermède de paix, de tolérance et d’intelligence… Ce moment particulier du métissage qui est resté inscrit dans la mémoire de la péninsule ibérique par quantités de signes ; dont la culture du patio, comme si l’Arabie y avait laissé son parfum… par ces manières de vivre et de bâtir notamment. Bâtir en l’occurrence à rebours du modèle haï —le patio mozarabe étant ouvert au centre de la demeure— les églises seront closes et obscures, pour ne laisser miroiter que l’or des rapines... Comme des ventres, justement où se digèreraient les proies de l’histoire. « Ces églises digèrent ! » avait remarqué Raphaël ; au contraire des mosquées inondées de la lumière du ciel. Les vitraux pratiquement inexistants des églises du camino font contraste. Loin, très loin des merveilleux ouvrages de lumière, ces dentelles transparentes des maîtres verrier du nord médiéval. Les mêmes à qui l’on doit la culture du regard aussi, manifestée par les clairs-obscurs de la peinture flamande.


Plus il avance en ces provinces contrastées de l’Espagne, mieux les signes se révèlent à lui, davantage il comprend l’influence entrecroisée de ces courants stratifiés par l’épopée légendaire de la reconquête. Reconquête sur quoi, sur qui ? L’espace géophysique, est modelé par l’effet conjoint des générations et de l’oubli. Oubli de l’autre lorsqu’il n’est plus identifié que par ce terme univoque… le Maure. Manifestation néanmoins de sa présence implicite gravée dans les pierres et l’orfèvrerie, il est partout enfoui sous la culture du vainqueur, se rappelant par mille et un signes.


Ce qui fait la richesse d’une culture le plus souvent devient proportionnel au nombre de ces emprunts, de ces plagiats, de ces re-créations. C’est le cas de la Suisse, premier pays où le pèlerin s’en soit rendu compte. Au niveau de l’art, l’étonnante supériorité culturelle de la bourgeoisie aisée de Zurich, Berne ou Genève, alimentée par au moins trois cultures, est spécifique d’une richesse comptable et de l’investissement à long terme. Ce qu’on peut comparer au Québec à l’élite des « décideurs », des « gouverneurs, » mots usuels fortement évocateurs. Chez-lui, nourri des colonisations anglo-américaines et françaises, comme en Suisse où les cantons se démarquent les uns des autres par des coutumes locales héritées de la première démocratie Européenne et, de l’autonomie relative dont elles jouissent en regard du gouvernement fédéral de Berne… objet d’incessantes arguties. . Et maintenant encore, à l’occasion de cette pérégrination espagnole... alors qu’ils marchent-là par centaines, sur les traces de l’histoire, une mémoire grandiose mais gauchie se dévoile. Celle d’une croisade dont le terme implique l’extermination de l’infidèle, l’inquisition et l’assimilation. Repousser le Maure dans la caricature des turbans décapités sous les sabots du Matamore ; l’inquisition poursuit toujours son travail par l’évangélisation forcée. L’assimilation achève l’entreprise dans l’appropriation pure et simple des styles et des monuments arabes, comme plus tard la refonte de l’or des Incas dans la confection des retables.

La Suisse il l’avait vécu dans le voisinage des mondes de Giger et Zorn. Il s’y était essayé à l’usage des trois langues, il admirait ce pôle de la culture dite internationale, à l’avant-scène des arts européens. Avec une bourgeoisie florissante, on y a le temps de vivre… et donc les moyens de s’offrir la culture, la vraie, celle du bon goût éprouvée par les histoires, les alliances… l’art transcendant en prime. L’Espagne d’ici en revanche s’est réfugiée dans l’art de sa foi coupable… Foi en devenir sans doute, il n’est pas sorcier de le prévoir, d’être le produit de consommation numéro un du tourisme espagnol. L’exubérance de cette foi écrasante n’a d’égale que l’art tarabiscoté qu’elle génère et le voyeurisme malsain qu’elle suscite.



1 En chaque auberge ou église par lesquelles il passe, le pèlerin, attesté d’un sceau d’accréditation qui lui est délivré pourra obtenir à Saint-Jacques de Compostelle, son Capitulum (certificat) de pèlerinage.

2 Alfred Laliberté, sculpteur québécois (1878-1953) auteur de nombreux bronzes inspirés des scènes de la vie quotidienne où se mêlent attitudes populaires et personnages légendaires.

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