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Hier à moins de 25km de Mansilla, aux environs de sept heures du matin, la tendinite s’est brusquement déchaînée. Aujourd’hui même heure, la leçon semble avoir porté fruit ; sur les conseils express de Michelle et Raphaël, le pèlerin s’est résigné. Il restera à Mansilla pour y reconstituer d’un coup d’un seul sa cheville et son moral en berne. Il est chaque fois étonnant de vérifier combien l’affection sécrète la tristesse ; le départ de ses compagnons Michelle et Raphaël, puis Marene et Bernard… penser qu’ils avancent sans lui sur le chemin le rend mélancolique. Après-midi il devrait voir Marguerite, demain peut-être pourront-t-ils repartir ensemble ?
Amparro est le nom de la jeune femme qui s’occupe de l’auberge. Amparro a 22 ans, elle termine ses études de vétérinaire. Elle est exceptionnellement serviable, accommodante et aimable avec son monde… Bernard avant son départ, saluant sa dévotion lui a déclaré : « Amparro, ta vocation pour la gent animale puisse-t-elle compenser toutes les souffrances que ces pauvres bêtes ont enduré le long du camino... » depuis si longtemps maltraités et par tant de pèlerins, sans jamais se plaindre, ni regimber. Comment le pourraient-ils ?
08:30h, les voilà tous envolés, y compris Amparro. Il est seul dans l’auberge et en profite pour faire un peu de ménage. Le soleil brille. Malgré la météo annoncée, la pluie ne sera pas au rendez-vous. Après des rangements de vaisselle et un coup de balai, vient le temps pour la toilette, puis de rédiger le point du jour dans le carnet de route…
Ce ne sont pas les boissons, la jouissance, ni les tables somptueuses qui font la vie agréable, mais la noble pensée qui découvre les causes de tout désir et de toute aversion, et qui chasse les opinions qui troublent l’âme.
Épicure
À son retour Amparro le remercie pour le service, elle apprécie surtout le rangement. Pour la peine elle l’a même embrassé, il est devenu le senor hospilloteros… le terme vient de la racine hospital qui donne hospitalité. Il est maintenant midi et demi, l’auberge commence à se remplir des nouveaux pèlerins de la journée. Il les connaît de vue pour la plupart. Parmi eux, un grand Japonais déjà apperçu à Calzadila de la Cueza avec qui il échange quelques mots autour d’un café. On le dit fort recherché par ses compagnons, pour sa gentillesse et son éternel sourire. Signe évident de sa différence par rapport aux poncifs de sa culture, il ne porte ni caméra ni portable et progresse d’une foulée lente mais soutenue. On dit de lui encore, qu’il est endurant, d’un calme parfaitement égal il ne souffre semble-t-il d’aucun mal ni autre bobo. Il se contente de courtes étapes tient-t-il à préciser avec modestie… Tout le contraire d’une autre Japonaise, impassiblement souriante elle aussi, mais bien plus rapide.
Un bon cheval Lundi (alt. 799m.)
Faut-il le redire, la marche soutenue réclame une attention physique intense. Les dix à vingt kilos de nos sacs, dépensent beaucoup de calories et le plus petit dépassement du poids habituel occasionne un rééquilibrage dans la distribution des tensions. Si l’excès de la charge est trop brusque, les effets peuvent s’avérer douloureux, le marcheur s’affaiblit vite. Au contraire quand la demande est graduelle et jusqu’à l’atteinte de la zone critique, une certaine tolérance s’établit. « Le corps est comme un bon cheval. Il finit par comprendre ce qu’on réclame de lui… Des jambes c’est fait pour marcher, des pieds pour avancer… En fidèles serviteurs ils se soumettent à la demande… » m’avait dit un trappeur de l’Abitibi il y a vingt ans, sa vie durant il avait expérimenté l’effort… « Comme autant de baisers pour chaque pas sur la Terre Mère, les pieds du chasseur courent au-devant de son destin » se plaît à remarquer de son côté le sage Ishini.
La température monte. Un nouveau groupe de pèlerins est d’arrivé. L’animation grimpe de plusieurs crans. Voilà des Espagnols, des Catalans, Castillans, Andalous, accompagnés de quelques Brésiliens. L’un d’eux lui fume ostensiblement dans la face. Nous sommes en Espagne, fumer n’y est pas interdit encore, seulement dans les lieux publics. Cependant les directives mondialistes de la santé publique décrétant la prohibition du tabac, ne sont généralement pas appliquées. Certes l’Espagne est bien en Europe, le boom économique en témoigne assez par ses grands travaux, autoroutiers, ruraux, urbains… En premier lieu desquels, jurant dans le paysage, le chantier de l’autoroute Camino de Santiago reliant Pampelune à Santiago. Mais en dépit de cette modernité brutale, l’Espagne reste et pour combien de temps, fidèle à ses habitudes ; elle résiste… par sa siesta, ses folles nuit, ses heures de repas différents et, son épouvantable mixture acre… « Pas brun ce tabac t’entends ? noir comme l’enfer ! une véritable peste ! » Commentaire excédé d’un parigot fraîchement arrivé… L’Espagne d’ailleurs, n’est-elle pas naturellement excentrique ?
Le véritable caractère de l’homme apparaît en voyage
Ali
Le pèlerinage n’est peut-être tout bien considéré qu’un vulgaire prétexte pour se dispenser de la platitude du quotidien, plusieurs l’admettent volontiers… Un goût de vivre, de savourer la solitude, la jouissance des rencontres sans lendemain, de revenir au cœur des passions les plus élémentaires et retrouver en ces chemins, l’unité, la monade originelle de la nature, son esprit. Mystique et performance se mêlent en ces lieux qui suscitent leur rencontre… non seulement entre humains, mais avec les vivants aussi, co-habitants de cette terre qui se reconnaissent à l’odeur animale de leur exploit mystique…
Fondamentalement ce que nous sommes… des vivants solidaires, interdépendants.
Seul l’effort consenti définit la réussite, l’ouverture, l’éveil. Comme un défi d’amour, d’exaltation qui aurait pour terrain de performance spirituelle l’unique véhicule du pèlerin : son corps, enraciné dans l’environnement naturel du paysage, à la mesure de l’être cosmique sur lequel on se déplace, la terre Gaïa. Un tout social, religieux, dédié à l’intention de vivre, de revivre par le « Champ des étoiles » ou Compostelle… pour lequel chacun doit s’ouvrir à d’autres langues, d’autres mœurs et tant d’autres croyances.
Cependant, suivant le premier moment de déstabilisation, s’instaurent rapidement les réflexes obligés de la nature. La nature c’est évidemment la loi du plus fort, du mieux adapté. Conformément à ce principe, les sociétés majoritaires imposent leur mode d’être. Ainsi les Espagnols marchent par groupe de dix à vingt. Les autres sont isolés en petites bandes de trois ou quatre. Les nord-américains se remarquent, ils vont habituellement par couples et à l’exception de quelques routards en forme progressent à pas de tortue. Un résident du New Hampshire, spécimen d’exception rencontré il y a une semaine jour pour jour à Villafranca peu avant la fontaine « fuente de Mojapan. » Ce lundi-là, il l’a vu grimper un véritable sentier de chèvre… le gaillard devait s’entraîner sérieusement, il avançait d’un pas décidé avec deux scandinaves. Tous les trois ont gravi avec bravoure les monts Oca (alt. 1150m.) jusqu’à San Juan de Ortega.
Le pèlerinage devient ainsi à la fois une clé magique et pour quelques-uns l’alibi de la fuite. « S’enfuir des responsabilités dévorantes… » disait Jacques. Le pèlerin se pensait seul à tricher... Il l’avait cru, mais beaucoup d’autres à l’évidence partagent ce besoin d’aller respirer ailleurs l’air du grand large. Le pèlerinage est alors alibi d’escapade. Évasion du vide de la vie quotidienne policée, aseptisée... Soyons clairs, vous voyez-vous avec votre conjoint évoquer les charmes d’une virée en solitaire pendant le mois de vacance ? « M’en vais faire un petit tour de deux mois, mon amour ? » Même si prendre du recul est souvent le meilleur moyen de sauver une union en perdition, le seul fait d’évoquer ce désir risque de déclencher une crise et d’exhumer rancœurs et suspicions sans commune mesure avec le souhait formulé. En revanche, advenant que vous mentionnez Compostelle, alors-là ce n’est plus pareil. Bref, « pèleriner » est souvent prétexte à l’évasion d’un oppressé chronique, coincé dans son rôle social et familial. Cependant le pèlerin se reconnaît privilégié par sa fonction ; le voisinage des jeunes consolant pour beaucoup des mesquineries ordinaires pratiquées habituellement dans le monde adulte.
André ou la question du premier cercle.
Bref Flora, je ne pourrai pas le cacher plus longtemps, ma journée de méditation à Mansilla, m’amène à reconsidérer la mise en garde d’André, avant-hier. Je m’explique ! Comme nous souhaitions trouver du vin, nous sommes allés chez l’unique épicier de Calzadilla de la Cueza. Celui-ci tenait boutique —ne portant aucune enseigne— dans une pièce minuscule, une sorte d’entresol béant sur la ruelle par une porte basse,. Pour y pénétrer il fallait se courber et André remarque qu’en Argentine, dans les bourgades de la Pampa on y retrouve ce genre d’endroits. André n’est guère bavard. Grand, sec, d’une prestance naturelle, les yeux très pâles dans son visage buriné accusaient cependant le poids des ans. Après nos achats il s’est inquiété de la raison pour laquelle j’étais là ? Comme je ne comprenais pas sa question, il reprit : « Je vous ai entendu parler de ce temple bouddhiste dans l’île de Java avec cette chinoise, Marene, et je me suis demandé ce que des gens comme vous font-là, en ce lieu de chrétienté ? » Cette franchise souda ma sympathie car la question quoique directe était dénuée de la moindre animosité. Nous-nous sommes assis sur les marches d’un petit escalier et je lui ai raconté alors quelques raisons de mon voyage. Un pèlerinage pour honorer la mémoire de ma mère… voilà pourquoi je suis parti de Tours, berceau de la France où elle était née en 1907 et où j’ai rendu sur sa tombe mes derniers devoirs le jour de son anniversaire. Il m’écoute sur ma famille multiraciale, les influences religieuses différentes qui ont nourri ma vie… puis après un long silence dubitatif repose la même question. Je lui avoue ne pas comprendre. Regardant cette fois le bout de ses sandales, il précise… « Je veux dire que fuyez-vous donc ? »
La question m’a transpercé. Il a fallu quelques instants pour rassembler mes esprits et davantage pour relater la vie consternante du confort aseptisé Nord-Américain… Ce désastre écologique d’un niveau de vie scandaleusement disproportionné par rapport au reste du monde… La surconsommation obsessionnelle du matérialisme marchand… Le désert humain opéré par la fragmentation individualiste… La décadence de populations gavées de télévision, obèses à force de se bâfrer de fast-food, saturées de vitamines, de protéines, de sucres et majoritairement amorphes… J’en passe et des meilleures…
André écoute ce registre circonstancié de mes doléances sans mot dire… puis après que je l’ai terminé, il réitère sa question, mais différemment : « Vous me parlez d’un social dont les gens de mon pays payent le prix, c’est bien et je le connais moi aussi, par la petite classe des privilégiés qui suivent en Argentine le même modèle dont vous parlez ; j’en sais quelque chose puisque j’en suis… » ajoute-il froidement. Il se reprend hochant la tête d’un air désolé « …et c’est vrai au détriment de la majorité qui sans rémission s’appauvrit… à cet égard ma question, si vous le permettez, ne porte pas sur les conditions politiques ou économiques malheureusement évidentes, mais s’adresse à votre situation psychologique. Car vous ne mentionnez pas ce que vous fuyez, vous, dans votre vie ? »
Je lui ai demandé s’il fallait que je m’allonge ? Il a souri en me regardant droit au fond de l’âme. N’ayant plus d’alternative, je résolus de me prêter au jeu. Je lui ai parlé alors du dragon qui me retenait prisonnier dans la solitude d’un quinquagénaire à l’heure du bilan de sa vie. Il y a un quiétisme de l’agonie, c’est d’attendre la mort, voire s’y préparer. Il y a une ivresse du vide, c’est l’oublier en tondant sa tabarnak de pelouse... Définitivement je ne suis ni l’un, ni l’autre. Le dragon, lui ai-je dit à cet indiscret compagnon, te tient par ce devoir qui t’impose d’être gentil et attentionné avec ton conjoint, par habitude, par devoir ou par pitié, alors que tout intérêt est passé, que tout désir s’est tari… On veut pas le savoir ! Du moment que ça paraît bien, C’est correct ! Le dragon, c’est la crainte aussi, de faire souffrir cet être si cher, car l’affection demeure, alors que l’autre, sans le vouloir vraiment, mais par la plus désolante innocence, démolit gentiment ta vie… sa vie autant que la tienne… et que tu collabores activement à cette besogneuse entreprise d’anéantissement mutuel. Le dragon c’est d’être courtois avec ses collègues alors que l’on sait, hélas ! que la plupart ne sont que de pauvres étriqués, l’œil rivé sur leur fond de pension, indifférents au sort des étudiants qu’ils ont pourtant le mandat d’instruire. Le dragon, c’est justement cette société désaxée où plus personne ne s’intéresse à personne et donc… ne supporte personne. Où le frère et la sœur s’ignorent. Où les parents sous le couvert d’une éducation non autoritaire font de leur progéniture par le « laisser-faire » une génération en perte de repères… Où le nombrilisme généralisé règne… Mais André, regardez-moi ! Je ne suis pas unique ! Et de mentionner alors quelques connaissances exemplaires rencontrées le long de la route ces jours derniers… Le dragon, j’ajoute, c’est la contrainte oppressante de mon ami Fritz, le naufrage éthylique de Maître Michel, le juge intègre dans La Chute de Camus. C’est… en un mot mon sacrament… ce que je vous cache et qui fait sens… à vous André peut-être ? Pour toi qui me lis Flora, sûrement ! Le Dragon c’est encore et toujours le monstre tentaculaire des affections, bien supérieures à l’intérêt personnel, lorsque celui-ci s’estompe sagement au profit de la compassion. Car l’enfer ce n’est pas les autres, mais l’ignorance regrettable de sa souffrance… Or tel est ce prodige, dès l’instant où l’on cesse de projeter sur le monde l’image du mal, le Dragon arrête de cracher des flammes… Comme un pauvre clébard il s’effondre en glapissant. Le dragon devient alors ce malheureux dont il faut panser les plaies, consoler son chagrin, rééduquer les sens. Telle est la responsabilité de celui qui recherche la lumière. Transmuter le plomb abyssal du quotidien désenchanté en or charitable… celui qui enrichit l’âme, c’est bien connu ! Et ça, André, cela coûte cher en terme de valeurs existentielles. Ces actions ne sont pas négociables ! Faut banquer cash ! Le prix à payer est lourd, il signifie l’effacement du corps et de ses désirs…
Tel est le prix inclus à la solidarité humaine… ou celui de la compassion. À commencer par la culture du jardin personnel. Je veux dire soulager les membres de sa famille… quels qu’ils soient et dans quelque situation où ils se trouvent, quoiqu’ils aient fait… Tu te dois de les protéger, souvent d’eux-mêmes… de leurs déficiences… plus ou moins tragiques. Un jour ou l’autre, à chacun de nous, lui revient la tâche d’y souscrire… Il n’est pas d’autre attitude possible que celle-là, d’assumer dans la dignité. La famille c’est le premier cercle social… sachant que le couple dorénavant n’est plus ce noyau stable de la famille.
Deuxième cercle des affections personnelles, l’amitié ou la chair pulpeuse entourant le noyau familial. À ce niveau, l’amitié jouit des mêmes prérogatives, des mêmes communes responsabilités que l’amour conjugal et familial.
Enfin le groupe social, ou la communauté ; elle constitue la troisième enveloppe de l’individu. À tous les stades de cette sphère joue la solidarité. Le premier des groupes sociaux actuels, certainement c’est le groupe d’âge. Dans sa jeunesse c’était le monde du travail, s’y manifestait la grande communauté solidaire des camarades, ce n’est plus le cas. L’argument publicitaire du système marchand s’est accaparé le thème de la jeunesse ; elle est en fait le credo vitaliste au service de la vente. Pour le pèlerin, c’est le lieu de son premier décalage car son comportement dément son âge « d’adulte... » En réalité il est resté accroché au groupe des quinze vingt ans… c’est-à-dire celui dont on parle beaucoup, qui est partout encensé, de la mode à la publicité, mais qui ne préoccupe personne… leurs images marchandes camouflent leur exclusion. LES JEUNES pour la production de masse et les boniments du marketing, sont le symbole du neuf, du clinquant, du désirant. Le couple crucifié au nom de la libération des mœurs, s’est reconverti en groupe d’âge… Les jeunes des années 60 se sont gorgés de la sève dont ils vidaient l’allégorie du couple, amoureux et souriant de l’American Standard d’après guerre. Aujourd’hui plus que jamais, les jeunes sont tenus dans l’ignorance totale du monde réel dans lequel ils vont vivre… Harnachés de diplômes mais démunis du savoir existentiel d’antan, ils sont des barbares compétents jetés dans l’arène de la consommation… Combien s’en soucient ? Si peu hélas, pourtant il est du nombre infime de ceux qui assistent impuissants à cet élevage intensif du système compétitif… Ceux qui restent rétifs à cet emprisonnement de l’être… Ceux qui rêvent de culture générale seront broyés sans pitié et rejetés dans l’exclusion. La seule culture du système marchand, c’est l’individu isolé dans sa compétence professionnelle… jetable après usage.
Les jeunes se ressemblent, c’est vrai, qui de mieux placé qu’un prof pour en témoigner. De générations en générations depuis les années cinquante, les grands modélistes du design fabriquent du JEUNE. Depuis lors la jeunesse se coltine les mêmes valeurs et leurs désirs sans cesse remis aux calendes grecques, se perpétuent par vagues sans qu’il ne soit jamais rien fait pour les satisfaire. « Ça leur passera » ne dit-on pas ? alors qu’ils sont les otages des non-dits, car rien de sérieux ne leur est accordé à ces ti-culs. Il y a bien parmi eux des écarts socio-économiques, mais ils se diluent dans la bref idéalisme propre à cet âge. « Tout passe ! » Tous y goûtent cependant et ils aiment ça ! Cet âge enthousiaste, calculé abstraitement sur des unités sociologiques de sept à dix ans, ne dure que ce que durent les roses… Ne devrait-on pas y prêter plus attention à ces rêves de la jeunesse ? N’est-ce pas les seuls qui regardent l’avenir ? Et ce groupe social est actuellement le seul oxygène de la réalité en devenir, un authentique désir, en regard « des miasmes du spectacle publicitaire » dixit Bert. Ne devrions-nous pas plutôt les aider ? Du moins éviter d’ajouter au malaise social en ignorant ce qu’ils ont à dire de leur souffrance ?
Dans la vraie vie je vois mes étudiants exclus par les babyboomers, étudier pour leur insertion sur le marché du travail et en chier chez Mc Donald au rabais…
Quoiqu’il en soit, la plus frappante figure du Dragon, c’est Kali. Elle est ce qui est attaché au vouloir être humain, soit la vie dévorante « en personne… » et ce qui est le révélateur de cette conscience, la mort… Oui absurdité et émerveillement sont indissociables. Le cheminement spirituel comme le conditionnement éducatif, se restreint souvent à insensibiliser les jeunes… Quelques-uns parviendront cependant à entrouvrir les portes. Par leurs témoignages certains pourront contempler le jardin ; ce jardin enchanté qui est notre monde mais qui, telles les aspirations de la jeunesse n’est pas plus respecté que les rêveries de paix des ados.
Le fameux citoyen one way de monsieur Marcuse qui nous énervait tant il y a trente ans est devenu le plan d’affaire du despotisme matérialiste et du consommable. L’Humain n’est digne d’intérêt que s’il consomme avidement, travaille sagement et paye ses taxes conformément. Même sur le camino, personne n’y échappe... Pourtant l’illusion romantique de l’aventure survit et transporte par le défi de l’extrême. Le ciel étoilé de l’Espagne n’est pas le même que le sien. Pour le pèlerin, une telle découverte redonne vite sa santé à l’âme... même si tout ceci n’est qu’éphémère, illusoire « on se sent relié quand même par l’esprit à la famille humaine… » Nous formons un ensemble fragile qui donne sens au mythe tout puissant de la vie. Quelque chose de collectif, un appel, un espoir se vivant à travers chaque caractère, suinte encore sous le carcan ; beaucoup ici en sont conscients… Des clochards plus ou moins célestes mais, de toute éternité, des errants de la Grande roue du monde. Tel le poète de la tradition ancienne, en quête d’assouvir une passion qui le consume déjà, cette fuite, cette dilettante randonnée en périphérie du système social est aussi nécessaire que l’eau de la rivière. « Ils ne sont que des acteurs fugaces par lesquels l’appel s’incarne. » Cela s’avère « quelle ironie mon ami, » l’unique voie pour ces femmes et ces hommes de bonne volonté en chemin... vers soi-même. « Tiens, où donc est Margie? » Personne de ceux qui sont ici ne l’a vue.
Assis sous le figuier, il médite sur la nature du travail qu’il accomplit… Nul besoin d’André, ni d’analyse savante. Ce pèlerinage n’est la propriété de personne, loin de là ! Encore moins de la pensée officielle des censeurs, fussent-ils psys ou curés. Les pèlerins ne sont que les simples agents d’un appel dont ils deviennent en chemin propagateurs et témoins. En fait il faut transformer l’essai ajourné de la concorde humaine, par la grâce qui leur est accordée ; la traduire en mots et renvoyer le message de la Bonne Nouvelle, comme on renvoie l’ascenseur à ceux qui souffriront à leur tour… leurs héritiers directs, les enfants. Par une autre histoire du pèlerinage, chacun racontera —à ceux qui sont en recherche— que jamais la quête n’est vaine, que l’effort toujours vaut la peine, que la lumière ne se vole pas mais qu’elle se prête plutôt, comme on porte un espoir, un enfant, une idée fixe ou une œuvre et, qu’à force du travail, l’ascèse de la vie… il devient possible d’en redonner… d’en partager. Non comme le paiement d’un dû, mais comme le don au suivant... Le hasard faisant le chanceux qui en sera gratifié…
« Tout cela est facile à rêver… » pense-t-il redevenu soudain sceptique.
Ernest et Amparro …
Ernest le narquois surgit subitement dans la cuisine. Des ennuis ! « … perdu tous mes papiers » dit-il d’une voix blanche. Il est pâle, à bout de souffle. C’est la consternation ! Brutalement le pèlerin réalise quel âge a cet homme. Ernest doit approcher les 75 balais bien sonnés. Cela fait dix ans qu’il trotte lui a-t-il confié, hier. Depuis en fait qu’il a cessé de travailler, c’est bien ça, vers 65 ans ! Amparro, en bonne hôtesse de « l’Auberge des trois ampoules » intervient. Elle prend la situation en main, commence par calmer Ernest, lui tend une chaise, pose devant lui un bol de soupe, un verre de vin. Elle s’arrange ensuite pour appeler sa fille à Bruxelles. Après qu’elle eût compris de la bouche d’Ernest que Gerda, sa fille unique, est sa seule famille, Ernest parle à Gerda… Elle va s’occuper du nécessaire, suspendre la carte de crédit, envoyer de l’argent, accomplir les formalités, obtenir des papiers nouveaux. Assis en rond autour d’Ernest déconfit, les pèlerins soudainement associés débattent sur ce qu’il convient de faire. Avertir d’abord la Guardia Civil décide Amparro qui aussitôt décroche le combiné pour s’informer auprès des lieux où il est passé. En moins d’une heure, les places où il a fait halte ont été contactées, rien n’a été trouvé ! Pour le moment il faut, se résoudre à la perte… Amparro s’affaire alors avec le plus âgé de la ribambelle de ses jeunes cousins, servant de commis à l’auberge ; ils font la liste de ce qu’il faut avancer dans l’attente du mandat expédié de Bruxelles par Gerda… de toute urgence avec ses médicaments ! Merde ! Ils se trouvaient dans la ceinture avec ses effets. Il faut rappeler Gerda. C’est occupé ! elle devra obtenir une nouvelle médication pour son père. Le pèlerin se demande comment il peut être possible de perdre sa ceinture ? Un outil de voyage que beaucoup choisissent de préférence aux « bananes » du nomade urbain ; au contraire de la banane, renflée, inesthétique et qui forme une poche sur le bas-ventre, la « ceinture » présente l’avantage d’être rigoureusement plate. Ne s’y range que le strict nécessaire, identité, cartes bancaires, argent et, dans le cas d’Ernest, les précieux médicaments logés hermétiquement « dans le boîtier d’une vieille bobine 36 poses Kodak, » dit-il. Une ceinture, ça se perd pas si facilement ; Bryan, un Irlandais demande quand il l’a dégrafée pour pisser ? « Pas nécessaire de la retirer » répond-il laconique. Le mystère sur la ceinture s’épaissit mais par respect à l’égard d’Ernest peut-être, personne ne cherche à en savoir davantage. Finalement, un tour de chapeau réunit à son intention un peu d’argent. Ernest pendant ce temps, grignote son pain d’un air calme, le sauçant avec précaution dans un second bol de soupe… À l’autre bout de la table pleine de monde, le pèlerin le suit à la trace sur le chemin de son calvaire. Il ressent émaner de cet homme une blessure profonde. Cet homme fier, ce compagnon avisé est foudroyé dans sa dignité ! La finalité de toute chose vient de rattraper le vieil homme qui ne crâne plus. Il se dégage de la scène l’impression d’un vieillard seul devant son repas. L’effrayante conviction d’un sens qui s’est révélé brutalement à lui. Le pressentiment de la fin dont Ernest à ces signes de sa maladresse, soupçonne la proximité. Il croit lire en ses pensées… « Une telle chose n’aurait pu lui arriver à lui... Ernest de Namur… » Cela ne lui est jamais arrivé. Le pèlerin reçoit cette détresse comme on éprouve un livre au détour de ses pages ; un bon livre est comme un parfum qui ensorcelle. Celui d’Ernest se meurt. La sympathie pour le vieil homme se creuse à la lecture des signes de son anéantissement. Tantôt, Ernest avalait sa soupe absent, maintenant par empathie il éprouve avec lui l’âpreté de son fiel. Le pèlerin ressent la présence insidieuse de la grande faucheuse. Quelque part tapie dans un recoin de cette cuisine, elle guette sa proie… Le prédateur universel a repéré le vieil homme humilié. Ernest dans son for intérieur sait qu’il a été rattrapé par la meute implacable des charognards du temps. Condamné à cette table il se tient courbé et tous les pèlerins autour, amicaux, attentifs mais... impuissants le voient nu, dans le roman rétrospectif de sa vie.
Autrefois Ernest a été un artisan du labeur accompli. Un stoïcien qui s’ignorait, certainement ! Il l’est encore par la dignité de sa réserve. Ce compagnon du devoir fût intègre et consciencieux et sur la fin de sa carrière, à titre de Maître d’Œuvre au service du grand Gilbert, il a dirigé tous les corps de métiers. L’autre jour avec la plus grande déférence il parlait de son patron. Pourtant, évoquant la ponce du bois franc, il notait regretter d’avoir dû mettre son art au service du factice, du facile. « Tout juste un clinquant estival… » auquel il avait fallu livrer ses connaissances. Il aurait aimé travailler à bâtir des lieux saints. Le peaufinage d’une pièce d’ébénisterie demande un sens de l’observation, l’exercice d’un art hors du commun. Il faut que le travail jamais ne se perçoive comme effort, ni autre chose du genre ; il faut, c’est une règle primordiale, que l’ouvrage s’efface au profit de l’œuvre ! Pour cela, l’œuvre « doit couler de source comme une logique interne » et encore, il importe que cela soit une « esthétique bien tempérée » dans l’interprétation des formes élémentaires ; accessibles à tous et nobles. Ernest se souvenait s’en être délecté de cet art dans sa jeunesse. Il revenait souvent à cette source de vie « …prenant plaisir à l’écoute du chant de l’oiseau devant Saint-François, ou l’élégance du cerf rayonnant dans les feux d’automne à la Saint Hubert, ou encore les gemmes merveilleux de Sainte Hildegarde… Chaque fois, l’apparition représentait, un palier supplémentaire de conscience parfaite. » Lorsque le Maître compagnon évalue l’étoffe brute de la matière sur laquelle il travaille, conseille et oriente l’apprenti vers le meilleur de ce qu’il a pu apprendre. Quand il l’initie au savoir caresser la fibre ligueuse du bois, comme saisir au vol le fil de croissance de l’essence, « entendre chanter la matière végétale… » interpréter « la danse bondissante du chevreuil dans la forme d’une patte de chaise Louis XV » alors seulement, l’artisan peut accéder à l’art et transformer la tendresse du chêne en pur diamant sculpté à même la vie. Son savoir, il en parlait comme du sacré. Tant que l’œuvre n’a pas été signée, elle n’est point achevée, tant qu’elle n’est pas accomplie rien n’est vraiment acquis. La plus petite erreur peut lui être fatale, à l’ouvrier comme à l’objet de sa peine, l’un et l’autre risquant à tout jamais de se corrompre. Grotesque ou invisible, la fatalité est toujours cachée dans l’évidence que le roi soit nu… Pour l’artiste ou le maître compagnon Ernest, ce mauvais augure de la perte s’inscrit dans l’inéluctable finalité de son existence altière. Le pèlerin voit avec Ernest s’approcher le grand carnassier des origines, l’ancêtre fabuleux de la faucheuse, ils ne connaissent ni la rédemption ni l’amour, ils ne connaissent que la loi d’engloutissement. Cette nuit-là, sous les sacs de couchage, la prière de plusieurs pèlerins vibrait certainement d’une ferveur inhabituelle. « Que la lumière soit en son âme » murmure à son oreille Mona.
« Telle est cette humble prière d’un pauvre pécheur… »
L’étape qui conduit à León s’est avérée pénible ; la jambe droite est raide sous l’effort et maîtriser ce handicap, c’est-à-dire ne point boiter est devenu impossible. L’auberge officielle en ville est fermée, mais dans un labyrinthe de vieilles rues, le couvent des Bénédictins offre un accueil hospitalier, hébergement palliatif en raison de l’affluence. Les pèlerins s’y retrouvent dans l’ordre monacal avec ses heures précises d’ouverture et de fermeture et toute une dimension administrative inattendue après la bonhomie informelle de l’albergue d’Amparro. Frère Pablo le chambellan des lieux, militaire dans son comportement, mais aimable farceur, tient avec beaucoup d’humour son rôle de Grand Frêre. Les dortoirs sont impeccables, les sanitaires immaculés. Impressionnant !
Dehors la ville est splendide, active, truffée de choses à voir, à goûter. Il faudrait profiter du temps. Or le temps, les uns comme les autres semblent ne pas en disposer. Aller de l’avant est sur ce chemin leur unique, leur inaltérable pensée. Comme attirés par une amante jalouse, tous se hâtent selon leur bonne étoile vers Compostelle. Fort peu font du tourisme, la visite des lieux saints n’est pas systématique ; elle se limite souvent à un ou deux par jour, rarement plus. Le choix du pèlerin, ce jour-là se porte sur la cathédrale. Celle-ci domine la ville. Du pur gothique et selon un guide tout proche accompagnant un groupe de touriste, elle serait d’inspiration française. Un dépliant vante la beauté de la rosace qui se loge au-dessus du portail principal. C’est vrai que la richesse des vitraux fait penser aux cathédrales françaises du Nord, mais il grogne contre la pauvreté d’information contenue dans le dépliant touristique. Il ressort ébloui par la vision de l’œuvre aux proportions rigoureuses, tendue par cette légèreté joyeuse du gothique flamboyant.
Plus il avance dans le pèlerinage, plus sa conviction que « rien n’est mauvais en l’homme » s’enracine en lui d’avantage. Particulièrement il en juge par l’observation clinique de ses pieds... comme de ses compagnons de route. Ses associations douteuses corroborent cependant l’intuition qui conduit les uns comme les autres à servir d’ancrage à la réalité mythique par laquelle se représente le monde, terrestre et matériel pour les pieds, humain et spirituel pour les marcheurs...
Le théâtre c’est la poésie qui sort du livre pour descendre dans la rue
Federico Garcia Lorca
Chère Flora , Mardi
Les pèlerins comme leurs pieds sont la seule réalité tangible. Vois-tu Flora, c’est irréfutable, au risque de radoter… voilà bien un chemin qui te triture jusqu’au tréfonds de l’âme… Pas le pèlerin qui fait chemin... Non, comme un appel de l’enfance on ressent l’envol de l’ange dans un oiseau qui file dans le ciel, très haut, symbole messager qui sonne en soi tel le dorje tibétain 1. Parmi tous ces hommes et ces femmes, certains sont purs et raffinés, d’autres grossiers et sans gêne… La nature humaine est à l’image de cette diversité des plantes et des animaux, elle se plie à toutes les contraintes, mais négocie chacune selon son projet. C’est sans doute cela qui fait l’extraordinaire qualité d’une communauté éphémère. L’humanité, y compris le tricheur, le voleur, le mécréant, le chenapan sont indissolublement liés au sage, à l’homme intègre, à l’humain de qualité… Ils sont compléments indispensables de la connaissance, à l’opposé du mensonge, de la cruauté, des manipulations exercées sur les autres, au nom d’une quelconque utilité. Que serait un sage sans les voyous qui lui donnent raison ? N’est-ce pas à partir de cette misérable profusion des derniers qu’on évalue la beauté du premier ? Ça parle, ça nous parle en dedans, et l’on peut rester surpris soi-même de ce dont on s’entend songer tout haut. « Comme j’aimerais que tu vois le film Uranus (1980) avec ce monologue merveilleux où Philippe Noiret évoque la religion de l’homme… » Alors qu’il considère le mal —ce qu’on appelle l’inhumanité de l’homme— comme de simples « espiègleries » d’enfants attardés. C’est en effet par sa faculté complexe à résoudre les problèmes sociaux que se pose sans la moindre trêve la Belle et grande question du Bien. Shakespeare et Pirandello cohabitent dans la mise en scène de l’aventure humaine. Mais un jour une telle comédie cesse d’être ridicule, elle se dresse telle qu’elle est : une intolérable tragédie. Alors tout change, le noyau amoureux, familial, amical, social, cesse d’être la valeur majeure. Au-delà l’universel nous attire, l’océanique Bien où tous se confondent ? N’en suis pas-là… rassures-toi ! Cependant à repérer des coïncidences singulières, certaines interventions fortuites me signalent que la vie s’inscrit dans l’Unité cosmique, la guide vers la logique du plus achevé, du mieux adapté. L’épreuve de la discipline, le sacrifice du Christ, la résurrection ou la réincarnation… qu’importe la métaphore dont on farde cette rédemption de l’âme, qu’elle soit imaginaire ou non, ne change rien au fait qu’on n’en remette jamais en cause le postulat premier du sens. C’est pour cela que la vie fait sens. Aux confins mystiques d’une certaine Docte ignorance, théiste et de tendance monothéiste, grandit l’intuition profonde de l’incarnation de l’âme qui est le déclencheur du mythe de la personne responsable devant la création. Et cette éveil nouveau est l’effet direct de l’angoisse, du spleen, de la mort de Dieu survenue à l’épilogue du romantisme… D’ailleurs comment se pourrait-il qu’il en soit autrement ? Dans la compréhension nécessaire et sacrée, ou dans l’analyse quelle est la réalité ? Par quelle lunette particulière la voyons-nous ?
Qui parle alors ? Le pèlerin, l’anima, l’ange, le Père, le Fils… Va savoir ! Les signes que je vois s’inscrire dans le ciel sont-ils plus réels ou moins réels que cet émissaire céleste dont je pense ressentir parfois la présence ? Sommes-nous programmés pour cela, ou n’est-ce là que computations maniaques de la raison ? Doute cartésien, pari de Pascal, panthéisme de Spinoza… sous leur diversité apparente le monisme de la question essentielle se cache : Qui sommes nous ? L’esprit est-il naturellement capable de se dissocier de lui-même ? Si nous partagons cet avantage indéniable de pouvoir nous admirer dans un miroir avec les grands singes et les dauphins, en serait-il de même de l’immanence à un niveau supérieur de la révélation ? La transcendance est-elle vraiment l’expression d’un état supérieur de la conscience, ou au contraire un placebo caduc, impuissant à soulager l’angoisse de la condition humaine ? Cette angoisse existentielle dicte-t-elle au cerveau d’imaginer à la place de la soumission à Dieu, une forme supérieure ayant pour nom la co-responsabilité de la création et de revenir au stoïcisme romain avant les méfaits du christianisme institutionnalisé ?
L’homme est faber, chantait-on déjà dans Rome ? Il exorcise. Il fait, il fabrique ! En réalité, il doit en venir à parachever la création divine. Car celle-ci, épreuve abandonnée ou étourderie d’un dieu trop las, se trouve défaillante quant aux désirs que toutes ces destinées confrontent. En dépit de ses merveilles, le monde demeure cruel. À l’aune du sens de ce monde tellement réel, ce qui l’habille originellement d’une moisissure grouillante, n’est-ce pas la vie elle-même ? Végétale, animale, humaine… ça vit, ça fornique, ça meurt et cela se reproduit sans interruption ainsi... depuis combien de temps au juste ? La vie existait déjà potentiellement dans les nuages gazeux qui préparaient l’accrétion de la terre. La constitution solide de la planète terre a été fondue dans l’intention de faire vivre quelque chose. La matière inerte n’est pas seulement le ferment originel pour ce qui vit ; elle est la matière originelle pour l’éclosion de l’esprit ? L’esprit et la matière ne font qu’un à l’origine, cependant il appartient à l’esprit humain, cette germination de l’esprit, de prendre le relais de la création et de contribuer à l’Œuvre divine.
La spiritualité nouvelle résulte pour sa meilleure part de cette question existentielle. Progressivement depuis Zarathoustra, le Bouddha et jusqu’au Christ, sont venus les saints prophètes de l’humanité pour sauver leurs congénères des affres de la scandaleuse comédie existentielle. La caverne insondable de notre inconscient n’a pas de fond, mais l’esprit s’éveille à la nécessité d’être humain à mesure que se gravissent les marches de la connaissance. L’humanité éveillée est notre seule chance de se sortir de la gangue obscure de l’animalité. Avant de parler du divin, raisonnons d’abord sur l’homme. L’humain s’il se prétend plus évolué que son frère animal doit le prouver… Comment ? Par l’humanité de son intention, sa compassion notamment, en clair sa capacité d’être charitable ; aussi, par son besoin irrépressible de s’élever, de s’envoler au-dessus de la sauvagerie de Caïn. Les descendants d’Abel n’ont pas d’autres choix que de pardonner aux descendants de Caïn… S’ils ne le font pas ils resteront enfermés, vivants à jamais dans la tombe du ressentiment avec Caïn le meurtrier originel ; soit un monde d’épouvante où la loi du plus fort… la fatalitas du mal, hante les âmes prisonnières.
Je crois me souvenir que c’est Montaigne le marrane qui notait combien… « nos connaissances sont si banales, qu’elles ne profitent qu’à ceux qui ne le sont pas. » Quelle pertinence ! si peu prise en compte hélas ! Sachant que les connaissances ne sont pas la Connaissance et que celles-ci sont à celle-là, ce que le profane est au divin. La connaissance humaine est bien modeste. Mais ses trésors ne sont pas ceux que l’on pense. Ils ne sont ni l’or ni les joyaux de l’esprit, pas plus que la soie ou le marbre des palais. La connaissance la plus humaine reste humble devant le prodige de la vie, mais responsable de sa condition... Dans la série, les prodiges de la vie, voici fort à propos la leçon du rouge-gorge que je te dédie.
Le rouge gorge et sa belle... Mardi – León
Cela fait dix-sept jours, j’étais à Richelieu et je me réveillais, il y avait près de moi deux oiseaux posés sur la pelouse. L’un d’eux était d’un jaune vif. Dans le demi-sommeil de l’aube ils m’ont parlé de l’amour. Ce qu’ils m’ont dit alors a ouvert un recoin du grenier de ma mémoire. S’y logeaient d’autres oiseaux. Des oiseaux de chez-nous que nous connaissons bien. C’était au printemps dernier, j’en ai souvenance. À la fonte des neiges j’avais nettoyé les églantiers de la clôture arrangeant avec des branches de saules fraîchement coupées et grossièrement tressées, une sorte de panier dans le taillis épineux des églantiers séparant mon terrain de celui de mon voisin. J’escomptais que ce nid d’amour attirerait quelques oiseaux à venir s’y nicher pour notre bonheur.
De fait, tout en sirotant mon café quelques jours plus tard, de bonne heure, j’ai remarqué d’abord le mâle à son jabot rouge sombre. Il était perché sur la plus haute branche des églantiers et chantait à intervalles réguliers par de longues tirades. À terre la femelle semblait inspecter le logement de branches entrecroisées que j’avais préparé. Soudain avec l’ensemble d’un corps de ballet, le mâle descendit sur une branche à mi-hauteur des taillis surplombant mon nid rudimentaire, alors que la femelle allait occuper le perchoir où l’instant d’avant son beau mâle se trouvait juché. Cette nouvelle disposition dû les satisfaire car ils y demeurèrent et la femelle s’accroupit même en boule comme pour vouloir se reposer. Puis le mâle s’est posé au pied des églantiers, procédant à son tour devant l’entrelacs des branches à l’inventaire de l’endroit. Sans se presser, stationnant souvent, il effectua une étrange parade que la femelle observait de là-haut, yeux mi-clos.
À un moment de l’autre côté des buissons chez le voisin, un rival est apparu. Le mâle l’a immédiatement repéré et son comportement s’en est trouvé changé. Alors qu’il s’était éloigné, voilà qu’il s’approche de la femelle, indifférente et toujours écrasée sur sa branche comme elle le serait dans un nid…. il se trouve juste en dessous d’elle ; cherchant sans doute, le moyen le plus approprié de marquer son territoire le voilà qui décide de prendre la situation de front et entreprend pour ce faire un véritable périple par une séquence de petits sauts impérativement dominants. Deux ou trois sauts brefs, suivi d’une pause… puis il recommençait, une sorte de morse kinesthésique… Le chemin sur lequel il s’engage est complexe, il lui faut contourner le massif tressé par les branches de saule et, toujours au sol, traverser le taillis ce qui le contraint à emprunter un étroit passage sinuant entre le fouillis épineux du taillis ; il se dirige ainsi vers son adversaire qui, quelques pieds derrière le fourré, en le voyant se rapprocher, décampe aussitôt.
Sans paraître s’en apercevoir le mâle débouche de son pas martial de l’autre côté et s’immobilise longuement à la place exacte où se trouvait l’adversaire. Assuré sans doute de son pouvoir, il revient à ses occupations courantes, picorant le sol en quête de quelque ver.
Durant tout ce temps, la femelle « au-dessus de ces affaires, » toujours en boule, n’a pas bronché. Finalement le mâle est remonté sur la plus haute branche où il doit être encore-là à chanter avec passion son insatiable appétit de vivre et de fonder une famille…
Après réflexion je me suis demandé Flora, par qui ce conte est-il perçu ? Je veux dire, qui en moi relate cette histoire ? Suis-je vraiment cet amoureux impénitent de la vie ? émerveillé de sa poésie ? ou le simple héritier de mon maître Michel, devenu comme lui un sceptique observateur, conditionné en quelque sorte à décortiquer la comédie du monde par les jeux conventionnels de l’hymen et de la guerre. De Kali finalement, cette dévorante amoureuse d’un monde dont elle attend l’éveil... et d’Eros chérubin espiègle sans lequel nous ne serions rien.
Hélas, sous le masque de la jeunesse, les dents se déchaussent déjà, la peau se flétrit, les os se vide de leur moelle. Ce qui est perdu en cette vie plus jamais ne reviendra… Le temps est comme le vieil océan de la mort, une porte battante sur l’Éternel. Il appartient aux gens fortunés du cœur de faire en sorte que s’amenuise cette souffrance. C’est là l’œuvre qui leur revient mais ce n’est pas en niant la souffrance, encore moins en cherchant à la tuer, ou quel bel euphémisme… l’éliminer, que le problème trouvera sa solution.
L’amour de Kali a pour prix d’être dévorant. Tout a un prix, celui-là est porté à la discrétion des passions. Être dévoré vivant dans la jouissance d’exister ou dans l’ennui de son attente ? Du moment de ta naissance, dès la conception même, le compte à rebours commence. La vie est souffrance, l’ignorer n’ajoute qu’à cette souffrance, il faut au contraire savoir l’apprivoiser. Pense au renard du Petit Prince. Ce conte merveilleux est pure vérité. Le renard, symbole de l’attitude sournoise, séduit le Petit Prince par sa demande d’être apprivoisé. Il désire se souvenir lui dit-il, de ses cheveux quand il verra les blés d’or ondulant dans le vent à la fin août. Kali a mille visages, celui du renard ici. Oui, la vie ressemble au souvenir de cet amour indéfectible qu’elle entretient avec le temps. Vivre revient à souffrir. Tuer la mort est aussi vain qu’absurde, cela consisterait à tuer la vie ? Rien n’y échappe. Les pierres elles-mêmes se désagrègent...
Il te faut apprendre à apprivoiser ta peur. Et le meilleur moyen, c’est la mission identique à chacun… réduire la souffrance. Répandre la bonne nouvelle du Christ. La charité n’est pas un luxe... mais une ascèse, par laquelle le trésor gnostique de la Connaissance est confiée à l’humanité. Ce potentiel-là, la Connaissance, il revient à chacun de la matérialiser...
Tout bien considéré, parfois il aurait préféré ne rien savoir des sages paroles de l’ange. Qu’il se taise ! Est-il nécessaire que tous deviennent saint ? Allons… quel délire est-ce là encore ? Désolant mensonge sur lui-même. Même durant sa vie de voyou, il a cultivé bon cœur ni jamais manqué d’étancher sa soif de connaissance ! Au contraire de prendre, d’avoir, de posséder, il s’est exercé à s’abandonner à la luxure de la vie, la laissant le porter par les épreuves alchimiques qui se tracent devant nous, au fil des amours et des souvenirs, vers un meilleur toujours souhaité et sans cesse reconquis.
Entre la voie de l’être et celle de l’esprit existe un rapport d’attirance en contradiction avec l’avoir de la matière et la répulsion de l’éphémère. S’abandonner, lutter par conspiration, ensemble, au ralentissement du temps et pour le soulagement de la souffrance, voilà l’œuvre à réaliser. C’est-à-dire célébrer la vie dans l’émerveillement des plus petites choses de l’existence qui nous sont données à vivre. Même les mauvaises pour sûr, par l’enseignement dont elles nous gratifient. Y compris les plus fatales, pour le cycle achevé auxquelles elles mettent un terme.
En vérité dit Uranus, c’est en l’aimant cette vie si précieuse qui nous est offerte, que nous soulagerons le plus efficacement la souffrance. La vie et la souffrance sont avec l’émerveillement, les éléments fondateurs de la conscience humaine. Au cœur des cavernes obscures, il y a des milliers d’années, l’homme peignait déjà les scènes coutumières et la terrible ambiguïté de l’anéantissement qu’il craignait… Tout autant que nous sans le moindre doute. Envoûtés devant la beauté du monde, les peuples depuis l’origine se sont appliqués à traduire ainsi l’extraordinaire cérémonie de l’amour et de la mort. Il appartient aux hommes de cultiver avec passion ce Jardin des prodiges et d’en réaliser l’Eden..
En voici quelques fleurs ...
Au détour du sentier Marene s’était assise. Ils ont échangé des noix et du pain… elle lui a confié sa passion pour le mysticisme amérindien, lui a parlé de son rêve d’aller un jour à Lhassa, à pied en dépit de l’occupation chinoise. Marene a souligné le lien entre le chamanisme des Buriats sibériens et d’Asie Centrale et les Amérindiens de l’Alaska et de la Colombie Britannique. Le pèlerin lui a parlé de son ami Ishini le chaman. Avant de se séparer ils ont regretté n’avoir pas plus de temps pour d’autres conversations du genre…
L’amitié de Justin
Ce soir il partage son repas avec Justin. Justin se présente comme un vacher de Normandie. Il lit La Croix et par bien des points, ressemble à son ami en Acadie. Même passion contenue, même humilité des gens de la terre, même détermination aussi. Justin décrit placidement la condition de l’agriculteur en France, tant sur le plan économique que social. Justin observe la prudence du sage et la détermination du marin. Bienheureuse combinaison que celle de la probité et de l’action. Dans ces combats-là, on se retrouve perdant plus souvent qu’à son tour. Le pèlerin de son côté est charmé par la modération des jugements, l’acuité des analyses de Justin. Est née de cette rencontre une amitié instantanée et sans fard propre aux âmes nobles. Il est consolant de se reconnaître ainsi, car ce que l’on recherche en l’autre n’est jamais que le miroir de son attente.
L’attente après le désir. Une forme de vigilance, amour amitié pour le pèlerin sont égalent. De l’amour il en est comme de l’amitié. Cette amitié qui se creuse parfois à l’usure du temps, par de merveilleux présents … On aime son ami comme on aime un amant, l’odeur du corps, le velouté des yeux, la caresse d’un sourire sont en tout point savoureux, seul le ventre reste fermé. Mais, même-là, ce n’est pas tout à fait exact, car rien n’est plus agréable que de festoyer avec l’ami, de savourer les nourritures terrestres aussi bien que célestes. De même que l’amant qu’on ne retrouvera plus, l’ami perdu risque de blesser l’âme, même dessécher le cœur. Ces autres qui un jour ne répondent plus… « pourquoi m’ont-ils fait cela ? » Chez d’autres encore, heureusement, le lien vibre par lettre, au téléphone ou sur le net encore, quand la technique est l’heureuse permission d’un miracle des communications, amis, amours, connaissances par réseaux s’épanouissent… ils repoussent la mort d’une relation qui s’étiole. Il savoure ce suc délicieux de l’autre. Les yeux, l’âme, continuent de se nourrir en dépit des distances, en dépit du temps… L’imaginaire y pourvoît. Il n’est de véritable combat qu’à l’usure du temps. Celui que l’on perd irrémédiablement. Au travers des rencontres et des hasards, il chérit plus que tout ce temps si particulier de se revoir, de se reconnaître dans la richesse d’un instant, intense malgré les rides qui se creusent, les chairs qui s’affaissent. « Le cœur n'a pas de rides… » écrivait Madame de Sévigné ; il n’y a pas de témoignage plus amoureux. L’âme au travers du regard continue de briller. Pour d’autres hélas, l’irrémédiable s’est déjà produit, on ne sait trop pourquoi, ni quand ? Temps et espace ne nous séparent jamais autant que les modes de vie nous différencient. Il avait une amie Française de longue date. Un jour elle a changé de langue et de pays. Plus jamais, ils ne se sont revus. Elle en Babylone, a pris sans doute vis-à-vis de ces rires qu’ils ont partagés, une distance infranchissable qui doit les lui faire paraître désuets aujourd’hui…
La beauté, quand l’art rejoint la foi
Le grand choc de cette journée restera la cathédrale de León. Une merveille d’architecture et qui force à la prière. C’est la première église où il ait invoqué la supplique de l’ismaélien, telle qu’Ali le lui avait offert… Le premier sanctuaire aussi, et depuis longtemps où il ait retrouvé Saint Antoine. Son vieux compagnon tutélaire dont le souvenir remonte à sa seconde enfance comme l’un des personnages de la crèche. Le Saint-patron de sa mère, de sa compagne et de sa vie d’homme, il lui a rendu hommage avec cette familiarité bonasse qu’il a conservé de sa culture européenne.
Mardi
Saint Antoine mon gentil gardien, fais en sorte que les hommes ne perdent pas trop la boule en ce monde sans pitié. Intercède je t’en prie, concernant nos folies et nos erreurs, pour beaucoup d’indulgence. Qu’Il ait pitié de nous, de nos peurs, nos horreurs, notre ignorance… Ne nous accablez pas Seigneur et gratifiez-nous plutôt de votre lumière… Tous ceux-là que j’ai tant aimés, gardez-les en votre sainte garde… Je vous aime mon cher berger, vous m’apprenez la sagesse et l’humilité, et tant de choses merveilleuses…
La beauté est ici, en chacune de ces fleurs. Celles qui, comme l’amour nous font signe...
Il se souvenait d’elle, de la plénitude de son corps, de la noblesse juvénile de ses charmes. Jamais il n’avait été amoureux de cette façon. Son cœur s’était épris de cette fraîcheur, mais le devoir lui interdisait le plus petit écart. L’épreuve la plus violente avait été lorsqu’à l’occasion de sa fête, elle l’avait embrassée. Il s’était figé instantanément par le dictat de l’autre. Il pensait avoir appris ce qu’était le respect. Il avait dû comprendre au dedans de sa chair combien l’autre, enfants, parents, amis, amants, combien cet Autre peut-être plus important que la plénitude du soi. Le contact peut se réduire à quelques lettres. Plus encore que le désir, le passage obligé vers la conscience cosmique du monde, dans lequel nous avons la grâce de vivre, passe un jour par le sacrifice, un autre prix à payer, c’est vrai… Autrement dit, retourner en arrière n’est plus possible. Et l’épreuve dès lors, tel en ce conte de Hans Christian Andersen, devient celle de la sublimation. La petite princesse de chair au bout d’un long chemin périlleux est devenue l’anima de sa conscience. Et le respect s’étend dans le temps et l’espace comme un désert silencieux où s’endort paisible l’ermite... Ce trésor sera pour d’autres. Peu importe du désir et son éphémère plaisir, l’amour courtois aspire avant tout à la libération de celle-là qu’il a tant aimé sans espoir, seul demeure l’amour qui jamais ne meure même en ses phases ultimes.
Dans la sérénité de cette noble Dame blanche, les regrets et les soupirs dressent le bilan de la paix intérieure. La cathédrale de León est un pur chef-d’œuvre, du niveau de Paris, Cologne ou Reims. À ce point parfait de l’amour, lorsque l’art religieux ou profane s’efforce de reproduire le Grand-Œuvre de la création divine. La synagogue, l’église, le temple sont des figures de la Jérusalem terrestre.
« D’un pèlerin de la foi… En marche vers la connaissance et peut-être la fortune… La fortune de l’âme… comme la fortune du cœur… Si telle est la volonté du ciel et qu’on s’y autorise… »
Depuis 2 jours la température est plus fraîche Dans les lueurs du matin, aux quatre points cardinaux jusqu’à l’horizon, le ciel reste couvert. Départ à six heures de León. Le Frère Manolo leur a donné du pain et du fromage. Quand il a ouvert la porte, il s’est glissé et sauvé pour prendre de l’avance sur la foule en arrière… La route est laide, elle longe la nationale 106. Le régime sec et les cerises ont un effet bénéfique sur lui. Depuis Mansilla pratiquement il ne se nourrit plus que de cerises. Cette médecine naturelle a eu un effet direct sur l’inflammation de sa jambe, sa cheville ne le fait pratiquement plus souffrir.
À midi appeler les enfants, souhaiter sa fête à Flora. Elle doit s’inquiéter. Pourquoi donc n’a-t-il pas appelé ? Si l'intention est simple, trouver une cabine téléphonique l’est moins. À leur rareté dans les campagnes, s’ajoute en ville un autre inconvénient ; privatisation oblige, les réseaux téléphoniques n’utilisent pas toutes les mêmes cartes d’appels. La jungle des compagnies de communication règne dans le domaine de la téléphonie en Espagne. Cela pimente une situation déjà fort anarchique. Le temps de la recherche est passé. En la ville d’Astorga où il est rendu, tout ferme, il est une heure déjà ! c’est Raté !
« Un pauvre pécheur qui souhaite que cette humble prière rejoigne le puissant fleuve des vœux des hommes de bonne volonté… »
Asturica Augusta, ce joyau de la province aristocratique de León est une ville qui à juste titre, a été qualifiée de « Magnifico » par Pline l’Ancien. Le rayonnement de sa culture remonterait, au moins, à l’époque romaine. Ville stratégique de l’Empire et, selon la légende chrétienne, premier évêché fondé par Saint Jacques lui-même. De riches Madrilènes viennent y pratiquer leurs œuvres, plusieurs Palaces occupent le centre-ville. L’apparence hautaine de cette ville est due au caractère suranné de la bonne société castillane qui s’y retrouve. Dans la relative clémence des alizés venant des Pyrénées par la cordillère Cantabrique, la route s’est montrée docile, la jambe plus assurée a pu absorber les 27kms du parcours. Un matin marchant à son rythme sans peiner…
Le « camino » longe la nationale 120 et celle-ci détruit littéralement le paysage. Il est midi moins le quart. L’auberge locale est située dans la haute ville près d’un ravissant jardin surplombant les quartiers populaires par d’impressionnants remparts.
Annoncée pour trois heures par un affichette sur la porte, il attend dans la fraîcheur du jardin tout proche l’ouverture de la dernière auberge, en ville. La place est dite de la synagogue, longeant le sommet des remparts . Puis il décide d’attendre devant l’auberge et s’assoit sur la plus haute des trois marches du porche, rêvant de la sieste et d’un bain de pied ! Il écrit à quelques amis, s’en va poster ses courriers et revient ensuite attendre.
Il réfléchit à la raison du carnet de voyage. Pourquoi écrire tout cela ? Quelle fin poursuit-elle, cette obsession scripturaire, épistolière aussi par les lettres à Flora ? À quoi cela peut-il bien servir ? Il revient sur les questions concernant l’état des lieux, psychologiques et culturels, de même que les objectifs spirituels qu’il aspire tant à élucider. Il traverse cette certitude, qu’il manque quelque chose dans ses notes, quelque chose qu’il a oublié, une relation à faire… et cherchecherche en vain, se dit-il, cherche à se concentrer sur l’intention. Que cherche donc la vie à travers nous, à travers notre conscience d’être au monde ? Quelle est la volonté qui anime ce programme ? Ces termes de volonté et de programme, par ailleurs sont-ils les outils adéquats pour comprendre ? Le philosophe Bergson et l’anthropologue Teilhard de Chardin ont travaillé leur vie durant, sur la finalité de la vie considérée dans son sens le plus général. Ils ont été rejoints par ce que le psychanalyste Carl Gustav Jung a identifié dans l’archétype de la conscience collective. Une recherche passionnée s’est engagée vers l’essaie d’une formulation de l’archétype absolu, un concept naïf certainement, en regard du divin, celui-ci étant en puissance cependant indépassable.
La dissociation de soi-même dans l’archétype est une porte. Elle ouvre ce puissant pouvoir du miroir spirituel, sublimer celui que tu appelles l’ange… La voix intérieure doit-elle se justifier ? Est-il toujours assuré que le sens des « contacts » soit écrit en clair ? Lui faudrait-il un panneau indicateur du sens ? Au lieu de se rebeller, de s’exaspérer dans sa tendance critique, profitant du temps disponible, se décide d’en tirer profit en s’ouvrant aux vannes de l’inconscient… mais l’inspiration est en panne, l’heure de la sieste sans doute ? La ville silencieuse s’est assoupie. Calé comme un quêteux dans l’encoignure du porche, il somnole à demi.
Le fait d’être tenu à se déplacer en marchant relativise l’appétit du matériel. Cela induit de revoir les priorités. L’état pédestre du nomade conduit à en apprendre beaucoup sur la fragilité de l’existence. Par nature le pèlerin est fragile. Bien que certains soient relativement aisés, beaucoup viennent des classes populaires et quelques-uns sont très pauvres, d’ailleurs est-ce un hasard, ce sont souvent les moins solitaires. Les pèlerins, il fallait s’en douter n’échappent pas aux conventions sociales… Bref, sur la cadence apaisante du rythme de ses pas, j’ai repris conscience de ma dimension réelle en regard de ce que je crois savoir du monde… J’ai presque honte de l’écrire, crois-moi, c’est si bête à dire, une telle réflexion a pour effet de conduire à la modestie du marcheur…
Cette partie de la ville juchée sur son promontoire rocheux, offre un décor insolite. C’est une sorte de bastion perché sur de hautes murailles. Un donjon naturel en fait, dont l’intelligence des habitants a su depuis l’antiquité tirer parti. La ville fortunée depuis toujours, cultivée, est un haut lieu de villégiature. Peut-être est-ce pourquoi les résidents semblent si peu intéressés au maigre pouvoir d’achat des pèlerins.
Par la précarité de son bagage, de fait un pèlerin se sent modeste. Il a tout le loisir alors de mesurer combien marcher se trouve décalé. Le pèlerinage se situe en un lieu oublié où chacun retourne au monde authentique des dimensions humaines. La canicule, l’effort de l’objectif, la cadence soutenue pour y parvenir suffisent. Ce n’est pas une situation extrême… mais c’est un combat de chaque instant dont la volonté s’aguerrit.
Parmi ses compagnons, il redécouvre au gré du hasard et de l’itinéraire le poids des traditions et des symboles. L’Espagne de la corrida est présente en chaque ville par ses arènes… Aussi la prétention des Princes qu’ils soient de robes ou d’épées, du temps jadis ou d’aujourd’hui, du commerce ou d’industrie, chaque fois les « capitaines » apparaissent fidèles à ce que l’on connaît d’eux, par leurs mauvais coups et quelques bon coups… Aussi dérisoires que la vie est éphémère, les vices comme les vertus sont aussi tenaces que les signes de la morgue machiste brocardés sur la figure centrale du matamore, l’ingénieur au casque blanc des chantiers de construction de l’autoroute El Camino-de-Santiago, ou ce gros homme au volant du Jeep rouge. Étincelante dans le soleil couchant à Itero del Castillo ! Chaque pèlerin revient donc à considérer la vanité de ces monuments gigantesques créés de main d’homme, mais si futiles en comparaison du temps… Que veulent dire à notre échelle les milliards d’années de notre mère Gaïa ? Ces derniers jours depuis Pampelone, le pèlerin a réappris la nécessité de vivre du moment-là, du comment survivre à partir de son petit ballot… qui pèse tant par moments. Ce qui se porte, c’est ce qui permet la vie. Humilité par nécessité, que l’on soit à pied, à vélo, ou même à cheval, on y regarde à deux fois avant d’acheter des souvenirs. Aussi, qu’il soit riche ou pauvre, le pèlerin est à même enseigne tenu de fait à la stricte simplicité. Contrôler régulièrement sa charge c’est négocier en permanence avec la fatigue, principale cause d’un découragement possible… La métaphore est riche d’enseignement en regard de l’encombrement matériel de la vie de tous les jours ; à l’image de ces vieillards paralysés dans l’accumulation étouffante de leurs souvenirs.
Le pèlerinage est ainsi à l’image de la vie ; il y a toute sorte de monde ; des tièdes et des lents, des pleins et des vides, des prosaïques et des poètes, mais entre la tchatche du saltimbanque et le Grand Parler du sage, danse la vérité humaine selon toutes ses variantes. Comme Ernest, en bon artisan, je m’efforce de profiter tu sais, du sens de la vie et lire les augures du ciel… en première utilité pour ceux de la terre… la Grande maison de ma mère, là où je vis. Écouter le vent est le secret d’une navigation prudente. Les humains auraient-ils oublié la sagesse première de leur constitution animale ? Est-ce au nom de cette animalité en éveil que s’organisent les refus de la société moderne, de percevoir le monde par soi-même, autrement pas à travers les slogans de la consommation et les idées toutes prêtes de la télé.
Quelle amusante conséquence n’est-ce pas, que la pratique du pèlerinage ? Tout ce qui s’achète possède un poids et donc présente un facteur non négligeable de ralentissement. Le pèlerin, par cette expérience très concrète, n’est donc guère dépensier. La simplicité volontaire du bagage, oblige à penser l’étape du jour en fonction du but. L’étape aujourd’hui, c’est la terre de la mère ; le but sera le ciel d’un destin inéluctable. Nul n’atteindra ce ciel s’il ne se préoccupe pas d’abord, ici maintenant des conditions d’étape.
Devient évident alors que la condition du pèlerin fait le pèlerin, c’est-à-dire que celui-ci ne consomme que ce dont il a besoin, quelques images pieuses par ci, une médaille par là, cela suffit. Au quotidien sur la route cela se comprend par une curieuse répercussion sur l’hospitalité des lieux traversés. De façon générale, en campagne le pèlerin est bienvenu, les refuges y sont rustiques mais suffisants. En ville c’est différent et s’observe en proportion de leur importance. Plusieurs albergues citadines ne sont pas des plus accueillantes. Exiguës on s’y entasse. À Astorga, c’est pire encore. Il comptait trouver un endroit ou dormir en campagne, mais dû y renoncer en raison de sa jambe. Camper dans un jardin en ville, impossible aussi. En Espagne la ville est animée jusque tard dans la nuit. À l’exception de Burgos et de l’auberge municipale aménagée dans un parc agréable, les villes se montrent généralement peu hospitalières à l’égard des pèlerins. Alors même que toute la promotion touristique de l’endroit est fondée sur le pèlerinage, la cité ignore les pèlerins, réduisant leur nombre aux lits disponibles, soit à des chiffres très inférieurs à la demande réelle. « Ce qui contredit souvent les guides » qui se montrent souvent évasifs remarquent plusieurs avec amertume. La grosse majorité des marcheurs sont âgés, certains ont besoin de soins et d’un bon lit… « Pas un seul des guides touristiques ne fait mention de cette réalité pour le moins paradoxale » critiquait un compagnon de l’Américain, au sanctuaire de Juan de Ortega… « Le tourisme se tirerait-il dans le pied en avouant qu’il est fondé sur la plus belle entreprise de pots-de-vin et de favoritisme occulte qu’on ait imaginé aux îles Caïmans ? » Le tourisme vit de pèlerinage en tous genres… Mais ici, à Astorga, c’est celui des grands hôtels.
Les caïds de la libre entreprise s’appuient sur la rentabilité et organisent en ce sens les règles communes de la légalité… Il n’en est pas autrement de la politique gestionnaire de l’État qui, au détriment de toute morale devient cabaretier, instituant légalement son monopole sur les casinos, l’alcool, et demain, pourquoi pas, « la dope et le sexe… » La leçon du camino ne fait que renvoyer à l’ordre des institutions. Ainsi s’établit chaque jour le rapport entre ce chemin des voyageurs de la foi et l’autre grand chemin, celui rétrospectif de la vie. Chacun, prisonnier d’un système économique qui lui paraît aussi vain que la religion conduisant à s’engager dans sa quête.
Je ne veux pas cependant, faire grand cas de la condition précaire, sans doute, mais aucunement misérable des pèlerins. Il est normal de payer son dû. Mais vois-tu Flora, à mesure que l’on s’approche du lieu saint, la cohorte des dévots s’agrandit, alimentée par des chemins qui convergent du Portugal et d’Andalousie au sud, des montagnes au Nord par le chemin des anglais, venant de la Coruña à travers la chaîne des Cantabriques. Il y a beaucoup d’écoliers aussi maintenant, et de plus en plus des gens âgés, certains mêmes très âgés. Mais comme on le disait, l’industrie touristique ne tient pas compte de cette réalité… Pas rentable !
En un mot comme en cent, ici à Astorga « les pèlerins font un peu désordre. » Alors, on les parque à l’écart dans un quartier désert. Seul le bruit des pigeons et des cigognes s’agitant sur les toits, trouble le silence de la siesta. Derrière les volets mis clos, la ville sommeille ou fait l’amour. C’est là, l’Espagne fière et secrète des Asturies, ces mines de fer, d’or et d’argent déjà exploitées avant l’hégémonie romaine par les Celtes.
Quatre heures moins-cinq. Nous sommes finalement entrés et avons choisi nos places. À ce moment-là, les pèlerins se montrent parfois plus terre-à-terre. Ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Nous étions 15 personnes à la porte qui attendaient, blaguant dans toutes les langues. Les plus paumés d’entre-nous peut-être, ceux qui sacrifient totalement au culte de la folie et de l’honnêteté… feinte ou réelle. L’auberge est minuscule avec un lavabo, une douche et une toilette exiguë par sexe, une usine à poulets. « On va terminer sous forme de concentré » dit quelqu’un ! Tout le monde finalement fait la sieste, mais je ne suis pas vraiment fatigué et, ne serait-ce ma jambe, j’irais plutôt faire un tour en ville. Au-dessus de moi une femme est couchée et comme elle doit toper-là pas loin de 200 livres, le sommier tangue dangereusement tout près de mon nez… J’exagère à peine ! Alors s’asseoir sur sa couche, n’y penses pas ! Je me demande ce que cela va être à Santiago ? Retourner dans le jardin… faut pas y compter non plus, une fête s’y prépare. Pourquoi ne pas choisir les champs, la nuit va y être magnifique ?
18 :35h, sur la Plaza de España, face à l’Hôtel de ville, un monument entre médiéval et baroque encadrant une très ancienne horloge agrémentée de mannequins sonneurs… du plus pur ouvrage Espagnol ? Que l’on retrouve par son influence dans certains clochers de Suisse alémanique ?
Ce fût une merveilleuse journée, un compagnon allemand, Alrich, avec qui s’est amorcée une discussion devant une bière bien fraîche, lui a prêté son cellulaire. Il a pu appeler chez lui. C’était magique d’avoir ainsi des nouvelles des siens et d’être rassuré du bon fonctionnement de son petit monde. « Tu vois que le portable a du bon ! » lui a fait remarquer son fils.
Alrich, est mon nom, mais « cela fait Ali » m’a-t-il dit en riant. Cet Ali-là n’est ni prof, ni musulman, mais ingénieur de très haut niveau… par ce que j’en ai déduis d’activités professionnelles qu’il évoque dans un excellent français. Quel nom quand même ! Surnom plutôt faut-il le dire, et beaucoup trop familier. Je le lui ai dit être gêné, ajoutant que j’apprécierais l’appeler par son véritable nom, Alrich. Il acquiesse de bonne grâce et au cours de la conversation, je comprends qu’Alrich, dirige un département de recherche en optique de pointe. Nous avons parlé de vous ; sa fille vit au Vermont, elle travaille dans le domaine de l’intelligence artificielle. Nous-nous sommes rencontrés ainsi et charmés mutuellement par notre bonne humeur. Al, brille d’intelligence, mais aussi de modestie, il s’excuse n’être qu’un gestionnaire de laboratoire, tenu à la stricte rentabilité de ses programmes de recherches. Il adore son travail et ce qui est fort rare, cet homme parle avec éloges de plusieurs de ses collègues. Un modèle de fiabilité, certainement. Il doit être plaisant de travailler avec, ou pour Alrich. Ce genre d’intuition ne trompe pas. Œuvrer avec des êtres humains exerce à l’évaluation de l’être que l’on a devant soi. Non point dépendants de la fonction, de son rôle ou de son grade, mais par la trempe de l’âme. Al se tient loin des idées toutes faites, sa langue n’est pas de bois et le pire certainement en regard du conformisme habituel, il ne manifeste d’aucune conscience bétonnée. Abordant les questions de prudence et de risque, il dit : « Quand la prudence devient règle, le courage et l’initiative avec les risques qu’ils comportent, sont alors prohibés. Ce n’est pas ce qu’on peut souhaiter dans l’entreprise. En revanche maintenant que le profit à court terme rime avec la nécessité de l’initiative technologique, la prudence elle-même devient trop souvent obsolète, résultat : la qualité réduit la fiabilité du produit… je me sens inconfortable dans cette nouvelle vision du progrès… » En homme raffiné il exprime son inquiétude sans en faire une tarte à la crème.
Vers sept heures le soir, visite de la cathédrale Santa María transformée pour la cause en Museo de Camino. De là, à deux pas se dresse le palais épiscopal d’Antonio Gaudi. Un peu décevant, on dirait le délire juvénile d’un bédéiste sectateur de rock gothique. De près l’édifice s’apparente au caractère familier des parcs Disney mais, advenant que l’on poursuive la comparaison avec un modèle célèbre, soit le Château de Louis II de Bavière, dont celui-ci l’espagnol, paraît une caricature grossière. Un pastiche qui déploie en revanche d’un étonnant double sens. En fait le monument de Gaudi, serait bâti pour être vu de l’extérieur des murailles… en contre bas. On imagine l’architecte du trompe-l’œil, tendant un piège au curieux, l’amateur de son art. Car il lui semble que ce palais se réserve à celui qui sait le voir… d’en bas, lorsque le spectateur se trouve au pied des murailles... À l’endroit où probablement touché par la grâce d’une muse céleste, l’aspect ironique de son monument lui aurait été inspiré. En faîte des remparts, le Palais de Gaudi domine et paraît s’étirer vers le ciel dans cette symbiotique de l’apparition si chère à l’Espagne.
Quant à l’exposition sur la Sainte Mère en la cathédrale, elle est toute entière agencée autour du triomphe de la catholicité Espagnole. La partie consacrée au Moyen-Âge y est admirable. Notamment la statue romane de la Virgen de la Majestad. Hélas quantités d’œuvres, d’authentiques joyaux certainement, sont entachés d’une violente tendance au morbide… surcharge de détails croustillants sur les tortures raffinées qu’on infligeait aux Saints martyrs, sado-masochisme proprement écœurants par leur quantité. Étalage de la mater dolorosa éplorée, exhibitionnisme charnu des angelots ne sont qu’avant goût. Plus loin, dans la partie baroque, l’horreur atteint son comble par la psychose lugubre du sacrifice, adjoint à celui de la vierge en transe enfin une pédophilie de l’enfant, ce petit roi blême aux lèvres purpurines.
À certains moments sais-tu, je me croyais dans les catacombes de Mme Thussaud à Londres. Mais ce n’était-là que projection négative, harassé par trop de baldaquins et de frontispices mortifères. Quel érotisme malsain et remugle funeste du Conte Simon de Monfort, Dieu est mon droit avait tourné les têtes. Au nom d’un droit divin ils se sont couronnés, institué la foi par la surcharge des ors et des joyaux de sa toute puissance ; l’or du Grand retable de la Santa María, raconte comment l’or infernal volé aux sauvages par les conquistadors a été refondu par miracle en bon or espagnol. Ici tout est question du martyr de la foi, alors que la souffrance conduit à la sanctification et au rayonnement de l’empire colonial.
Dieu n’est pas cela. Ce n’est point par ce genre de sacrifice que l’on atteint le divin...
Ce n’est pas par la laideur, ni par l’horreur, mais bien grâce, l’innocence, le ravissement dans l’admiration du monde que l’on parvient à la compassion, non point par sa souffrance, car l’émerveillement pour le divin c’est l’étonnement pour ces choses incomprises de l’existence ordinaire. Hasards, coïncidences heureuses et finalement la très simple leçon que le destin généreusement offre, d’un jour l’autre à celui qui y est attentif. C’est par la grâce du don précieusement recueilli que s’exerce l’art de la retransmettre… En sorte que s’organise la chaîne humaine de compassion, d’humanité et de charité, par le dépouillement des désirs, s’allège la charge et il chemine plus loin dans l’exploration du monde, intérieur et extérieur. En vérité ces mondes sont mêmes… L’ascèse de sa vie conduit au respect du Jardin, parallèle naturel à la responsabilité du jardinier… Certainement est-ce possible puisque quelques uns, très humblement s’y sont consacrés avec une dévotion que rien n’est jamais parvenu à distraire. Ce Jardin inconnu en soi-même, chaque pèlerin en transporte l’intuition. Il existe pour lui et il s’y rend faisant de son pas maladroit la voie Royale de la Connaissance. Comme le pèlerin au plus secret de son cœur le sait, les chemins sont innombrables, tissés des riches expériences particulières… Et pourtant, tous convergent vers le même port ; compte tenu du degré d’handicap dont ils sont frappés, chacun progresse à sa mesure et transforme le mal être en amour universel.
Sachant que les infirmes de l’âme ne sont pas moins handicapés que les personnes dites « à mobilité réduite… » Et lui mieux que quiconque le ressent, lui qui est né au carrefour des mondes ne le sait que trop. Car les handicaps des muscles ou des nerfs ne sont pas forcément plus contraignants que ceux des neurones et des multiples perversions psychiques du cerveau. Ce « cognitif maléfique » résulte de « conditionnements inappropriés. » Il en connaît quelques méfaits et par bien des versions possibles fournies par ces oiseaux blessés que sont beaucoup de ses étudiants. Les routes vers la rédemption sont diverses, mais de toutes ses forces il refuse celle de la souffrance instituée, quelle soit d’État ou d’Église. Dans la mortification, il n’y a pas de salut authentique ! La souffrance peut être la clé de la puissance, mais jamais une finalité. Il réfute farouchement que la souffrance serve de billet nécessaire àl’éveil, et qu’offrir cette souffrance pour le rachat des autres, soit la meilleure façon de leur rendre service. Par dessus tout il exècre cette logique du sacrifice, autant que le crime de raison des prêtres ou des seigneurs qui en légitime l’administration…
« Tu as pris une vie, on te prendra la tienne. Tu as tué, tu mourras ! Le coupable était puni par un crime égal à l’offense commise. Ne crois pas que soigner le mal par le mal, arrange les affaires de ce monde, mon cher compagnon » lui avait dit Mona pour seule réponse à sa colère devant les horribles bijoux de la torture, serties des chairs déchiquetées du Museo de Camino. Il lui semble délirant de penser que le sacrifice de soi intervienne en faveur des suppliciés ou de leurs bourreaux m’a-t-elle expliqué. Avec Mona tout est si simple. Cette cruauté elle la percevait comme une forme survivante du paganisme au mieux, une idolâtrie au pire. « Cette foi tournée vers la souffrance, le Christ ne la reconnaîtrait pas pour sienne ? » Lui qui s’adressant au Père, demandait sur la croix pourquoi il l’avait abandonné à la furie des hommes. Phrase révélatrice de la fin de l’ère du talion… à l’aube de la Bonne Nouvelle. Jésus serait-il mort sur la croix pour la rédemption des péchés de tous les hommes, par son sacrifice ultime n’a-t-il pas rendu stérile à jamais les sacrifices du sang ? « Certainement » répondit sans hésiter Mona. Le diable grimaçant percé par la lance de Saint Michel, n’est jamais pour elle qu’un misérable de plus. Pour lequel lui, Jésus, a fait le sacrifice de sa vie. Tragique destin que celle de cet infortuné diable maure et de son vainqueur archangélique. Son destin s’accomplit en perdant la tête avec des milliers d’hérétiques, d’apostats, de sorcières. Autant de malheureux souffrants de difformités bénignes, taches de vin, loupes, pigmentation albinos, faisaient les délices de la vindicte et des bûchers du sinistre Cisneros. Un grain de beauté mal placé pouvait envoyer au supplice ceux qui se trouvaient ainsi « marqués du malin. » Ils subissaient alors les pires cruautés sans la moindre pitié. La Sainte église lui paraît bien davantage qu’une institution de la répression des désirs, comme ses détracteurs se complaisent ordinairement à le dire, mais plutôt comme l’agent direct d’abominations commises au nom du pouvoir Politique. L’inquisition catholique initiée par la Reine Isabelle, quelle coïncidence significative, se négocie en la même année que la fondation de l’empire espagnol ; 1492, Francisco Jimenez de Cisneros devient le confesseur attitré de la Reine Isabelle de Castille ; 1492, chute de Grenade, le dernier bastion de résistance repris aux Maures achève sept siècles de relative tolérance mozarabe ; la même année Colomb découvre le Nouveau Monde… Plus tard, Cisneros devenu Grand Inquisiteur ne fera qu’appliquer aux infidèles, aux sauvages et aux sorcières, l’équivalent chrétien de la sharria musulmane. Lois, questions et préceptes de l’ange démoniaque, sont toujours suivis aveuglément par d’autres fous de Dieu. Ceux-là aujourd’hui, musulmans extrémistes, massacrent au Kosovo, en Algérie, en Afghanistan ou ailleurs. Et cela, quelques décennies à peine après l’effondrement de la prétendue religion de l’homme, elle qui s’était fondée sur le projet platonicien du communisme internationnal… Cette religion où tous les hommes devaient être camarades n’avait fait qu’appliquer à son tour la loi d’intolérance. L’État total semble aussi inconfortable que son absence ; le pouvoir sévit ailleurs aujourd’hui, mais il est un principe tout aussi puissant dans les mains de ceux qui s’en sont emparés.
Le second rêve de Michel…
« Qui parle ci-devant de pureté sera pendu sur l’heure » hurlait-il ! Je m’en souviens, ce fût la dernière fois que je l’ai vu. Un cauchemar ; il vitupérait dans sa démence alcoolique et s’étouffait au bout de son rouleau. Quelques-uns l’admiraient encore, mais ils se faisaient rares. Bien peu en fait l’avaient en pitié. Michel, notre vieux maître, était devenu une épave. Après tant d’années, le revoir me fut un choc. Je me souviens m’être esquivé à toutes jambes, pour ne point perdre, sans doute, le souvenir de sa superbe… Je l’ai laissé brailler dans sa noirceur, l’amour détourné vers l’égoïsme n’a pas de cœur. À l’image de trop de pureté, tous se trouvent si facilement des légitimités faciles dans la différence des personnalités. « Qui parle de pureté, foutre dieu ? » Michel certainement ne m’en tiendra pas rigueur de s’être si lâchement soustrait au spectacle de son agonie. Fidèle à sa mémoire comme lui-même ne jugeait pas, je ne jugerais pas cet acte que je regrette. Ce premier pèlerin authentique rencontré dans ma vie, je le perçois aujourd’hui comme livré a sa destinée, irrésistiblement aspiré par l’aboutissement ultime de ses convictions. Peu lui souciait d’être correct ou pas, ascète ou assassin, il vivait investi de sa seule certitude, celle d’être-là ! Je réalise seulement maintenant, combien jusqu’à l’extrême limite de sa vie, Maître Michel a incarné cette folie d’une intégrité obtuse qu’il dénonçait tant. Opiniâtre, jamais il ne voulut voir un médecin. Nous le savions tous condamné, mais faisions semblant de le croire immortel. Nous applaudissions stupidement à ses bravades d’ivrogne génial, nous l’aimions tellement que j’en déduis pourquoi nous n’avons pas remarqué ce qu’il devenait. « Il faut ramener les mots aux idées les plus simples par lesquels nous les entendons, affection, fascination, se confondent si souvent. Ils ne font qu’un » répétait-il ! Pauvre pachyderme dérisoire, pataugeant dans l’intelligence de son génie. Il en est des hommes, comme il en est des peuples, certains se forgent des idéaux de conduite et s’y tiennent en dépit du bon sens.
Élans individuels et sociaux, ces idées qui font sens partent du noyau le plus élémentaire de la famille, trinitaire par la fusion des parents dans le premier enfant, et jusqu’aux masses infiniment plus complexes, desquelles émanent de puissantes idées collectives. Elles se répandent et luttent, les mythes se recyclent, des valeurs s’érigent, les révélations se constituent en religions. Puis les unes et les autres disparaissent, les cultures, les signaux sociaux sont éphémères comme les insectes du même nom. Le temps passe si vite, qu’avec ces multitudes qui sombrent dans le mirage de l’oubli, Maître Michel n’est plus que mémoire…
En l’espace de trente ans le monde se transforme, il vieillit avec nous en quelque sorte. Les vagues et les modes, symboles de chaque génération, renvoient à une certaine image de soi que nous fûmes… ailleurs, dans un autre temps… dans combien d’autres temps. Vieillir ne répond pas seulement à une loi naturelle, c’est aussi la nécessité d’évoluer dans la construction des idées, l’avènement de l’esprit, finalement ce désir de l’amour… mais encore, pour ceux qui n’en veulent plus, ou qui n’en peuvent plus, de passer avec elles, d’alimenter par une nouvelle énergie émergeant de leur dépouille obsolète… cette matière de l’être que nous fûmes... Les vagues passent et se ressemblent, mais jamais deux fois ne revient la même…
Le ballet des disparitions des pleurs et des charrettes de l’histoire entraîne aux épreuves qu’il faut traverser. Parachever le monde devrait mettre un terme à la souffrance, non pas seulement par le respect, mais pour l’amour de tous. La vie a été créée dans l’intention de remonter aux sources de l’Eldorado… de s’y abreuver voluptueusement à l’élixir de sa conscience. La dimension cosmique de l’amour, c’est l’enfant à l’autre bout du monde que tu secours, l’animal sur ta route que tu contournes pour de ne point l’écraser, la fleur que tu arroses, le repas que tu prépares pour des convives … connus ou inconnus.
La volupté macabre de Kali, les wagons plombés des trains s’acheminant inexorablement vers le théâtre des pogroms, préfiguraient la jungle économique dans laquelle nous entraîne la recherche tatillonne de l’efficacité rentable. Hommes et bêtes sont brûlés sur des charniers dont les noms font peur aux petits-enfants, Treblinka, Dachau, Buchenwald, Auschwitz. Les pleurs et les charrettes des condamnés, sont-ils l’enjeu de chaque libération, comme le prétendait Raphaël ? Il retourne à cette lassitude de Michelle. Les Grandes Idées collectives changent. Les plaintes mystiques des miséreux Jacques mis en pièce par l’aristocratie, en France, ou les chevaliers allemands à Frankhausen en 1525, n’étaient que les borborygmes politiques comparés à la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; de même il en sera des fines analyses de Marx… impitoyablement réfutées par l’expérience. Ce que vous pensiez vrai s’est avéré faux. Ce que vous croyiez aujourd’hui, que vaut-il ? Chaque fois il faut le réinventer…
« Annoncer, oser prédire n’est pas mince affaire, c’est s’engager encore ! Engages-toi morbleu ! » Michel le vieux Maître hante des souvenirs de jeunesse… Se prendre en main, voilà de nouveau l’idée qu’il formulerait de l’éternel retour… que faisons-nous de nous ici maintenant ? Politique ou domestique, angélique ou pragmatique, es-tu prêt au partage, à la concertation, à la coopération ? « Le Maître a disparu mais les idées se sont répandues. Il faut que je meure pour que tu vives mon enfant… » cette petite phrase qu’il aimait citer parsème tant de contes et légendes. La fatalité du destin se traduit dans l’iconographie collective en de grandes fresques conçues comme la matrice de la vie et de la mort. Ainsi Kali pointe de nouveau sa grotesque face. Ne pouvant fixer la gorgone sans être pétrifié, Persée en Grèce avait pu la vaincre en l’affrontant par l’entremise de son reflet sur la surface polie d’un bouclier. Pour la fête du second millénaire chrétien, Kali est apparue partout autour de la planète… par ce bouclier des grands réseaux de télévision. Pour l’événement, elle dansait au temple de Borobudur… croquant à belles dents un squelette bien garni de salades à la coriandre.
Annoncer la Loi
Cette loi, la loi religieuse qui définit le juste et l’injuste, le bien du mal, le beau du laid, le divin par son démon, s’entrelace avec l’histoire des seigneurs de la guerre et génère multiples outrances. Associations morbides, ainsi en est-il de ce que les sociologues présentent comme la rumeur ; ces scrutateurs des mœurs appellent ainsi car la rumeur résulte et recréée d’autres phénomènes d’émotions collectives dérivant toujours de l’ouïe dire… Jamais de ce que l’on a vu soi ! ou appris par soi-même ! La rumeur ne tient que par le ouïe dire. Les mythes sont de ces cristallisations collectives opérant par la transmission orale. La mémoire engendre le conte ; à partir de quelque chose qui fut rapporté, quelque chose n’existant que par la magie du récit répété et transformé prend forme dans l’imaginaire collectif.
La légende de Saint Jacques n’est pas directe ; à l’origine elle a pu naître d’une rumeur. De même, la Bonne Nouvelle, comme les autres, s’est fixée par sédimentation et affection. Affection probablement pour celui qui était le plus pauvre des frères du Christ. Jacques était un homme d’action, il n’aurait rien écrit qu’on lui connaisse, se contentant d’agir, d’évangéliser, de convertir. Puis, au détour de la croisade contre les Albigeois, par un excès de ferveur peut-être, voilà ce modeste serviteur du Seigneur, revêtu de la cuirasse d’un chevalier en arme pour une évangélisation des Maures en terre Ibère. L’aurore de la religion chrétienne, serait-elle d’être de cette sorte de rumeur, très ancienne et fixée par sédimentation apocryphe, dont l’origine remonterait aux grandes révélations de Moïse, d’Élie, de Zarathoustra… N’est-ce pas d’ailleurs ce que soutiennent bien des historiens ?
Qui est-il celui qui me parle, quel ange, quel démon, réponds-moi !
Le cœur de l’ange saigne lorsque les hommes s’entretuent au nom de leurs religions. Mais il ne rit pas davantage du démon lorsque celui-ci s’amuse des hécatombes perpétrées au nom de la religion de l’Homme. L’humain est un microcosme dont la mission s’appelle conscience. Son outil mental est aussi son message spirituel. L’humain est folie, sagesse, charité et cruauté. La conscience appelle son dépassement par soi-même… dépassement de l’humain créateur d’un être accompli. L’humain du Christ, ou des Docteurs de la Loi, constitue un travail mené par trois consciences supérieures. La conscience de soi que certains animaux acquièrent ; primates supérieurs et dauphins sont dotés de cette capacité à se reconnaître dans un miroir ; puis la conscience par les autres ou le propre de la philosophie, aussi bien Grecque que Bouddhiste, enfin la conscience de l’intelligence du monde ; celle qui clôt l’interaction trinitaire des trois consciences. Trois consciences qui doivent conduire au mode d’être supérieur de l’Homme nouveau… soit celui de l’humain potentiellement accompli.
Se libérer n’équivaut pas à se torturer les uns les autres, au contraire, chacun doit mesurer l’imbrication de ses chaînes, tout ce qui le maintient dépendant. Par exemple, les avoirs ou les affects, lorsque ceux-ci ne sont que pathologiques… par la possessivité névrotique, ou le piège dualiste de la réciprocité : donnant/donnanrt. L’attente illusoire du retour d’ascenseur… car se libérer, c’est au contraire s’en débarrasser au plus vite. Monte à pied, aide les autres…
« Crîsser tout ça par dessus bord »lui disait son vieil ami de la rue Honoré Beaugrand à Montréal. Depuis le temps qu’ils se connaissent, il est toujours resté admiratif de son rire. Il se pressait de rire de tout, « de peur d'être obligé d'en pleurer, » lançait désinvolte ce Beaumarchais dans l’Est de la ville. Coupable de l’avoir redit souvent il ajoutait : « N’attends rien, tu sera libre. » Cet ami-là des quartiers populaires s’amusait beaucoup… Il a cru le reconnaître au détour de Montségur où ils étaient allés autrefois. Ça fait longtemps déjà, ce compagnon de vie l’avait interrogé sur le sens du bûcher dont l’odeur âcre rôdait encore… après huit cent ans. Entre les bruyères tapissant le flanc des Pyrénées, comme une dent creuse dans le décor sombre des montagnes, Montségur pointait tel un défi. Sur ce nid d’aigle, les ruines dressées du château imprenable. Les barons Croisés venus du nord ont précipité dans le feu la population hérétique réfugiée-là. Les Cathares albigeois suppliciés dans ce brasier se confondent à travers les siècles avec les ombres méphitiques des crimes commis contre l’humain. Les termes eux-mêmes sont trompeurs car il n’y a pas d’inhumain dans l’homme ; seulement du pas encore humain…
L’inhumain n’est pas dans le programme d’intelligence d’homo sapiens.
Hélas ! Ce qui se commet comme horreurs depuis des millénaires ne sont, pour la plupart, que des actes monstrueusement « innocents. » À l’origine, celui qui trompe sa mère, qui tue son père, qui abuse de ses enfants, est-il un monstre ? Non, au nom de la vie, il n’est qu’un simple ignorant… il n’a pas encore développé en lui l’humanité qui lui est donnée.
L’ignorant est-il un innocent ?
OUI, puisqu’il n’est pas né encore à la conscience…
Le vampire est-il pire que le fou de Dieu ?
NON, l’authentique monstre en l’homme n’est pas l’ignorant, mais à l’inverse le savant. Celui qui en puissance connaît le prix du mal… L’Humain accompli n’est pas l’aveugle, mais celui qui est lucide, celui qui doute, celui qui se bat vers l’accomplissement de son rêve.
Celui qui l’ignore n’est au pire qu’un ignare. Mais ce monstre assassin est-il pire que le phénomène de foire ? Celui qui défie toutes les lois de la nature et s’adonne stupidement aux pires atrocités est-il fou, ou « tout croche ? » Malade ! au sens populaire de la démence. Oui mon ami, il est malade, handicapé quoi… La démence n’est pas réservée aux asiles, ni au divan des psychanalystes, hélas ! « Il n’est de pire aliéné que celui qui vit dans l’ignorance de sa condition » répétait Théo. Jugez-en, il s’ignore lui-même, insensible à la portée de ses actes. Hitler n’est en fait qu’un pauvre fou en proie au délire collectif des illusions qu’il a créées. Sa race impie, sa pureté ethnique, sa cruauté comptable ne font pas de lui le plus grand criminel de l’histoire, mais juste une sinistre bouffonnerie qui s’est achevée dans les mêmes brasiers qu’à Montségur, Constantinople ou ailleurs… chaque fois que la fin justifie les moyens, en brouette, et par charrette les condamnés sont renversés dans les charniers de l’Ignorance, pour le triomphe du « Dieu cadavre ! »
Ainsi, Clovis le roi des Francs, surnommait-il en ces termes le crucifix devant lequel il allait s’agenouiller à Reims. Cloué en Croix par ses bourreaux, il sera le premier en occident à pardonner aux pourvoyeurs de son supplice. Jésus ecce homo transcende et de loin toutes les églises qui se réclament de son nom ; par la valeur de charité et de respect qu’il accorde à tout homme, païen, pharisien, mécréant, agnostique, femme ou homme, puissant ou esclave, commandant ou simple exécutant des basses œuvres… Par son ultime sacrifice il expose au su de tous qu’il n’est de salut que dans le pardon.
Père pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’il font…
Cinq siècles plus tôt par un chemin semblable, le Bouddha avait atteint l’illumination. Après des années patientes, y étant parvenu… il avait renoncé à sa libération. À l’épilogue de sa jeunesse il avait refusé déjà d’être plus longtemps cloîtré dans l’illusion du prince Siddhãrta. Pour la seconde fois, mettant un terme à sa vie ascétique, il s’était dépouillé du fruit de sa quête. Revenant du satori il avait choisi la sangha, soit la communauté humaine. 2 La première fois ayant abandonné titres et biens, pour avoir compris la cruelle réalité humaine, et maintenant renonçant à la libération ultime du satori… et son retour dans le destin des hommes. Le Christ qui pardonne, le Bouddha qui revient, tous deux désignent ce nécessaire retour à l’humain dans l’authenticité complexe de la communauté. Où qu’elle soit cette communauté, de quelque couleur ou rituel, le signe est donné désormais d’agir par le respect de l’autre… en avoir le plus naturel souci… « comme de soi-même ». Ils seront les premiers humains —Voici l’Homme— ceux-là qui indiqueront à tous la voie du salut ; la voie qui passe par le pardon et la compassion.
C’est pourquoi le premier devoir est de donner, et se donner ce n’est ni priver, ni se priver, au contraire c’est vivre cet instant de joie avec l’autre, où tous savourent, partagent un moment de grâce. Générosité sans contrepartie le don n’est point perte, douleur en aucune façon, il est au contraire allégresse amour et amitié ressourcées dans le partage… Un partage dont le retour vient toujours d’ailleurs. La foi n’est plus contrainte ou discipline combinées à la souffrance, ou par le manque… cela devient dépassement de soi vers l’accomplissement de la joie du chemin accompli vers l’humanité.
La sérénité du sourire de Bouddha en est le témoignage merveilleux. Au retour de son voyage vers sa libération, lui qui était devenu l’Éclairé avait gardé son sourire comme le plus cher de ses trésors recueilli après les années de combats contre le feu des désirs .
Par la douceur je lèverai ce monde épris de justice.
L’exigeante discipline de l’Éclairé aura débouché sur l’extase de la libération des contraintes…
Tout comme celle de tous les prisonniers, et pour la cause, celui de la caverne dans l’allégorie de Platon. Ne l’avait-on pas sorti de l’obscurité ce malheureux, au fond de laquelle on l’avait tenu prisonnier depuis l’enfance, pour le jeter en pâture, aveuglé, au centre de l’arène humaine inondée de la lumière du midi. Le vrai monde lui avait-on dit ! Où les plus grands crimes ne sont pas forcément les plus connus… et certainement on avait ri du désarroi de ce malheureux, victime si facile… Passe une année, l’ayant ensuite jugé bien adapté à la réalité du jour, on décide de le retourner à son trou dans la caverne pour s’en moquer encore. Platon disait que la lumière, une fois qu’elle a été connue, l’obscurité comprenez l’ignorance, devient un tombeau. Platon à l’origine l’aurait entendu de son maître Socrate, premier philosophe dont on dit qu’il est « le plus sage des hommes » habile à révéler les âmes mais brillant par son absence en matière écrite…
La morale de cette fable étant qu’à l’image du prisonnier, nul de sensé ne reviendrait pour rien au monde en arrière de son plein gré… Pourtant, comme le Christ le fera à son tour, le Bouddha est revenu. Ils ont initié la voie de la libération plaçant plus haut que tout l’amour de l’humanité et, du moins le disent les écritures, ils reviendront encore… un jour. Le temps n’a pas d’importance lorsqu’il est circulaire. Mais ce sacrifice de revenir dans « l’enfer des autres » n’est motivé que par l’amour des hommes. Le respect de tout ce qui vit, la responsabilité envers Autrui, qui n’est telle que par l’effet du miroir en lequel chacun se convoque un jour ou l’autre au tribunal de son âme.
« Que fais-tu de l’autre ? » s’inquiète le rabbin ? non pour l’inconfort possible généré par une telle question, mais bien pour que l’appelé s’interroge sur le prix de la question ! « une livre de chair… ou le respect mutuel ? L’objet de l’autre ou l’autre soi-même ? » Le respect d’autrui comme de soi-même tancé par les plus grands prophètes, voilà le premier garde-fou à partir duquel une civilisation des mœurs, une véritable « culture humaine » peut s’édifier. Au contraire, à certains moments de la décadence, la sauvagerie banale fait place nette à un système policier croulant sous les contraintes et la normalisation. Sous Hérode, comme sous le règne des Gouverneurs du spectacle, la vie d’un enfant ne vaut pas cher. Et ce sacrifice, si sacrifice il y a, annonce le retour des prophètes, des Saints, des chargés de mission, des semeurs de cathédrales… Saint-Jacques, le frère du Christ fût de ceux-là. On en demande pas tant à chacun de nous… Nous ne sommes ni des saints, ni de véritables démons. « Mais des ignares, alors là sans conteste » se désespérait Michel. « Ni ange, ni diable, nous ne sommes que des humains mal dégrossis. Et le temps est venu de se questionner sur la nature de l’animal en nous versus la condition humaine ? »
Oui, accroître la conscience, attendu que tous, hommes et bêtes apprennent ensemble à cultiver le jardin… car de la réalisation de ce jardin dépend le venue du temps des Bienheureux…
Assumer sur l’autel de la joie, l’amour pour l’humanité, des très saintes paroles de ces guides, ces hommes remarquables qui sont revenus pour nous montrer la lumière et qui ont choisi de vivre la communauté humaine ; voilà la plus belle joie, que le ciel les entende…
Pourquoi ont-ils agi de la sorte ?
Pour briser…
…l’illusion d’attendre…
N’attends rien des autres
Change le mépris en sourire
Tend l’autre joue
Regarde avant toute chose
la souffrance
De celui qui te tue.
1 Le dorje pour les bouddhistes symbolise la compassion, soit la principale force de l’univers, c’est un instrument clé du bouddhisme Tibétain .
2 La Sangha représente la communauté vivante pour les bouddhistes, elle est l’Oumma pour les musulmans et en quelque sorte la Pastorale chez les chrétiens…