Extrait Les pionniers de Hôdo

 

Un article de Livingstone.

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Lucien Porte se rendit compte soudain que sa vie basculait. Étranger parmi des étrangers, il était devenu un Membre de la Communauté. Une communauté étrange, cloîtrée dans le frêle Livingstone, où mille idées divergentes tendaient vers un seul objectif : créer un nouveau monde. Et il en était le guide.
Lucien Porte se rendit compte soudain que sa vie basculait. Étranger parmi des étrangers, il était devenu un Membre de la Communauté. Une communauté étrange, cloîtrée dans le frêle Livingstone, où mille idées divergentes tendaient vers un seul objectif : créer un nouveau monde. Et il en était le guide.
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Version du 7 janvier 2019 à 16:00

Extrait du volume I de Hôdo, la légende, « Les pionniers de Hôdo » publiée chez Édilivre, dans la collection Coup de coeur (ISBN 9782812189548)

Chapitre 1. Le voyage des mille idées.


Extrait de la grande encyclopédie du Réseau.

Sea-morgh'N

Prononcé sîmorg-nn (スィーモーッゴ N). L'étymologie est incertaine. Certains prétendent qu'il s'agit de deux mots de langues nordiques : sea morgen, matin – mer, une allusion à l'albatros. D'autres prétendent qu'il s'agit du sîmorgh, oiseau fabuleux persan, qui transportait les héros comme la célèbre Rûdâba.

Les Sea-morgh'N sont des convois spatiaux composés d'astrolabs, d'un ou de plusieurs milanautes et d'une flottille de tychodrômes. [...]

Astrolab

Contraction de « Laboratoire astronautique ».

Ce sont de grands tubes de transports d'astronautes, de voyageurs et de matériel. […]

Milanaute

Initialement, vaisseau de guerre dont l'emblème est le milan. [...]

Tychodrôme

L'allusion à Tycho Brahe, astronome danois, est sûrement accidentelle. Il s'agirait plutôt d'une déformation de tichodrome, oiseau qui vit sur les rochers des hautes mers en allusion avec le fait que cette navette s'accroche aux flancs des Sea-morgh'N. C'est le seul véhicule qui relie le sol et les engins spatiaux, d'où la présence du mot drome, terme issu de la marine pour désigner les embarcations servant à assurer les communications du bâtiment avec la terre. […]


Le Livingstone était le plus extraordinaire de tous les vaisseaux spatiaux. C'était le plus gros des Sea-morgh'N, il pouvait abriter un équipage de mille vingt-quatre membres. Mais surtout, c'était le plus sophistiqué, chargé de prototypes à peine expérimentés, pour un objectif des plus ambitieux : tenter pour la première fois un voyage interstellaire avec l'espoir de coloniser un nouveau monde.

Il fallait sauver la Terre, où les problèmes de toute nature, écologiques ou sociaux, n'allaient qu'en empirant. Et le dernier espoir auquel s'accrochaient les Terriens était ailleurs, dans l'Espace… Ailleurs, une solution bien rodée pour rassurer les peuples toujours mécontents depuis que le monde existe.

Pourtant, ce gigantesque vaisseau de quelque quatre cents mètres de diamètre sur deux cents de hauteur avait été conçu pendant la Terreur. La Terreur, nom qui désignait la dernière guerre mondiale. Une guerre pas comme les autres, car il n'y avait pas d'ennemis face à face. L'ennemi était partout. Une multitude de factions terroristes et antiterroristes s'étaient développées au cours du dernier siècle. Elles frappaient aveuglément, n'importe où, sans respecter le mélange de populations. Les moins terroristes se vantaient d'épurer la société et de bien choisir leurs cibles. Quant à ceux qui se limitaient aux seuls dégâts matériels ou même aux actions antigouvernementales, ils étaient considérés comme des enfants de chœur, des réactionnaires nostalgiques d'un temps passé prétendument loyal.

D'ailleurs, quel gouvernement devait être basculé ? Quel territoire devait être refaçonné ? Il ne se passait pas une semaine sans qu'une frontière ne se modifie. Il n'était plus possible de publier le moindre atlas valable plus d'un an. Même, les États-Unis d'Amérique du Nord avaient fini par se briser en trois blocs et avaient perdu les états insulaires et aujourd'hui « USA » était le sigle de la Unión Sur Americana, ce qui provoquait parfois certaines confusions. Il existait, plus que par le passé, une grande variété de formes de pouvoir : monarchies héréditaires, consortiums, élus du peuple, grands initiés de toutes sortes de croyances et diverses mafias. Mais il n'y avait que deux sortes « civilisées et normalisées » de gouvernements : des démocraties qui tournaient de plus en plus à l'anarchie « dépolicée », amorale, « groupusculaire » et des républiques qui donnaient volontiers dans les dictatures militarisées ou intégristes. Il n'existait plus, depuis longtemps, que huit Unions, mais chacune d'entre elles était morcelée en centaines de petites régions, anciens territoires nationaux ou nouvelles associations. Les grandes puissances des siècles antérieurs avaient fondu comme la banquise en été. La médicracie — d'étymologie incertaine : média ou médio – cracie — n'avait réussi qu'à créer une paix factice. Jusqu'au jour où, les unes après les autres, toutes les frustrations, toutes les haines resurgirent plus vigoureuses que jamais. Qui avait dit : « l'Histoire ne se répète jamais » ? L'Histoire ressemblait pourtant à une rage de dents bien douloureuse entre deux prises d'antalgiques. Et pendant que la souffrance s'atténuait, que le mal était occulté, la racine continuait à pourrir.

C'était dans ce chaos que naquit le dernier des Sea-morgh'N, le Livingstone.

Les quelque mille âmes qui vivraient à bord de cet énorme transporteur formeraient un équipage des plus hétérogènes. La Compagnie Internationale de l'Exploration Spatiale, la CIES, s'était vue contrainte de choisir un et un seul membre de diverses organisations statistiquement représentatives de la planète. Il fut décidé que la moitié des représentants appartiendraient aux groupes les plus puissants, le reste, aux minorités les moins hostiles.

En fait, le commandant du Livingstone savait que les critères étaient plus complexes. Il fallait souvent choisir en fonction des chantages et des menaces de sabotage. C'était aussi dans d'autres cas, l'occasion d'évincer les gêneurs ; c'était bien le cas de Lucien Nicolas Porte. Loyal officier de l'Union Européenne, il appartenait à l'une des communautés de l'Association des Petits Territoires d'Europe, le Brabant wallon, siège de nombreuses administrations cosmopolites, comme la CIES. Mais, ce maître astronaute s'était lié de sympathie à la « Nouvelle Internationale Communiste» en Russie Occidentale, où il se rendait fréquemment, trop fréquemment. Déjà, tous ses collègues le surnommaient Nic, allusion claire et inadmissible dans un univers où le socialisme n'était guère plus prôné que par divers mouvements exotiques, souvent fanatiques et parfois même armés. Sinon, pourquoi l'avoir choisi, lui, à la tête de cette plus fameuse expédition de l'Humanité ?

C'était son premier commandement à bord d'un Sea-morgh'N de passagers. Jusqu'à ce jour, ses supérieurs l'avaient toujours écarté de toute responsabilité. Son grade d'officier acquis à l'école de la CIES était plus un titre honorifique pour ses compétences en astronautique qu'une qualification pour lui concéder le moindre droit de décision. Nic était peu bavard, et toute émotivité était, autant que possible, cachée sous une chape épaisse de rationalité. Son esprit de synthèse — ou son intuition ? — le handicapait fréquemment, ses clairvoyances difficilement analysables, empreintes de doutes et de scepticisme, en avaient fait un Cassandre prêchant dans un monde cartésien. Il en avait pris son parti depuis longtemps.

Un tiers des membres du Sea-morgh'N étaient des couples. Bien entendu, chaque conjoint devait militer dans des organismes distincts. La femme du commandant présidait à la Ligue de Droits des Travailleurs Domestiques, association inoffensive, sauf par ses idées perturbatrices. Ce mouvement était d'ailleurs interdit. Il fallait bien que les gouvernements puissent feindre leur puissance par quelques lois prohibitives. Comme il était impossible de juguler les divers puissants syndicats et les groupes armés, il ne restait qu'à s'en prendre aux moins offensifs, quitte à les dépeindre comme de dangereux agitateurs.

Pour les responsables de la CIES, les contraintes de recrutement représentaient un véritable casse-tête, mais toutes les conditions étaient réunies pour désigner Lucien Porte à la tête de l'expédition. Il avait presque carte blanche pour « régler les petits différends de managements », et, gracieusement, on lui avait accordé quarante-huit heures pour mettre en place son état-major et une semaine pour que tout l'équipage soit « rangé » à bord, comme s'il s'agissait de bétail. En fait, les responsables de la Terre s'en lavaient les mains. Eux, ils avaient accompli leur travail : offrir de quoi rêver aux populations, et tenir en haleine tous ces impatients d'un monde à venir, meilleur que l'actuel.

À zéro heure U.T.C., du jour j-9, le commandant était à bord du vaisseau avec quinze autres astronautes. Normalement, il était prévu qu'il monte avec son encadrement supérieur et son clan, implicitement sous-entendu celui de cohabitation terrestre. Mais Nic n'avait pas emmené la totalité de son clan composé principalement d'orphelins qu'il avait adoptés. Deux d'entre eux préféraient rester pour l'instant sur Terre, et son fils cadet ne le rejoindrait que le dernier jour, avant le départ. Stella et William l'avaient accompagné dans ce premier transfert, ainsi que son épouse. Quant à son fils aîné qui était parti un an plus tôt, il avait la satisfaction de savoir qu'il faisait partie de l'aventure et qu'il appartenait à l'équipée du Livingstone. Les cinq autres premiers arrivants à bord avaient été « proposés » pour son équipe de commandement.

Il était urgent de réunir tous les officiers supérieurs dès le début officiel de la mission. Certes, le commandant connaissait déjà tous ses collaborateurs. Certains, comme les deux ingénieurs principaux du Sea-morgh'N, étaient presque toujours à bord, suivant de près l'assemblage du Livingstone, pour ainsi dire depuis sa naissance. D'autres, comme le « coco » – abréviation de co-commandant – et l'équipage de timonerie, étaient de vieilles connaissances. Mais il restait quelques membres qu'il n'avait jamais pu voir en chair et en os.

Trois inconnus lui avaient été imposés. Ils les avaient convoqués dans son bureau.

Nic ne regardait plus l'écran mural où étaient affichées toutes les informations professionnelles, sociales, politiques, médicales et psychiques le concernant. Normalement, seuls lui et l'administrateur de bases de données pouvaient consulter les fiches du personnel, mais il avait décidé que ses futurs proches officiers y auraient aussi accès. Derrière lui, des yeux fixaient le moniteur avec attention. Finalement, Lucien rompit le silence.

— J'ai joué carte sur table avec vous, prononça-t-il sans se retourner. Vous savez qui je suis, du moins, officiellement. À vous maintenant ! Qui se décide ?

— Moi, lui répondit un Japonais aux cheveux courts et drus.

Katsutoshi Tomonaga était un « samouraï » au service du Yakusa, une de ces organisations puissantes et incontournables qui avait délégué ce champion de kendo et d'aïkibudo comme chef de la sécurité à bord du Sea-morgh'N. Grâce à sa présence à ce poste, la moitié du matériel électronique du Livingstone fut gracieusement offert par ses commanditaires. Un refus de la CIES eût conduit à un embargo de la part du pouvoir nippon tel que jamais le vaisseau n'aurait pu exister, car le gouvernement-consortium du Yakusa était le généreux, mais susceptible mécène de l'expédition.

À part ses diverses ceintures noires, aucune indication ne fut affichée à l'écran. Pas même son appartenance à la puissante société nippone. Nic haussa les épaules : il fallait s'y attendre, les informations fournies par les différents organismes sur leur représentant étaient souvent vagues et incomplètes. Mais son flair le poussait à faire confiance à cet homme et il estimait qu'il ferait un bon officier de sécurité.

— Et maintenant, qui de ces dames désire dévoiler son identité ? fit le commandant en tendant la télé-souris, un objet archaïque encore utilisé pour donner prestance aux orateurs.

Ce fut la chef médecin qui commença. L'Égyptienne copte, membre de la secte d'Héliopolis, semblait toute désignée pour veiller à la santé des habitants de ce « Lego » volant. Lucien brûlait d'envie de lui demander si son nom était le sien ou un titre initiatique quelconque. En tout cas, il se voyait mal l'appeler Nefertiti, sans devoir retenir un sourire amusé. Malgré une chevelure aux mille et une tresses encadrant ce visage pharaonique, il décida que la familiarité des gens de l'espace siérait mieux que le protocole incertain d'une royale antiquité. « Toubib » ou « Adela » simplifierait les rapports qu'il ne pût classer par avance de chaleureux ou de distante courtoisie, tant le regard noir de la femme sombrait dans le mystère longuement entretenu par un fard rappelant les dernières lueurs du jour, l'heure où pointe Vénus.

Quant à la suivante, la très — trop — séduisante Diana, chef scientifique du Sea-morgh'N, il semblait logique qu'elle fût neuromiméticienne. « La Brésilienne doit s'y connaître en neurones mâles grillés… » pensa Nic, lors des présentations. Ses supérieurs lui avaient fait tant d'éloges sur ce brillant cerveau qu'il fut surpris de voir que le corps café au lait qui l'abritait n'en méritait pas moins. Mais ce qui frappait encore plus le commandant était le caractère exubérant et sympathique de ce personnage qui semblait dépouillé de tout complexe. Elle ne semblait jouer ni les fausses modesties ni les intouchables préciosités. Il était facile de deviner pourquoi on l'avait promue au rang de premier scientifique du Livingstone : « on » avait voulu l'éloigner de son poste sur Terre. Trop belle pour être honnêtement élue, trop intelligente pour rester soumise, trop intègre pour se compromettre. Pire, c'était une non-conventionnelle qui affichait son indépendance d'esprit en teignant ses longs cheveux noirs de nuances fluorescentes du carmin à l'outremer rappelant ainsi qu'elle était une fille élue du Vaudou. L'envie et la jalousie avaient dû tisser dans l'ombre leur toile d'intrigues. Mais l'aventure du Livingstone vint à point. Il fallait choisir des êtres hors du commun et c'était l'occasion de faire d'une pierre deux coups en se débarrassant des gêneurs. Il fallait une élite pour conquérir l'Espace, et celle-ci s'était recrutée parmi les têtes fortes et les hurluberlus de génie !

Ce fut enfin au tour de Jeanne. Elle n'aimait guère l'obligation de se présenter comme le lui avait imposé son mari. Mais, à la fin, elle fut rassurée quand elle vit que les seules spécificités que les Administrateurs de la Terre avaient consignées dans son dossier étaient qu'elle fut Québécoise francophone et qu'elle avait une prétendue relation avec les templiers. Jeanne découvrit ce jour-là que son nom, De Charnay, avait été lié à l'histoire obscure de cette chevalerie monastique. Pourquoi ce détail insignifiant ? Quel machiavélisme se cachait derrière cette information anodine qui avait de l'importance pour les pontes de la CIE ? Contrairement à son mari, elle se méfiait de ces gens-là. N'était-ce pas le seul organisme, de plus planétaire, qui avait survécu avec un pouvoir incontesté à l'émiettement de tous les organismes internationaux ? Elle avait l'impression que c'était dans ces sacro-saints bureaux que se tramait le destin de l'humanité. Et Lucien exécutait inconsciemment la tâche qui lui était assignée. Elle se sentait maintenant comme une pièce posée sur l'échiquier en début de partie, quelque part dans la rangée royale.

Il était logique que son mari ne sût quelle confiance accorder aux nouveaux cadres qui lui étaient imposés. Or, on ne pouvait être à la tête d'un millier de pionniers sans avoir une équipe sûre. Pourtant, il avait choisi de ne s'en remettre qu'à l'intuition lorsqu'il avait convié le Japonais et les deux nouvelles recrues à former le premier noyau de commandement. Si la confiance s'instaurait entre eux, chacun devrait jouer un rôle capital dès les prochaines heures.

Jeanne se demandait si la CIES n'avait pas prévu le comportement de Lucien. Il est vrai qu'elle-même connaissait les intentions de son mari. Il voulait réunir autour de lui les trois spécialistes de la communication, celle de la psyché, pour Adela, de l'intelligence, artificielle ou non, pour Diana et enfin, pour elle-même, celle de l'éther, du langage poétique au diplomatique, quels que soient le média, le transport, le protocole et le codage. Et comme par hasard, ces trois expertes se voyaient en plus auréolées de merveilleux comme quelques prêtresses magiciennes ! Cela correspondait bien à l'esprit machiavélique des concepteurs du Sea-morgh'N, maîtres absolus de l'espace et du réseau mondial dont ils géraient seuls les attributions des clés d'accès. Lucien avait beau prétendre, pour preuve d'honorabilité morale, que la CIES était née de la fusion de tous les fabricants de fusées et de satellites, entraînant dans leur sillage des pans entiers de la recherche scientifique de Kyoto à Berkeley en passant par l'Académie des Sciences de la Russie occidentale, le Centre Européen de la Recherche et bien d'autres organismes réputés, pour Jeanne, tout cela n'avait abouti qu'à la naissance d'un monstre tentaculaire contrôlant toute la pensée du monde.

Nic savait qu'il était estimé dans le milieu fermé des astronautes malgré ses convictions politiques, et Jeanne serait sa plus fidèle adjointe quant aux relations avec la Terre. Mais elle ne pouvait rester vingt-quatre heures sur vingt-quatre, devant sa station prête à intercepter toute information anormale. Aussi, Diana était son second atout. Elle devait apprendre à l'ordinateur central à surveiller les intrusions et à n'obéir qu'à certaines personnes dignes de foi. Nic se méfiait entre autres du responsable des bases de données, un certain Ytzhak Agnon. À bord de l'astronef, il y avait trop de musulmans, dont des intégristes réputés dangereux, pour ne pas redouter quelques indiscrétions de cet Israélite de la branche révolutionnaire et dure de l'Organisation de Libération de Palestine. Les renseignements stockés dans l'ordinateur n'étaient guères élogieux. Ils présentaient l'informaticien comme un homme paranoïaque, au psychisme tortueux, voire pervers, aux yeux mêmes de ses paires. Comme Nic et bien d'autres mêlés au périple, ce volontaire désigné pour le Grand Voyage était un évincé. Pour ce genre de personnage nuisible, le commandant devait s'en remettre à la clairvoyance du médecin égyptien. Il ne croyait guère en ses prétendus pouvoirs parapsychiques, mais elle avait la réputation d'être une fine psychologue.

Quant à Katsutoshi, il fallait compter sur son étroite collaboration pour éviter toute indiscipline, tout règlement de compte entre antagonistes, pire, toute mutinerie. Un quart de l'équipage était gens d'armes. La plupart des membres avaient été recrutés dans les mouvements les plus armés. Intrigants, tueurs et kamikazes foisonnaient à bord. La moitié au moins des habitants de cet îlot de l'humanité croyaient avoir toutes les meilleures raisons de haïr quelqu'un d'autre parmi l'équipage, et de l'éliminer, quitte à faire sauter le Livingstone par la même occasion.

Tous les membres du voyage devaient être trilingues et maîtriser les deux langues véhiculaires des astronautes : l'anglais et l'espagnol. Pouvoir s'exprimer à l'abri des indiscrétions pouvait être un atout. Nic y avait songé. Peu nombreux étaient ceux qui parlaient le français, à bord du Sea-morgh'N, et, à l'exception de l'astrophysicien Tcherenkov, ils faisaient tous partie du milanaute maître. De plus, en dehors de Jeanne, seule Cheng-Yi Wu connaissait la langue japonaise.

Les présentations terminées, le petit groupe sortit des quartiers de Nic pour rejoindre les autres dans la salle des commandes. Lucien souriait en voyant évoluer ses quatre compagnons en apesanteur. C'était leur première sortie dans l'espace. Derrière lui, il remarqua que Stella, l'une des orphelines de son clan, les rejoignait. Elle avait attendu patiemment que le commandant eût terminé sa réunion pour quitter sa chambre. En raison de sa fonction d'ordonnance, elle logeait à côté du bureau de Nic. Or, les pièces d'habitations étaient toujours groupées par quatre. Sauf près des sas, trois chambres donnaient sur une pièce commune. Cette dernière servait de salle de travail adaptée au trio qui la partageait. Les fonctions variaient de l'atelier au cabinet médical en passant par l'échoppe, voire la chapelle. Stella comme William, son frère de clan, n'étaient pas non plus de vieux astronautes. Mais les autres avaient une sacrée réputation derrière eux.

Roxane Kharezmi, le pilote français, et Andy Florey, le navigateur australien, étaient sanglés à leur siège, face à leur pupitre, prêts pour une sortie d'orbite immédiate. Roxane avait un dossier bien rempli, car elle appartenait à presque toutes les organisations qui avaient un rapport avec la libération de la femme. Nic se demandait comment elle pouvait être efficace dans un tel déploiement d'activité. Pourtant, peut-être mue par une volonté farouche de fuir son milieu familial et social, elle était devenue l'une des meilleures pilotes. Andy était son contraire. Posé et calme, l'Australien était à l'image de la superpuissance qu'il représentait. La Communauté du Pacifique de toutes les îles de cet océan était devenue, sans tambour ni trompette, l'union la plus riche et la plus développée.

Les deux ingénieurs, la blonde Sissel Ende, spécialiste en survie, et le noir Gus Arrow, le « chef mécano », attendaient impatiemment de visiter le reste du Livingstone. Nic comprenait leur désir, mais il préféra qu'ils se contentent, pour l'instant, du milanaute maître afin qu'ils soient présents pour accueillir la seconde équipe, celle de Betty Brown. Seuls le pompier Condor Quispe et Katsutoshi purent s'absenter pour commencer à examiner une dernière fois le vaisseau avant l'arrivée du reste de l'équipage et des passagers. Il fallait tout d'abord s'assurer qu'une bombe n'était pas cachée avant et pendant le chargement, dans les entrailles du Sea-morgh'N. Les autres pouvaient vaquer à leurs affaires puisqu'ils ne quittaient pas le milanaute maître. Alicia Ramon et Prosper Jibahu préparaient le dispensaire avec Adela, et Diana s'était retirée dans ses quartiers avec Cheng et Frans Cormaek. À première vue, les quinze officiers de Nic semblaient former un groupe cohérent, encore qu'il craignît quelque difficulté entre Stella et Frans. Ils étaient tous deux Sud-Africains, et leurs aïeuls s'étaient entre-tués. Mais ni l'une ni l'autre ne paraissaient possédés par le démon de la revanche.

Par contre, c'était la première fois que Gus et Betty se trouvèrent à l'intérieur d'un même vaisseau. L'ingénieur venait du Bronx, où il militait activement contre le pouvoir métis jusqu'à la première scission, et Betty était originaire du Colorado, un État « ennemi ». Pourtant, la femme ne se souciait guère des problèmes raciaux et n'avait aucun ressentiment envers les Noirs, sinon elle n'aurait pas choisi comme premier officier scientifique, un Tutsi-Congolais. Elle aussi se trouvait à bord du Livingstone plus pour d'obscures raisons politiques que pour ses qualités incontestables.

BB, comme on la surnommait, postulait au secrétariat général du plus puissant syndicat du monde : la Confédération Internationale du Transport. Déjà, avant la Terreur, les grèves des transporteurs pouvaient ébranler suffisamment un gouvernement pour en provoquer la chute. Depuis, les petites organisations nationales s'étaient rassemblées et pouvaient non seulement immobiliser un pays, mais aussi provoquer des embargos incontournables. L'asphyxie d'un État pouvait, dès lors, provenir de l'intérieur comme de l'extérieur.

Betty était connue de tous les « transporteurs de l'espace ». Mais ceux qui connaissaient mieux cette diablesse savaient qu'elle méritait le poste qui lui était attribué. Nic fut satisfait de savoir qu'elle était son alter ego, son « coco ». Un milanaute était toujours composé de deux équipes d'astronautes, chacune ayant à charge douze heures de travail. Chaque groupe devait pouvoir être autonome.

Lorsque le Sea-morgh'N était conduit par plusieurs milanautes, l'un d'eux était le maître, et ses deux capitaines devenaient les commandants de l'ensemble du vaisseau. Cette situation amusait les habitants de l'espace qui raillaient les rampants : « Chez nous, pas de problème d'alternance politique ! Il suffit de se lever à la bonne heure ! »

— Approche du tychodrôme 2. Procédure d'arrimage.

La voix de Roxane arracha Nic de sa méditation. Il fixa un coup d'œil à l'horloge et ébaucha une moue approbatrice. Trois heures pile, la deuxième navette était ponctuelle.

Quelques instants après, BB apparut par le sas. Quel que fût le motif qui eut pesé dans la balance pour qu'elle se retrouvât à bord du Livingstone, elle fut radieuse, et son accolade chaleureuse avec Nic en disait long. Puis, reprenant une attitude plus sereine, elle accorda aux autres le salut des astronautes qui n’était ni plus ni moins l'ancien signe des scouts : d'une part l'index, le majeur et l'annulaire tendus et serrés l'un contre l'autre, et d'autre part, le pouce replié sur l'auriculaire. On prétend que ce geste avait une signification symbolique, mais pour les gens de l'espace, il s'agissait de marquer une différence par rapport aux militaires. Tout en ayant la même discipline de groupe, ils rappelaient ainsi qu'ils étaient des routiers, des pionniers ou des éclaireurs.

Betty avait choisi la permanence nocturne pour son tour de commandement. Normalement, c'était elle qui devait être en poste jusqu'à six heures. Voyant la fatigue se dessiner dans le regard de son chef, elle lui proposa de prendre le relais jusqu'à midi afin qu'il puisse un peu récupérer. Elle vainquit la réticence de Nic, en argumentant que la première journée était exclusivement réservée à l'installation des astronautes, et qu'il valait mieux garder ses énergies pour l'arrivée des colons, civils ou militaires.

Dans la matinée du troisième jour, chaque milanaute, ainsi que le module spécial d'observation et de détente, le H6, était au complet. La grande salle du Sea-morgh'N y fut inaugurée pour ce premier petit déjeuner en commun. Sur l'estrade amovible, Nic présenta à ses côtés l'état-major du vaisseau aux deux cents et quelques astronautes. Aucun discours, si ce n'était le toast levé en se souhaitant mutuellement « bonne route ! ». Les hommes n'avaient guère le temps de festoyer. Il fallait accueillir le reste des voyageurs, des « rampants » cette fois-ci, et régler les maints détails qui les attendaient avant le grand départ.

Lucien Porte se rendit compte soudain que sa vie basculait. Étranger parmi des étrangers, il était devenu un Membre de la Communauté. Une communauté étrange, cloîtrée dans le frêle Livingstone, où mille idées divergentes tendaient vers un seul objectif : créer un nouveau monde. Et il en était le guide.

Extraits de romans de Hôdo
Les pionniers de Hôdo Homo sapiens syntheticus Les anges déçus Jikogu Terra se meurt La juge noire