Adieu Terra

 

Un article de Livingstone.

Concours de nouvelles Gauche d'auteurs - InLibro Veritas 2008
Sur le thème

Entre Terre et Ciel

Des lumières colorées parcouraient ma pensée1, traçant un réseau de différents flux teintés de matière, énergie et informations qui alimentaient le vaisseau. Quelques lignes oranges, mais aucune rouge. Aucun danger.

Encore un regard sur les passagers, les derniers. Tous les signaux vitaux étaient conformes.

Et ma copilote ? Elle était pâle. Elle était toujours pâle.

— Pour moi, nous sommes prêts au décollage, lui dis-je. Ça va ?

Elle haussa les épaules. Cela faisait longtemps que nous travaillions ensemble et je devinais à l'avance ses réactions bien que souvent il m'était impossible de comprendre par empathie ce qu'elle avait vécu. Vécu ? Était-ce d'ailleurs le terme correct lorsqu'on est mort, vraiment mort, et que l'on est ressuscité ? Elle qui n'était pas une astronaute avait déjà erré à sa manière entre terre et cieux, et elle avait fait le Voyage inverse. En fait, c'était ma copilote tout simplement parce qu'elle ne pouvait plus supporter la moindre anesthésie, la moindre stase, surtout cryogénique. Moi, je pouvais piloter la navette seule. Sa présence ne m'embarrassait pas, la mienne la rassurait.

J'allumai les moteurs. La navette piaffait. Les sustentateurs pneumatiques se gonflèrent la libérant de toute résistance et elle bondit, bondit, bondit et s'arracha du sol.

Dans un vacarme assourdissant, la piste, les herbages, les bâtiments et bientôt les nuages étaient avalés et rejetés vers l'arrière. Peu à peu, le paysage prenait l'aspect d'une antique carte postale sans relief. L'horizon s'estompait dans l'ardoise pollution. Vus de dessus, les noirs nuages s'amoncelaient en mousse de neige blanche fondant sur un miroir au tain bleuit. Parfois l'éclat adamantin d'une étendue d'eau scintillait.

Rapidement j'arrivai dans l'ombre. Les étoiles du firmament rivalisaient les constellations tissées par les mégapoles qui n'étaient pas engluées de fumées et de brumes vomies par les centrales. Tout paraissait si calme, si propre d'ici.

Au loin, des éclairs illuminèrent un orage qui se préparait.

La nuit fut courte, déjà l'aube jetait son voile blafard sur le croissant de Terre d'où pointait un éblouissement insupportable sans filtre de protections. En même temps que l'azur s'étendait sur la planète, au loin, notre astronef apparut, attendant son dernier chargement de fuyards. Il n'y avait plus de place dans les soutes remplies de boat people que nous ne pouvions pas rejeter dans l'espace. Les engins les plus résistants avaient été amarrés au vaisseau en espérant qu'ils tiendraient le coup jusqu'à Saturne. Les passagers des autres durent s'entasser dans les moindres recoins comme dans les transports en commun aux heures de pointe les jours de grève.

J'arrimai ma navette sur l'un des flancs libres.

— J'avais réservé une petite pièce pour toi, dis-je à ma voisine. Je crains qu'il soit difficile d'y arriver, maintenant.
— Tu es un ange pour moi. Qu'importe tout compte fait, je crois que j'apprécierais de mourir en regardant les cieux m'engloutir. Je reste ici si tu veux bien.
— Je ne crois pas avoir dis que j'étais l'ange de la mort.
— Tu ne lui ressemble pas, murmura-t-elle avec un triste sourire. La preuve, c'est qu'avec lui, on a droit au même spectacle... les étoiles en moins. Allez, partons !

Le vaisseau pivota silencieusement et accéléra, doucement au départ pour aligner dans son sillage les esquifs arrimés à des longes. Soudain, à l'intérieur des véhicules, tout tomba vers les poupes. Les occupants qui n'étaient pas dans des caissons de survie perdirent l'équilibre. Ceux qui ne s'étaient pas agrippés à une main courante comprimaient un peu plus les côtes de leurs voisins plaqués contre les cloisons. Le convoi s'éloignait rapidement de la Terre.

J'entamai une vieille mélopée d'astronaute:2

Papillons et oiseaux allumèrent l'envie
D'être fée ou dragon, et dans les cieux venir,
comme anges et esprits, peupler le devenir
du rêve de l'homme, sa soif inassouvie.
Aux arbres, il grimpa, fier, la mine ravie,
Puis aux pics enneigés pour, plus haut, se tenir.
Il sut enfin comment, sur l'air, se soutenir,
Et tel l'oiseau manchot, il y risqua sa vie.
L'horizon repoussé, l'encourage à poursuivre,
Pour trouver des soleils, des mondes où mieux vivre,
Et toute réponse, à ces questions avides.
Petit ver luisant
Rampante étoile du ciel
rêve de voler.
Rêves?
Pour combler son vide.
L'homme rêve d'infinis,
Entre terre et ciel.

Le voyage fut longuement monotone.

— J'ai cru apercevoir une étincelle, s'étonna ma voisine.
— Effet Tcherenkov.
— Mmm ?

Très longuement monotone.

Le berceau de l'humanité n'était plus depuis longtemps un point lumineux perdu dans les étoiles, et l'astre du jour ne valait guère plus que celui de nos nuits.

Enfin, là bas au loin, encore invisible, une trouée noire attendait l'ultime transfert.

Nous y plongeâmes.

Adieu Terra. Adieu Soleil.

Serge Jadot alias SerSpock
Lauréat du concours de nouvelles InLibro Veritas 20083
Gauche d'auteurs III - Collectif d'auteurs


Notes:

Impératrice Afsânè, personnage central de Terra se meurt. Image crée par Serge Jadot, avec Blender et Gimp.
Impératrice Afsânè, personnage central de Terra se meurt. Image crée par Serge Jadot, avec Blender et Gimp.

Mini conte dans le genre SF sur le thème « Entre terre et ciel », inspiré de Terra se meurt.

1.- C'est un androïde qui pense.

2.- Le second tercet du sonnet est composé de deux haïkus. Il s'agit d'une poésie gigogne.

3.- Avis du jury:
  • Avis du jury A : je trouve ce texte mieux écrit que les autres, un style plus fluide, un texte qui respecte le thème du concours sans être un prétexte, et la poésie qui donne une note colorée à l'ensemble... et j'aime bien le titre...
  • Avis du jury B : Non seulement le thème est parfaitement respecté mais l'auteur le propose même au sens figuré avec la copilote qui, d'après ses propos, mérite sa place au ciel. Un poème agréable à lire, inclus dans une nouvelle qui l'est tout autant, c'est une bonne idée, même si elle n'est pas innocente... Je ne me suis pas extasié en lisant ce texte, mais j'y ai pris du plaisir. Décrire le départ d'un vaisseau spatial, équivalent d'un boat people ne constitue pas véritablement une histoire, mais cela présente bien plus d'intérêt que le départ d'un bateau...
  • Avis du jury C : un bon texte répondant exactement au vif du sujet. J'ai apprécié le contenu aux mots riches qui nous entraînent dans un voyage un peu banal pour un pilote, c'est quand même une traversée entre le ciel et la terre.
  • Avis du jury D : Des descriptions, poétiques mais pas assez creusées, ni toujours claires, mais néanmoins assez originales. Style correct, malgré de petites maladresses.