Extrait: La Juge Noire

 

Un article de Livingstone.

Extraits du volume VI de la Légende de Hôdo : Une histoire de la Légende de Hôdo
La Juge Noire
ou
Le Pouvoir de l'ombre
publié chez Édilivre (ISBN 9 782332 825582)

Rébecca, elle, tissait sa toile en silence. Elle voulait faire tomber les Dominants. Elle était gênée jusqu’à présent par les Synths qui ne voulaient pas suivre dans le chemin de la vengeance. Pour eux, c’était du paralogisme plus que de la manipulation mentale. Mais il n’y a pas besoin de tendre un piège. Les Organos pouvaient tomber tout seuls. Dans les affaires similaires que la juge connaissait comme références, personne n’avait été réellement troublé même lorsque l’on découvrit des ramifications avec la prostitution. Il fallait trouver une autre cause de chute. Or, Dios, le représentant du Croissant au Ministère de l’Énergie mondiale, était l’ennemi principal du Yakusa, car il s’opposait aux Enns, la monnaie énergétique, où il y voit une perte de pouvoir sur la perte de valeur dite psychique et pire que tout sur l’éternelle croissance que personne n’arrivait à endiguer.

Le Persée allait donc devenir le lieu où la juge rétablirait la justice. Mais pour cela, il fallait nettoyer ce lieu de la honte de la justice. Il fallait en chasser Bundi, celui qui représentait plus le glaive que la balance. Plus précisément celui qui n’avait que sa balance, tarée pour ses besoins, imposée comme un instrument de vérité unique à l’usage des bien pensants de Terra qui ne connaissaient d’ailleurs pratiquement aucun autre choix en dehors de ceux proposés par les dissidents, les malveillants, les voyous, les terroristes, le tout mélangé dans le même amalgame qui faisait peur plus dans la tête que dans les rues nocturnes mal éclairées.

Et puisque Bundi avait décidé de s’en prendre à la petite juge... il la trouverait !

Rébecca ne pouvait évidemment pas se démasquer. Elle était dans la suite de Dios, aux premières loges, elle n’allait pas perdre ce privilège. Elle décida donc de tendre un piège qui ferait tomber Bundi. Une promenade, seule, pour réfléchir s’imposait.

Rébecca avait obtenu l’autorisation de se promener dans les jardins inoccupés du Persée à condition de ne toucher à rien. Les astrolabs étaient accolés entre eux par groupe de trois. Celui de Dios était au milieu d’un triplet dans lequel il y avait celui de Bundi. La Juge décida de commencer la visite par le second astrolab qui jouxtait celui de Dios. Elle ne le connaissait pas et c’était une manière de prendre ses distances de celui de Bundi. Là, elle découvrit un jardin assez étrangement décoré, une fantaisie mêlant tous les styles de jardins européens, du classique français au reposant naturel anglais, en passant par l’espagnol, le flamand ou l’italien.

Cela lui faisait un grand bien de tourner en rond comme une lionne en cage sous le regard compatissant de Tetsu et celui froidement observateur de Luciole. Cette dernière avait vite repéré les endroits silencieux du Sea-morgh’N, ceux qui étaient déconnectés pour elle, c’est-à-dire sans contact avec aucune mémoire d’ordinateur, paisibles et sécurisés pour les Organos, des endroits où ils ne seraient pas sous surveillance, mais où ils ne pouvaient rester trop longtemps sans être rappelés par Dios.

Comme Rébecca avait la bougeotte, il n’était pas étonnant qu’elle passât dans des zones d’ombre pour le monitorage et donc cela ne pouvait éveiller la suspicion de personne tant que cela ne durait pas trop longtemps. Dès que Dios n’avait pas besoin d’elle, elle explorait de plus en plus loin le Sea-morgh’N. Ces occasions étaient trop rares à son goût, mais comme elle avait déjà connu une station similaire, elle savait comment fonctionnaient les accès et comment étaient normalement agencés les couloirs de service même sans l’aide de Luciole qui notait les différences et surtout les ressemblances qui lui permettaient de conclure que le Persée était une copie améliorée du Soleil Rouge.

Rébecca pouvait donc se promener dans les soutes, et en profitait pour se mettre en nudité cyborg, se libérant de ses voiles imposés par les maîtres des lieux. Elle préférait parfois les salles de stockage et de machineries aux serres même celles de survie.

En s’aventurant chaque fois un peu plus loin, elle finit par traverser la salle des machines du milanaute, pour découvrir un nouveau tiers de Persée. De manière identique à la zone de Dios, il y avait trois autres astrolabs habitables accolés entre eux. Tous étaient inoccupés et elle en profita pour visiter les jardins comme le lui avait autorisé Dios.

Au cours de ses promenades, elle fut étonnée et amusée de découvrir la quantité de stockage réservé à la nourriture, la moitié en volume sur le total entreposé. On y trouvait les plats et les boissons les plus raffinés de Terra. Si Rébecca avait perdu le sens humain du toucher, et si la vue et l’ouïe étaient fortement modifiées, il lui restait intacts le goût et l’odorat. Elle espérait pouvoir se consoler avec ces plats que Dios ferait partager. Il n’était pas du genre avare et ne reléguait pas son personnel systématiquement à l’écart.

Mais la consolation serait maigre. Elle se souvenait trop de ses bains moussants, de ses longues séances de tressage des cheveux. Elle ne voulait plus voir ces gigantesques baignoires avec tout le confort possible, leurs vagues, leurs bulles et leurs lumières changeantes, plaquées sur les parois les plus éloignées de l’axe de rotation du Sea-morgh’N pour profiter au maximum de la gravitation de 1 g. Les cloisons de la salle de bain étaient transparentes pour offrir la danse des étoiles, de Luna, de Terra et de Sol. Mais lorsque l’astre du jour dardait ses rayons, les parois s’opacifiaient presque complètement ne laissant passer qu’une petite partie d’UV pour bronzer. Pour elle, ce luxe n’avait plus aucune saveur.


Le groupe retourna donc vers le passage « secret » d’Adèle-en-Or, et constata que le ménage venait d’être fait pendant leur promenade d’exploration. Victor-Hugo s’en était rendu compte, car il avait volontairement déplacé des blocs de pierre en dessinant un cercle sur le sol. Or ce cercle n’était pas défait accidentellement, comme quelqu’un qui aurait pu trébucher par exemple dans les pierres qui se trouvaient au milieu du chemin. Non, les pierres avaient été déplacées consciencieusement pour reconstituer des tas évoquant des éboulis comme elles étaient initialement disposées.

L’astucieux Victor-Hugo avait aussi mis des fils dans le passage qui pouvait le renseigner d’où venaient ces « nettoyeurs ». Il n’y avait qu’un seul endroit, et celui-ci venait, non de l’Antre de la Goule, mais de l’intérieur de la demeure d’Adèle-en-Or.

Il n’était donc pas possible de discuter avec les Nones pour en savoir plus sur l’introduction de matériel hautement spécialisé dans les sous-sols de Poitiers et encore moins sur l’apparition ou disparition de deux individus qui s’étaient mêlé discrètement à la population.

Les quatre enquêteurs revinrent frustrés au QG où étaient restées les deux juges.

— Ce n’est pas grave, répondit Nouriya au résumé de Victor-Hugo. Vous semblez tout simplement confirmer qu’il y a une relation étroite entre la demeure des Nones et celle des de Lagardère. Je vais donc essayer de trouver des traces d’installations dans les mémoires. Par contre vous, avec votre équipe, vous pourrez fouiller cet endroit-ci, indiqua-t-elle sur le plan. C’est là que le matériel est stocké. Et là, juste à côté, il y a l’équivalent d’un centre informatique.

— Et n’oubliez pas, maugréa Rébecca qui semblait soudain se réveiller, nous cherchons Bill the Kit et non des gadgets !

Tetsu eut le temps avant de repartir dans le labyrinthe d’apercevoir le regard triste de Rébecca, la juge « humaine » à peau de métal, se perdre dans ceux de la juge Synthétique à peau humaine.

À peine à l’écart, il demanda aux autres si sa présence était indispensable.

— Non, vos compétences d’architecte nous ont grandement aidés, répondit Paule. Vous voulez retourner voir Rébecca ? Elle n’a pas l’air en forme.

— Oui, j’ai l’impression que le fait d’avoir revu Nouriya a bouleversé quelque chose et peut-être fait remonter des souvenirs pénibles.

Tous se turent, car tous avaient connu de près ou de loin l’épisode tragique de la transformation de la juge en cyborg.

— Il n’y a pas que ça, reprit Tetsu. Je pense que sa foi en la justice s’est ébranlée. Jusqu’à présent, elle était sûre de son jugement. Mais ces derniers temps, elles affrontent d’autres manières de voir. Cela n’est pas en soi anormal. Le problème vient d’ailleurs...

— La perte de certitude, continua Taro. C’est terrible, même quand on n’est pas juge. Quand le doute s’installe...

— Retourne là-bas, Tetsu ! ordonna gentiment Paule. Nous, nous sommes des habitués de ces lieux. Victor-Hugo et moi sommes comme chez nous ici.

— Et moi, je préfère l’action à l’inactivité. J’aime bien Hôdo, mais de temps en temps, fit Taro en ébauchant un sourire discret, un peu de variété et d’inattendu... Vas-y, Tetsu ! À chacun sa mission !

De retour dans la salle de réunion, le cyborg constata qu’aucune des deux femmes n’avait bougé, mais la Synth parlait doucement :

— J’aime mieux une justice réparatrice basée sur une morale dynamique et pragmatique qu’une justice rigide et vengeresse basée sur une morale toujours obsolète et encombrée de rustines.

— Tu as une drôle de définition de la justice ! Il est vrai que tu es Synth et que tu ne peux nous comprendre, nous les humains de chair organique.

— Je ne peux partager des émotions que je ne peux avoir. Mais j’ai trop vécu au milieu de vous pour ne pas voir combien vos frustrations se transforment en machines aveugles de destruction. Vous ne voyez plus rien et vous agissez soit par instincts, soit par réflexes inculqués, soit à coup de lois qui requièrent autant d’obéissante, mais rassurante soumission.

— C’est vous, être sans colère, qui nous faites la morale.

— Vous qui adorez les Lois, c’est une conséquence des lois de Hôdo, des lois faites par des êtres de chairs comme vous. Ceux qui ont créé ces lois savaient qu’il était impossible de concilier toutes les vérités des clans et des individus qui coloniseraient leur planète. Il y aurait toujours eu des frustrés, sauf si chacun était coresponsable vis-à-vis des autres de la santé de la planète. Afin d’arriver à cela, les pionniers de Hôdo ont utilisé à bon escient l’une des compétences de notre cerveau : la catégorisation. Pour agrandir un ensemble, il faut diminuer le nombre de lois qui gèrent les ensembles. Et à partir de là, nous pouvons commencer par utiliser l’autre grande caractéristique de notre cerveau : voir les spécificités qui peuvent créer des associations. L’adaptation, la recherche de solution, l’imagination, la créativité sont notre force. Qu’y a-t-il à rechercher quand tout est décrit par des lois inébranlables ? Rien ! En nous posant comme juge appliquant seulement des grilles de lois figées, nous nous plaçons au-dessus des savants qui cherchent la vérité sans jamais la trouver et nous fermons les portes de l’incertitude, de la remise en question, de la quête de solutions toujours meilleures et plus adaptées à chaque réalité. L’ombre vous fait peur, certes, mais peut-être que notre seule fonction dans cet univers est précisément de la faire reculer. Cela ne se fait pas dans l’immobilisme.

— J’en ai assez de votre moral de Synth. Vous ne comprenez rien à notre nature.

— Rien ? fit Nouriya en balayant l’espace qui l’entourait. Je partage la vie des gens de l’Ombre. Qu’a mérité ce peuple pour ne plus avoir droit à une place sous le soleil ? Regardez, Juge ! Ce sont des gens normaux.

» La majorité d’entre eux n’ont pas rejeté le Système, c’est le système qui les a rejetés, ce sont vos lois qui les ont créés comme on rejette des scories, sauf qu’ici ils ne forment pas des terrils qui s’élancent vers le ciel, mais des dédales qui s’enfoncent dans les sous-sols.

» La moindre erreur de trajectoire, le moindre aveuglement de la part de ceux qui participent à la domination de monde, je ne parle pas de Dominants, vous condamne non pas au bannissement, mais à la chute dans l’oubli. Un banni ou un marginal peut encore se vanter de l’être, pas un oublié qui n’existe plus. Voilà ce que sont les Nones, des Anonymes comme ils se définissent eux-mêmes par dérision. Ceux-là constituent la majorité de l’Ombre où se côtoient pacifiquement, mutants, cyborgs et tous les « anti-systèmes ».

» C’est mon univers, je suis leur juge et je les aide à vivre ensemble et à relever la tête sans tomber dans la haine alimentée par une vengeance à jamais assouvie. Car à chaque victoire de la revanche, le visage du frustré est remplacé par un autre et le flambeau de la révolte change de main.

» Je suis désolée, mais je leur apporte plus que toi dans ton combat contre les 8G. Ceci dit, je ne prétends pas avoir plus raison que toi, mais c’est la voie que je considère être la meilleure de mon point de vue.

» Quoiqu’il en soit, je continuerai à être ici, sur Terra, ton ange gardien, et comme telle, je t’aiderai toujours quand tu viendras. Tu peux retourner sur le Persée si tu sens que ta place est là. Moi, je reste ici.

Tetsu en profita pour s’introduire franchement dans la salle de réunion.

— Qu’entends-je, Rébecca, nous retournons sur le Persée ?

La juge cyborg fut surprise par l’irruption de son partenaire. Elle n’eut pas le temps de préparer une réponse acariâtre à l’encontre de Nouriya et de Tetsu. Finalement, elle saisit l’opportunité de fuir cet endroit qui lui devenait insupportable, sans même attendre le trio qui était parti fouiner sous Poitiers. Elle les salua simplement à partir de son allinone. Tetsu fit un clin d’œil à Nouriya en lui chuchotant : « on la retrouvera, notre Rébecca ! »

— Je reste dans l’Antre de la Goule, répondit Nouriya. Cet endroit me convient bien avec son cerveau électronique et ses énormes archives sur la justice des Organos.

Extraits de romans de Hôdo
Les pionniers de Hôdo Homo sapiens syntheticus Les anges déçus Jikogu Terra se meurt La juge noire