Extrait Les anges déçus

 

Un article de Livingstone.

Extrait du volume III de Hôdo, la légende, « Les anges déçus » publiée chez Édilivre, dans la collection Coup de coeur (ISBN 9782812189586)

Chapitre 5. Ballade au clair de lune.


Si tu veux, je peux te porter, proposa Nana à Sean dès qu'ils furent à quelque distance de la cité de Tcherenkovgrad.

Sean ne put s'empêcher de sourire en lui répondant qu'il serait curieux de voir cela.

— Oh, je peux te prendre comme tu veux : à califourchon, sur le dos ou sur les épaules, en secouriste, dans les bras...

Sean éclata de rire.

— Oh ! reprit-elle, je suppose que tu ris parce que l’idée de te porter est choquante.

— Tu as raison, surtout si tu me prends dans tes bras.

— Je ne comprends pas. Parlons-nous de la même chose ? Je voulais dire que la manière de te porter ne devrait avoir aucune connotation d'étrangeté ou de déplaisir pour toi puisque nous nous connaissons depuis si longtemps.

— Et si intimement !

— Oui, j'ai appris que vous conserviez souvent des zones d'ombre dans votre mémoire. Je présume que vous devez nous trouver particulièrement indiscrets, voire impudiques.

Avant de partir, elle s'était changée de tenue. Elle portait maintenant une de ces combinaisons amples d'environnement contaminé, enserrant hermétiquement les poignets et chevilles sur une paire de gants et de bottines. Quant à la tête, elle était protégée par un casque intégral, ce qui était fréquent pour les gynoïdes qui craignaient les ardeurs empoussiérées du désert de Hôdo. Mais, pour Nana, il s'agissait en plus de cacher sa peau craquelée comme une poupée en caoutchouc desséché avec le temps.

La peau n'avait pas qu'une fonction esthétique pour habiller d'humanitude ces êtres de synthèses, elle était évidemment tapissée de capteurs, mais en plus, elle protégeait aussi les rotules et les vérins, et soutenait maints câbles et conduits. Nana qui ne voulait pas changer de peau était donc contrainte de se revêtir complètement pour éviter que le vent chargé de sable ne s'infiltre à travers les déchirures. Sean s'était amusé de la proposition de Nana, pourtant, il fallait bien reconnaître que, plus on se dirigeait vers le soleil levant, plus la route était pénible. Un soutien au moins moral était malgré tout bienvenu.

Plus on s'avançait vers l'est, plus Hôdo ressemblait à un curieux désert raviné par les eaux et balayé par des vents semblables aux alizées de Terra, car les colonies se trouvaient effectivement sous les tropiques. Oasis1 se trouvait à côté d'un champ de champignons-cerveau, preuve de l'existence d'eau souterraine. Le terrain y était relativement plat comme une plage le long d'un océan dont les vagues écumeuses étaient remplacées par la houle des étranges plantes mi-champignons mi-mousses qui s'enhardissaient dans le continent loin des courants d'eau superficiels. C'était là qu'atterrissaient les vaisseaux de Terra, mais la charte impose le respect de toute forme d'intelligence. Or, tout le monde ignore encore aujourd'hui si cette espèce végétale est intelligente ou non. Si elle l'est, alors, elle doit être autarcique. En tout cas, personne n'a trouvé aucun moyen de communication. Dans le doute, les Hôdons préférèrent déplacer leur aire d'atterrissage.

C'est ainsi qu'est née Oasis2, la cité de Tcherenkovgrad. Le liquide vital était bien là, sous terre, mais trop profondément pour les champignons-cerveau. Mais, le terrain ne se prêtait pas aux atterrissages des lourds milanautes. Condor, l'un des amis de mon père, avait payé du prix de sa vie le dernier accident. Depuis, seuls les tychodrômes pouvaient atterrir sur Hôdo, les milanautes, eux se posaient sur la lune Diana. Malgré ce choix, les Hôdons partirent à la recherche d'un lieu plus plan et ferme pour offrir une meilleure piste. Oasis3, la cité de Porte de Lumière, trouva refuge dans une crevasse d'une large dalle granitique à peine bombée.

Pour éviter de s'égarer, les colons avaient créé de larges allées sur les quelque quinze kilomètres qui reliaient les trois oasis et Jérusalem. Les colons avaient bordé ces « avenues piétonnes » de tout ce qui pouvait pousser sur ce sol tourmenté, crevassé ou en « tôle ondulée », recouvert de roches et de dunes éparses. Les pionniers avaient emporté avec eux des échantillons de toute la flore survivante ou disparue de Terra. Les artisans-jardiniers profitaient de l'irrégularité du terrain pour varier de l'arbre solitaire comme le baobab, aux bosquets des odorants eucalyptus, des arbustes formant des tronçons de haies indisciplinées, voire des bouquets de plantes persistantes courant entre les rocailles. C'est ainsi que sur la route qui sortait d'Oasis2, Sean reconnaissait les fleurs violet pastel des jacarandas africains. Alors que de l'autre côté, sur le chemin allant vers Oasis1, les jacarandas mexicains donnaient le ton à la cité Tcherenkovgrad tout entourée de fleurs rouges : les hibiscus écarlates, les flamboyants au cinquième pétale blanc et moucheté, et cet autre arbre au feuillage touffu avec de grosses fleurs pourpres dont le nom lui échappait, mais que Sean se refusait de demander à Nana.

Au fur et à mesure que le voyageur s'éloignait de la deuxième oasis, le décor devenait de plus en plus austère. Entre les deux premiers abris kilométriques, l'arbre de jade marquait la transition entre les palmiers et les cactées.

Chaque route était bordée de bornes de transfert d'énergie et d'informations. Elles se trouvaient toujours sur le côté droit en s'éloignant de Jérusalem ou de Rio et à tous les kilomètres, ce fil d'Ariane passait par un refuge. Ces relais n'étaient pas que techniques, ils permettaient au voyageur de s'abriter des pluies torrentielles ou des vents chauds et secs chargés de sable qui étaient violents et fréquents sur Hôdo. Comme les plots de transferts étaient lumineux, il était facile de les suivre même dans l'obscurité. Malheureusement, il devenait impossible de les voir en pleine tempête. C'est pourquoi les colons eurent l'idée de créer des allées délimitant le chemin dans sa largeur. Pour arroser les plantes, des canalisations profondes d'un mètre serpentaient sans discontinuité de chaque côté de l'allée. Une bordure permettait de distinguer l'intérieur et l'extérieur de la voie. De plus, chaque hectomètre était marqué par une petite construction indiquant de quel côté trouver le plus proche abri. Les Hôdons se laissent rarement prendre à l'improviste.

Sean humait une odeur d'humidité dans l'air. Le ciel, avec soudaineté, perdit de sa luminosité. L'homme savait qu'il fallait faire une halte dans le prochain refuge. Il ne craignait guère la pluie, mais s'inquiétait pour sa compagne. L'obscurité s'abattit sur le couple qui accéléra le pas, chacun surveillant du coin de l'oeil si l'autre suivait bien le rythme. Ils arrivèrent aux abords de la tente martienne au moment où un éclair déchira l'obscurité. Les premières gouttes tombèrent dans un assourdissant tonnerre.

Il ne restait plus que quelques pas pour atteindre la tente, un petit modèle pouvant abriter une demie-douzaine de personne. À l'intérieur, d'amples ponchos permettaient de passer les nuits fraîches ou, au moins, se tenir au chaud en quittant les vêtements trempés. Ils n'étaient restés sous la pluie que quelques secondes, mais déjà leurs vêtements dégoulinaient.

— Tu devrais quitter tes vêtements, ronchonna Sean, tu vas mouiller le tapis de sol.

— Ce n'est pas la peine, ma tenue n'est pas mouillante. Touche, tu verras par toi-même que je suis presque sèche.

— Presque, n'est pas totalement. Il y a un sas, justement pour y laisser ses habits lorsqu'ils sont trempés.

— Alors, je resterai ici en attendant.

— C'est quoi, cette nouvelle manie ? Serais-tu devenue pudibonde ? Aurais-tu oublié que tu fus ma première aventure ?

— Je ne l'ai pas oublié, elle reste unique pour moi.

Sean se tut un instant avant de reprendre :

— Vous savez, il ne vous manque qu'une chose, à vous, gynoïdes, pour paraître parfaitement humaine : l'éclat dans les yeux, ce petit rien, dû à je ne sais trop quoi, qui fait qu'un oeil brille plus ou moins de vie, d'intelligence.

— Je pourrais hypocritement reproduire ce phénomène. Oublierais-tu que je suis capable de dilater mes pupilles et de rendre mon regard plus humide, de changer la fréquence de mes battements de paupières et l'amplitude de mon balayage visuel ? As-tu vraiment besoin de telles manifestations pour imaginer que ce regard soit le reflet de mon âme ?

Sean ne répondit pas. Et ils se retrouvaient seuls, dans un face à face silencieux. Pourtant, chacun avait la réputation d'être bavard. Sean grelotta.

— Tu devrais, toi, quitter tes vêtements, tu as froid, remarqua Nana. De plus, toi qui me dis tout le temps que je devrais changer de peau, tu devrais changer de poncho : il n'est plus imperméable et ne retient plus la chaleur.

Sean maugréa, Nana ne prit pas la peine d'analyser la phrase. L'homme quitta ses vieux vêtements hôdons : le poncho et le kilt. L'humidité très élevée de la planète obligeait les habitants à ne porter que des tenues très aérées.

Même les déserts n'étaient pas secs comme ceux de Terra. Ici, aucune fleur ne surgissait après l'inondation de cette désolation. La vie aérienne, dominée par le champignon, commençait seulement à faire surface sur ce monde géologiquement encore très jeune. La végétation ne protégeait pas encore de l'érosion les terres loin des côtes. Mais l'alternance incessante de sécheresse et de pluie diluvienne accumulait dans les plaines une latérite prête à retenir l'humidité et à accueillir la vie.

— Tu vois, dit Sean nu, le temps a aussi usé ma peau.

— Pas autant que la mienne.

— On ne peut rien voir avec ta tenue, même ton visage est en permanence masqué. Je croyais pourtant que nous étions restés amis. Et des amis, c'est fait entre autres choses, pour partager ce que tu appelles des zones d'ombres.

Sans un mot, Nana ôta son casque, puis le masque blanc. Sean se rappelait ce visage, cette odeur humaine et pourtant légèrement caoutchouteuse, cette peau de latex au granulé si réaliste, mais sous laquelle ne palpitait aucune artère et cette saveur d'ozone mêlée au parfum d'huile évoquant moins des essences exotiques que celle de machine de précision. Ce visage, Sean le reconnaissait, avec un petit pincement au coeur. C'était comme une reproduction vieillie ayant figé un moment passé pour les souvenirs des temps à venir. Sa géométrie n'avait pas changé comme il est fréquent chez les humains, où les bajoues se creusent, le menton s'alourdit, les lèvres s'entourent de sillons, les yeux de ridules alors que les rides viennent se parcheminer sur un front sec et dégarni et que le nez s'enfle dans une dernière poussée de croissance ou au contraire se pince, retenant déjà les derniers souffles. Les traits de Nana n'avaient pas changé. Elle avait toujours le même minois de poupée. Mais d'une si vieille poupée dont la peau racornie s'était craquelée. Les paupières s'étaient désolidarisées de l'orbite et les commissures des lèvres étaient déchirées. Et quand la combinaison laissa voir le reste du corps qui fut autrefois voluptueux, c'était pour dévoiler des déchirures aux pliures des membres montrant pour la première fois à Sean que cette femme était vraiment synthétique.

L'humain réalisa que le mimétisme des gynoïdes était la cause de cette déchéance qui pouvait être simplement évitée en changeant d'enveloppe. À sa manière, Nana voulait se montrer marquée par l'expérience du vécu. Sous cette respiration artificielle, un souffle de vie voulait signaler sa flamme. Et l'âme, tapie dans cet enchevêtrement de mécanismes artificiels, portait les stigmates de nombreuses peines accumulées en silence sur l'autel de la sagesse, sans plaintes, sans pleurs, sans oublis et sans espoir de cicatrisation.

— Je pense que tu avais raison : tes vêtements sont déjà secs. Moi, je rentre me mettre sous une couverture. J'ai froid.

Nana referma sa combinaison et se masqua, mais sans revêtir le casque qu'elle laissa dans le sas quand elle rentra dans la seconde partie de la tente. Sans un mot, elle s'assit à côté de Sean emmitouflé dans un plaid accueillant. Elle avait éteint les deux veilleuses, sachant que l'homme le lui aurait demandé. Tout Hôdon, organique ou synthétique, veillait à ne pas gaspiller l'énergie. Sa vision infrarouge lui permettait d'y voir clair. Et seul son visage blafard apparaissait dans l'obscurité quand la foudre dessinait des ombres chinoises. Les crépitements de la pluie empêchaient de parler sans hausser la voix, aussi tous deux communiaient en silence avec les mêmes souvenirs.

Enfin, au bout d'une paire d'heures, la pluie cessa. Le caniveau qui entourait l'abri, et continuait le long des plantations qui suivaient l'allée, charriait une boue rougeâtre et tumultueuse. Nana sortit la première, sans remettre le casque puisqu'il n'y avait pas de risque de vent ensablé juste après l'averse. Une brise légère caressait les cheveux noirs qui n'avaient pas changé ; si quelques un avaient pu tomber, aucun par contre n'avait blanchi. Sean sortit pieds nus, car le sol détrempé aurait aspiré les légères sandalettes de Hôdon.

— Que regardes-tu, Nana ?

— Le coucher de soleil.

L'homme s'était attendu à une réponse dans le style : « je regarde pour voir si les jeunes nous rattrapent ».

— Regarde, n'est-ce pas beau ?

Elle n'attendait pas de réponse.

Le soleil s'était dégagé en dessous des lourds nuages et fondait dans l'horizon tout en se déformant et en éclaboussant d'ocre l'occident. Sous les tropiques, les fastes du crépuscule durent peu de temps. La dernière tache orange hésita encore un peu avant de céder sa place à la nuit.

— On continue, Sean ?

— Oui, à l'est le ciel est étoilé et je peux compter sur ta vue pour me prévenir de tout danger.

— Mais nous ne risquons rien, ici. Tu me taquines, n'est-ce pas ?

— Bien sûr ma vieille ! De toute manière, nous avons les veilleuses qui nous guident et s'éclairent à notre approche, envoyant en même temps un signal de notre position. Qu'aurions-nous à craindre ?

— Ma vieille ! Comment dois-je interpréter cette expression ?

— Comme une vieille amie.

— Mais encore... Quoique je me sente flattée, suis-je une amie de longue date, ou une amie flétrie ?

— Pourquoi flétrie ? Si tu parles de ton aspect, tu sais bien qu'il ne tient qu'à toi de changer. Tu es ma plus vieille amitié. Mais, je ne pense pas que cette amitié soit flétrie. Je sais, nous nous sommes éloignés l'un de l'autre, prétextant nos responsabilités respectives. Pour être plus précis, je dirais que c'est toi qui te rendais inaccessible. Merci pour cette délicate discrétion au moment où Cheng rentrait dans ma vie. Tu t'es effacée, mais après tu as continué à me fuir. La preuve, tu sais ce que nous cherchons sur Chica et pourtant sans l'intervention de Moka, je parie que tu te serais éclipsée. Je me trompe ?

Nana ne répondit pas. Et cela en soi était très rare. Puis, comme si elle voulait détourner l'attention vers un autre sujet, elle demanda à brûle-pourpoint.

— Pourquoi dit-on « au crépuscule de la vie » ? Est-ce que tous les crépuscules sont aussi beaux que celui que nous avons regardé ensemble ce soir ?

Le silence qui s'en suivit ne fut troublé que par le crissement des chaussures de Nana, Sean n'ayant toujours pas enfilé ses sandales. Sean contemplait souvent les étoiles bien plus brillantes que sur Terra. Nana aussi les regardait. Ils marchèrent ainsi sans échanger un mot jusqu'au deuxième relais.

— Pas fatigué ? demanda Nana.

— Ça va ! J'ai toujours été un bon marcheur et je ne suis pas encore un croulant. Mais je vais remettre mes chaussures, le sol n'est plus gluant. Il est même sableux et caillouteux jusqu'à Oasis3.

— Puis-je me permettre une question, Sean ?

— Bien sûr.

— Tu voulais ma présence sur le site exoarchéologique, par amitié ou par compétence.

— Premièrement, je ne voulais rien. C'est Moka qui en a eu l'initiative. Du moins, je le suppose. C'est la plus ancienne gynoïde de Hôdo après toi, elle nous connaît très bien. Ensuite, tu sais que tu es la meilleure scientifique gynoïde. Et enfin, sache que j'apprécie ta présence en soi et que Cheng t'aime bien aussi.

— Pourtant, j'ai été sa concurrente. Le sait-elle ?

— Oui.

Un long moment passa avant que Nana murmure comme un aveu : « j'aurais aimé être humaine. »

Le vent n'émettait plus la moindre musique, il se glissait entre les raquettes et les cierges des cactus sans faire frémir les épines en guise de feuillage. Sean soupira. En vain, il cherchait quelque mot aimable pour la gynoïde. Il pensait qu'il était idiot qu'elle veuille se transformer en femme organique. Une expression de son père lui revint à l'esprit : « choisir entre la boule verte et le cube rouge ». Et si on voulait une boule rouge, que faire ? L'adolescent solitaire se remémorait les plaisirs qu'il partageait avec « son » amie. À cette époque, elle était comme une adolescente, du même âge mental que lui. Maintenant, elle paraissait âgée, non physiquement, mais en maturité. Était-ce possible ?

Finalement, il lui demanda : « Nana, penses-tu vraiment ce que tu as dit ? »

Une petite voix lui répondit : « C'est une éventualité que j'avais envisagée. »

Il s'arrêta, saisit la gynoïde par l'épaule et la força à lui faire face.

— Enlève ton masque !

Nana le fit sans poser de question. Troublé comme par timidité, mais voulant en avoir le coeur net, Sean caressa les joues synthétiques. Elles étaient sèches, mais soudain une larme vint s'écraser sur l'index. Les homo syntheticus savaient mimer presque tous les sentiments humains. Nana écarta la main de Sean avec douceur. Ce dernier était ému, même en sachant que les gynoïdes pouvaient pleurer à volonté. Il savait que c'était un message. À force de côtoyer l'espèce humaine, elle savait choisir le plus adapté pour exprimer son chagrin. Embarrassé, il lui donna une tape sur l'épaule et lui lança sur un ton qui se voulait badin, mais dont une corde était brisée :

— Ne traînons pas ici, les jeunes nous rattraperaient trop tôt.

Il enchaîna : « Franchement, je pense que tu as tort de regretter de ne pas être une humaine. Toi, justement, tu n'es pas au crépuscule de ta vie. Peut-être en es-tu encore à l'aube et ignores-tu encore tout ce que tu peux découvrir. Chacune de nos espèces a ses atouts et ses désagréments. Je soupçonne que souvent l'un est indissociable de l'autre. Alors, comment ne récupérer que les avantages ? Notre mémoire est capable d'oublier, mais la vôtre est fiable. Parfois, c'est un handicap, parfois, c'est une bonne fortune.
Tu sais, Nana, je regrette de t'avoir peinée. Pourtant, tu t'en souviens sûrement, mon père disait toujours qu'il ne faut jamais regretter le passé. Il faut l'assumer, car on ne recommence jamais sa vie. Elle est unique, et donc il est impossible de comparer avec un autre choix. Il ne faut pas que le passé nous tire en arrière, mais bien au contraire nous éclaire sur nos futures décisions.
Je ne doute pas de mes choix, mais je dois à l'amie d'enfance que tu fus, plus d'explications, à défaut de plus de chaleur. Je t'ai reproché de m'avoir fui. Moi aussi, je t'ai fui. Et pour beaucoup de motifs. Au début, je crois que j'avais même un peu honte d'avoir été l'amant d'une gynoïde. Puis, j'ai voulu protéger cette chance inespérée d'avoir Cheng comme amie, comme complice, comme épouse. J'ai eu peur de perdre cette opportunité. Une opportunité qui ne tolérait aucun partage. Par la suite, quand les jours étaient parfois néfastes, je pensais bien à toi. Mais je ne pouvais accepter que tu ne sois là que lorsque les choses allaient mal pour moi. Fuir était alors une forme de respect. Je voulais que tu restes l'amie que j'avais connue, non un objet de substitution. C'eût été indigne, comme si je te rabaissais au niveau d'un robot. Et je ne voulais pas non plus que tu sois l'ange gardien. J'aurais peiné dans ce cas Moka qui est très attachée à notre clan. Et de toute manière, elle et toi, vous êtes plus que des gynoïdes pour moi. Vous êtes des amies. Je voulais que tu le saches. »

Nana se tut, le temps de s'assurer que Sean avait fini de parler.

— Merci, Sean, souffla-t-elle.

— Alors, si tu crois en notre amitié, fais-moi plaisir : change ta peau. C'est pratiquement un ordre, car tu es notre ambassadrice sur Terra. Tu représentes un peuple harmonieux, serein, mais aussi énergique. Et, si je puis me permettre, j'aimerais que tu gardes le même visage, avec ta chevelure noire et tes yeux émeraude. Les anges ne vieillissent pas. Et les humains aiment parfois — souvent — s'accrocher aux souvenirs, aux bons.

— Je m'en... souviendrai. Toujours.

— Dommage que tu te sois empressée de remettre ce masque pour cacher ta peine !

— Tu veux examiner mon visage, n'est-ce pas, pour voir la portée de tes confidences ? Mais il fait nuit de toute façon. Crois-moi, je suis en harmonie, sereine et... heureuse. Mais, même lorsque j'aurai changé de peau, je garderai mon masque dans les actes cérémonieux. Je crois que cette façon de me montrer joue un rôle très important en diplomatie. Bien sûr, entre amis... Je vais d'ailleurs donner à Magda la nouvelle peau que je m'étais préparée. Elle lui conviendra mieux qu'à moi et je ne désire plus effacer celle que je fus. Moka qui lui avait préparé une tenue plus apte à la vie sur Hôdo et Chica, en fera une autre pour moi.

— Ce n'est pas vrai ! Tu as déjà informé Moka de notre conversation ?

— Elle est votre ange, elle est ma « commandante », elle est notre amie. Quant à Magda, elle est l'âme soeur de Chica. Comme elle, c'est une infirmière et un secouriste.

La marche semblait plus légère aux deux pèlerins. Le firmament lui-même participait à la paix retrouvée. Diana et sa lune de glace brillaient de tout leur éclat sans le moindre voile nuageux dans toute la voûte céleste pour venir altérer l'éclairage blafard.

Cette partie de la route qui conduisait vers Oasis3, la Porte de Lumière, était fantasmagorique avec les ombres des cactus qui se dressaient tels des revenants en quête de repos. À l'aube, avant que l'Intirayo ne jette ses premiers rayons, cette même voie paraissait conduire vers quelque cité éteinte. En pleine journée, il valait mieux éviter les dards brûlants du soleil hôdon dans ce couloir dantesque que l'orage et les pluies diluviennes transformaient en décor de fin du monde.

Enfin, à l'horizon, une faible lueur indiquait la présence des sentinelles de la cité extrême-orientale.

L'homme et la gynoïde n'étaient plus loin.

— Le tychodrôme est déjà en place ? demanda Sean.

— Oui, Moka et Magda y sont déjà.

— Magda, Magda... C'est ainsi que vous appelez Soeur Magdalena ?

— Oui, c'est plus court et donc plus proche de nos propres noms.

— Bien, nous les rejoignons tout de suite.

— Surtout pas Sean ! Nous devons encore attendre les jeunes et le tychodrôme est à l'arrêt complet. Moka n'y exécute qu'un contrôle de routine et Magda découvre notre univers. Enfin, Arnold vous attend.

— Tu as raison, les habitants d'Oasis3 sont heureux de nous recevoir. Ils sont très isolés là-bas.

Ils s'avancèrent donc vers le cañon. Vu de l'espace, le site ressemblait à une gigantesque galette grise, brisée en deux parts égales, émergeant d'un océan brique rappelant les premiers sites d'atterrissage sur Mars. Il était vraisemblable que la fracture fut provoquée par un plissement de terrain et non par l'érosion d'une rivière traversant en plein milieu ce pavé de roche dure. Les deux demi-calottes étaient polies sur une étendue assez large pour offrir un bon terrain aux tychodrômes qui n'exigeaient pas une surface plane.

Sean pensait qu'il fallait être fou pour avoir établi une cité en cet endroit. Elle n'était éclairée que pendant les heures les plus brûlantes de la journée, et quand il pleuvait toute la crevasse devenait marécageuse, aussi toutes les constructions étaient sur pilotis. Par bonheur, la pente de la piste était douce, car, sinon parmi les désagréments d'Oasis3 il aurait fallu un système plus sophistiqué pour charger et décharger les navettes, ce qui impliquait aussi plus d'énergie. Quoique, sur ce dernier point, la Porte de Lumière n'avait vraiment rien à envier aux autres villages de Hôdo, car c'était une véritable ville à énergie solaire. Tout centimètre de roche qui ne servait pas à l'astroport était recouvert de capteurs d'énergie solaire. Porte de Lumière ! C'était bien trouvé comme nom. Mais, franchement, on avait parfois l'impression d'être aux portes de l'enfer !

Le cadet des Porte fut arraché soudainement de ses pensées par Nana.

— Sean, connais-tu le « Crépuscule des dieux » ?

— Non, répondit-il, très surpris par l'incongruité de la demande.

— C'est une oeuvre musicale de Richard Wagner. J'apprécie particulièrement l'interprétation de Yuichiro Suzuki et Kyoko Yamaguchi.

— Pourquoi cette soudaine question ?

— Je ne sais pas. Une idée comme ça.


Extraits de romans de Hôdo
Les pionniers de Hôdo Homo sapiens syntheticus Les anges déçus Jikogu Terra se meurt La juge noire