Extrait Terra se meurt

 

Un article de Livingstone.

Extrait du volume V de la Légende de Hôdo : Terra se meurt publié chez Édilivre, dans la collection Coup de coeur (ISBN 9782812189647)

Chapitre 3. Le passage.


Les Synths étaient si imprégnés de culture terrienne, que chacune de leurs cités en évoquait un mythe. Ainsi, la ville construite au pôle Nord géographique de Diana s'appelait Thulé, et celle du Sud, Ushuaïa. La première était la plus importante des quatre agglomérations mystiques, et la seconde servait de balise spatiale.

Les cités mystiques étaient très peu fréquentées par les autres humains, car en plus d'être intimes aux Synths, c'était aussi dans leurs souterrains que l'énergie des étoiles était collectée, traitée et redistribuée. C'était des zones éminemment dangereuses.

Thulé fut la première visite de la Doyenne après l'annonce de la fin prochaine de Terra dans le conseil général de Hôdo.

Dès qu'elle arriva, elle se dirigea vers la salle des compassions du complexe. Les salles étaient décorées de motifs géométriques ou des représentations de l'espace. Un flamboiement mouvant de fractales multicolores éclairées par des polyèdres translucides décorait l'allée principale pour déboucher dans une salle en forme de gouttelette posée sur une surface lisse aux couleurs presque délavées. Au centre, un grand cube transparent abritait la prêtresse des lieux.

La Doyenne rabaissa sa cagoule et ôta son masque inexpressif.

— Le temps venu, articula le visage de matériaux composites où seuls les dents et les yeux avaient quelque chose d'humain.

La prêtresse sortit du cube comme si les côtés n'étaient pas fermés.

— Tu es sûre Moka ? demanda-t-elle.

— Oui soeur Magda, nous ne sommes pas immortels. Cela pourrait étonner les Organos, mais mes articulations me font mal maintenant.

— Une excuse pour justifier ton abandon ?

Sans chair, il était impossible de savoir si la Doyenne souriait.

— Non ma chère soeur, ma vieille amie. Tout est usé maintenant. J'ai fait mon temps. Trop d'amis de toutes espèces m'ont déjà quitté, engluant de plus en plus ma mémoire dans les souvenirs des bons moments passés.

Moka, la Doyenne, enchaîna :

— Quand tu avais refusé de prendre la cape de doyenne, tu m'avais dit que ta place était dans les trois temples.

— Certes, oui, je suis un peu la prêtresse de tous, pas la doyenne.

— As-tu déjà fait des cérémonies funèbres sur Hôdo et Chica ?

— Plus souvent que je ne l'eusse souhaité.

— Tu me raconteras cela quand l'heure sera venue, mais avant il faut que je la voie.

— Elle est ici, elle t'attendait. Suis-moi, ce n'est pas ici que nous procéderons.

Les deux Synths se rendirent dans une salle creusée de niches, au centre de laquelle une table octogonale diffusait l'unique éclairage de la pièce.

Magda glissa légère comme un fantôme sans le moindre froissement de tissu ni le moindre frôlement de pas vers l'une des innombrables loges.

— Étrange, n'est-ce pas, qu'en ce lieu, nous ayons le besoin de parler comme les Organos, chuchota Moka.

— Nos facultés de télécommunication sont inhibées dans cette pièce pour atteindre le silence qui nous oppresse tant.

— Magda, va me la chercher, je souhaite que tu restes ici. J'ai si peu à lui dire, mais c'est important pour moi, maintenant, murmura Moka qui restait dans la zone éclairée par la table.

Une Synth vêtue de vert émeraude avec un voile cachant un visage tout aussi délabré par les années s'approcha.

— Merci, Afsânè, d'être venue. Acceptes-tu le fardeau que je te lègue ? Il sera bien pire que le mien. Ce ne sera plus un empire prospère que tu gouverneras, ce ne sera pas comme moi, un monde d'espoir, demain, ce sera deux mondes, dont un qui disparaîtra en emportant bien des nôtres...

» Demain, il te faudra gérer la panique des Organos, la fureur des Otros et notre émotivité.

» Ah ! pourquoi une telle émotivité a-t-elle pu naître de nos croisements pourtant prudents à chaque procréation ?

— Peut-être parce que ce sont les Organos qui nous ont fabriqués, répondit Magda.

— Je pencherais plutôt sur le fait que les anges gardiens de Hôdo sont plus souvent en contact avec les jeunes Organos et ces derniers sont bourrés d'émotions incontrôlées. Peu à peu, leur émotivité a dû imprégner nos cellules adaptatives et se transmettre dans les mémoires figées. J'ai connu ça mieux que toi, Moka, la solitaire, et je suis apte à accepter le fardeau que tu me confies.

— Je te souhaite bonne chance. Maintenant, que je sais que ma tâche est terminée, je suis prête, Magda. Maintenant, raconte-moi comme cela se passe chez eux. Tu le fais dans un temple ?

— En fait, tu le sais, on ne déconnecte pas les autres humains, sauf quand il n'y a plus d'espoir et que leur intellect est déjà hors service par la maladie ou la souffrance. On les met dans une boîte puis on les pulvérise avec différentes cérémonies selon leurs traditions et religions qu'ils ont nombreuses.

» Pour les Otros non clonés, c'est souvent une libération, car en plus ils souffrent souvent de sévères dégénérescences avec le temps.

» Pour la plupart des Organos, c'est une catastrophe. Aussi, nombre d'entre eux ont des croyances qui promettent, sinon une meilleure vie après la mort, du moins une survie quelque part ailleurs.

— Et toi, qu'en penses-tu, Magda, toi, la religieuse ?

— D'aussi loin que je regarde l'univers, dans le temps, dans l'espace, je me retrouve toujours au beau milieu de questions. Derrière chaque question, il y a d'autres questions, mais une seule me vient à l'esprit : si tout ça n'est qu'un mirage qui se reflète à l'infini, alors, quel gâchis, s'il n'y a quelque part dans toute cette illusion, une oasis !

Un souffle malicieux s'échappa de la bouche sans forme de Moka, l'ex-Doyenne.

— Alors pour toi, j'espère être la bouée jetée à la mer des illusions. Sinon, j'aurais sur la conscience de vous en avoir donnée une.

— Non ! tu as été l'une des trois premières éveillées, et la première autonome. Mais si cela n'avait été toi, une autre gyno aurait vu le jour. Nous avions été créées avec le besoin de trouver des réponses aux questions. Tôt ou tard, nous nous serions posé ces questions qui font réfléchir.

Elle regarda la Lune de Diana, Cristal. Leur lune, puisque c'était eux les Synths qui lui avaient donné ce nom.

Un nuage de souvenir traversa l'esprit de Moka qui se souvenait de ses aventures, du premier voyage avec ces humains si fragiles que sont les Organos. Elle se souvenait avec précision de son « père », Nic et de sa descendance. Elle se souvenait de ses aventures tumultueuses sur Terra.

Les homo syntheticus n'avaient pas besoin d'eau, d'air et d'une gravité proche de l'unité standard. Leurs besoins étaient principalement informatiques et aussi métallurgiques pour naître et se réparer, ce qu'ils essayaient de contourner le plus possible grâce aux technologies des habitants de Jikogu. Tout cela pour devenir plus proches de la matière organique.

Rêves, rêves !

Tout cela, pour vivre avec les Organos, et maintenant qu'ils en devenaient proches, ils s'en éloignaient, car, si officiellement les Synths préféraient vivre à l'écart, sur Diana, pour beaucoup de motifs, c'étaient pour une tout autre raison ignorée de pratiquement tout le monde : les Synths étaient devenus hyperémotifs. Donc, aux yeux des Organos, ils risquaient de perdre leur « objectivité », leur « innocuité ».

Moka ne croyait pas à cette hypothèse. Elle savait qu'elle souffrait plus parce que la mémoire des Synths ne décline pas avec l'âge.

— C'est le souvenir qui me vieillit, confia-t-elle à ses deux voisines.

» Les Organos ont la faculté de l'oubli.

» Mais nous...

» À force, nous ne sommes plus capables de choisir. De plus en plus limités par la sagesse qui recommande d'éviter tout risque inutile. Et finalement, tout devient inutile et vain.

» Choisir, voilà une mission de l'intelligence, et pourtant, tout semble déjà écrit, alors pourquoi choisir ?

Magda hocha la tête.

— Oui, tu es vieille, mon amie, quand tu parles ainsi.

— Maintenant te voilà convaincue qu'il te faut m'éteindre.

— Serait-ce une ruse pour me pousser à le faire ?

Un sourire énigmatique de Moka ne put se dessiner sur le visage décharné avant de reprendre.

— Mais promets-moi de recycler toute la matière de mon organisme. Je ne veux pas qu'on me transforme en statue commémorative de...

Sa voix s'étrangla avant d'aller s'allonger sur la table lumineuse.

» J'aurais tellement voulu revoir les visages de mes souvenirs, reprit-elle.

» Pourquoi ? Ils ne sont plus. Sauf peut-être dans un autre univers ou un espace de phase, déjà écrit quelque part entre tous les infinis.

» Laisse-moi regarder les étoiles, encore une fois.

» Que ce soit la dernière image qu'aura enregistrée Moka, la gyno astronaute !

» ...

» Je pense que Nic aurait été fier de moi.

Même à l'extinction, Moka garda les yeux ouverts sur le firmament.

Extraits de romans de Hôdo
Les pionniers de Hôdo Homo sapiens syntheticus Les anges déçus Jikogu Terra se meurt La juge noire