planète Hôdo

Tome II, Homo Syntheticus
Prologue

Officiellement, la tentative de colonisation du Comandant Lucien Porte fut un insuccès. Le Livingstone avait disparu emportant avec lui plus de mille explorateurs. La pauvreté généralisée sur la Terre, aggravée par les dépenses de luttes contre la pollution, l'accélération de la montée des eaux et les bouleversements climatiques ne permettaient plus de gaspillage pour recommencer l'expérience dans l'immédiat, d'autant que l'échec fut imputé au X2-plasme.

Cependant, une légende raconte que là-bas au loin en direction de la Croix du Sud, des humains émigrèrent et fondèrent un Paradis.

On raconte qu'un tycho-drôme fantôme vogue parfois près de Jupiter. On dit même que des gens y embarquent et ceux qui en reviennent ont tout oublié de leur séjour. On soupçonne que certains astronautes et certains scientifiques sont au courant de ces phénomènes, mais le secret reste bien gardé. Pourtant, la disparition de nombreux matériels ne pouvait passer inaperçu de tout le monde, comme ce tycho-drôme qui s'était volatilisé.

Un jour, la chronique fut défrayée par les prétendus aveux d'une milice. L'homme certifiait qu'il avait vu quatre habitants de cette planète mythique. Il fut frappé par la beauté et la force surhumaine de la femme qui faisait partie du groupe. Quand les journalistes voulurent en savoir plus, ils retrouvèrent le curieux témoin mort d'un coma éthylique.

Néanmoins, certains rêveurs chasseurs d'extra-terrestres, parlaient des visiteurs, les messagers de Hôdo. Par recoupement, on constatait qu'il y en avait toujours quatre. Il y avait, bien sûr, l'étrange femme décrite par la sentinelle, omniprésente comme les petits Gris. Il y avait aussi un grand prêtre qui initiait dans une secte très secrète les candidats au Voyage, puis un cheval blanc à l'allure humaine et un monstre au visage diabolique conduisaient les élus vers leur lointaine destinée.

— Et comment s'appelle cette secte?

— Ynti Punku, je crois.

— Mais comment fait on pour la trouver?

— On raconte beaucoup de choses à son sujet. Certains croient qu'il faut aller en pèlerinage sur les rives du plus haut lac du monde. D'autres racontent que c'est dans les bas-fonds des grandes cités, là où rodent les SDF ou aux abords des décharges de matières non biodégradables. Moi, je m'en tiens à la dernière, celle qui dit que ceux qui sont prêts sont appelés. N'est-ce pas écrit dans l'évangile?

— Alors, là, j'ai quelque peine à le croire!

— Vraiment! Homme de peu de foi…

— Ben voyons donc, s'ils ne sont que quatre pour recruter les élus comment pourraient-ils me trouver, à supposer que je sois digne d'eux? Avec ma chance habituelle… Vous ne croyez pas père Kashavan?

Les pionniers de Hôdo

Tome I, Homo Syntheticus
Chapitre 01. Retour sur Hôdo

— Quoi de neuf, Biscuit?

— Moka, Commandant, Moka, insista l'androïde.

— Certes si tu y tiens. De toute manière, tu ressembles si peu à celle que j'ai baptisée Biscuit. Mais quelle importance?

Entre la poupée d'albâtre peinturlurée qu'il avait tout d'abord connue, et cette femme à l'allure polynésienne, il n'y avait qu'un point commun : la stature. Pour s'enfuir des laboratoires de la CIES, elle avait dû changer son apparence mais elle ne pouvait pas modifier sa structure.

— Commandant, vous êtes l'humain que je connais le mieux. N'oubliez pas que je me promène sur Terre en utilisant votre code d'accès sur le Réseau.

— Et?

— À force d'être hébergé dans votre cyberespace, d'y exploiter vos informations et même de contrôler votre avatar, j'ai découvert que vous appelez par leur prénom les gens pour qui vous avez une certaine intimité.

Nic pouffa.

— Voyons! Moka n'est pas un prénom!

Il ne fit pas allusion à l'intimité. Cette mécanique l'impressionnait chaque fois plus quand il la revoyait. Il finissait par croire que cette créature artificielle était capable de sentiments. Et puis, il valait mieux ne pas vexer cet être d'apparence fragile qui pesait pourtant plus de deux cents kilos et qui avait une force de frappe de marteau piqueur.

— Pourtant, il en est ainsi pour père Kashavan, Petit Cheval Blanc et Stanley.

— Puisque tu en parles, comment vont-ils?

— Bien! Père Kashavan et Petit Cheval Blanc continuent à recruter des colons, et Stanley les conduit vers Jupiter. De nombreux astronautes sont complices et hébergent les nouveaux venus dans les stations orbitales jusqu'à ce que je les conduise ici. Quant aux nouvelles…

L'androïde retira de sa combinaison un petit agenda et lut.

— C'est une note de Stanley. Il dit que le Yakusa a plus de cinquante pour cent des parts de la CIES. et assure, seul, le contrôle du Réseau.

— De qui est l'idée du mémento papier? s'enquit Nic en voyant l'aide-mémoire de Moka.

— Père Kashavan. Il apprécie beaucoup ce genre d'instrument et il argumente que cela ne souffre pas des pannes électriques et informatiques. C'est pourquoi il m'a conseillé de m'en servir puisque, vous le savez, je perds presque toute ma mémoire acquise sur Terre quand je viens ici et celle de Hôdo quand je retourne là-bas. Je dois reconnaître que ces notes manuscrites me rendent service. De plus, je ne sais pas nécessairement quelles sont les nouvelles qui vous intéressent, ainsi, avant de revenir sur Hôdo, mes compagnons humains me font un résumé des événements qui pourraient vous intéresser.

Nic souriait. Les humains s'en étaient presque complètement remis au multimédia sur allinone et, maintenant, cet androïde confiait sa mémoire à ce petit cahier, fait main par un jésuite bibliophile.

— Je peux y jeter un coup d'œil? Nic ne savait quel démon de curiosité le poussait.

— Bien sûr, Commandant, fit Moka en lui tendant le calepin.

Incroyable! C'était sa propre écriture. Frans Cormaek, le cogniticien chargé de la bonne conduite des trois soeurs androïdes lui avait déjà fait remarquer qu'à chaque retour de Terre, Biscuit avait pris de plus en plus les intonations de Nic, ses tics verbaux et même une certaine manière de raisonner. A chaque fois elle s'imprégnait un peu plus de la personnalité du commandant.

La faculté d'apprentissage de ces machines ne cessait de le surprendre. Nana, la première des trois androïdes, calquait son caractère sur celui de Betty, la vice-commandante, et Diana, la patronne des scientifiques, un mélange détonnant d'encyclopédie provoquante. Quant à Chica, la dernière venue des trois femmes artificielles, elle s'inspirait de Katsutoshi, le chef de la sécurité, et de sa femme, l'ésotérique ministre de la santé, parfaitement adapté à son rôle d'ange gardien de la communauté. Mais le mimétisme de Biscuit était incontestablement le plus surprenant. Si elle avait été un homme, elle finirait par ressembler comme un frère à Nic.

— Moka, pourriez vous changer de sexe?

— D'aspect seulement, et encore. Ma constitution interne est rigide et adaptée aux fonctions que je devais remplir lors de ma conception.

C'était là que se voyait la différence entre un humain et elle. Moka répondit. Point. Elle n'interrogea pas à son tour pour savoir le pourquoi d'une telle question. Elle restait muette, debout devant Nic qui l'observait.

Autant, Nana était coquette voire sexy, autant Chica était invariablement d'une élégance stricte, autant Moka paraissait sortie tout droit d'un film d'aventure avec son éternelle combinaison d'astronaute et ses cheveux en pagaille.

— Tu devrais aller voir Jeanne ou Cheng et te refaire un brin de beauté, Moka.

— Bien!

Elle fit mine de partir, mais reprit :

— est-ce pour cela que vous me parliez du sexe, Commandant? Vous pensez que je ne m'adapte pas assez bien aux comportements typiques de ce genre?

Nic fut surpris. Elle n'avait pas exprimé de curiosité, mais elle n'était pas dépourvue de réflexion personnelle.

— Non. A vrai dire, je me demandais jusqu'à quel point tu pouvais me ressembler.

— Ah! Je comprends. Mon aptitude ne correspond pas au modèle féminin du fait que vous soyez masculin.

— Là n'est pas le problème. Une sœur et un frère peuvent avoir la même personnalité. Disons plutôt que c'était de la curiosité. J'essayais d'imaginer à quoi tu ressemblerais : un sosie, un jumeau?

— J'ai cru comprendre que les enfants n'étaient pas nécessairement la réplique des parents. Je pense qu'il en est de même pour moi Commandant.

— Je serais en quelque sorte ton père?

— Un père spirituel, oui. Mais pas votre double. Vous ne m'appelez pas Commandant n'est-ce pas?

Nic sourit, pourtant, quelque chose l'intriguait dans la dernière remarque. Mais, il n'y prêta point attention, car déjà son esprit était tourné vers la "nouvelle" de Stanley. Certes, il était notoire que le vieil astronaute avait une dent contre la CIES. qui engageait les éboueurs de l'espace en faisant miroiter maintes primes pour les risques, primes qui n'étaient presque jamais données, car il n'y avait aucun risque selon les responsables qui ne voulaient rien savoir. Nic imagina sans peine la satisfaction de son collègue en apprenant que la sacro-sainte Compagnie serait phagocytée par un autre géant, quel qu'il fût. Mais, il fallait s'attendre sûrement à d'autres conséquences, et la personne la plus apte à le renseigner était sans conteste son ami japonais.

Par bonheur, c'était la quinzaine où il séjournait à Jérusalem. En effet, aucune des deux communautés n'avait de privilèges, aussi, fut-il décidé que Betty et Nic alterneraient tous les quinze jours de résidence : quand Nic était dans la plaine, Betty était à Rio, dans la montagne. Par contre le couple Katsutoshi et Adela se déplaçait ensemble, décalé d'une semaine par rapport aux déplacements des deux "commandants" des Hôdons, comme les civils, eux-mêmes, les avaient nommés. C'était là encore une vieille tradition des astronautes qui se perpétrait dans les coutumes des colons : la notion de quarts, de roulements et de recouvrements dans les fonctions de la communauté.

De toute manière, il devait voir le supérieur de la sécurité, car Condor projetait de se marier avec Stella. Le pompier et l'ordonnance de Nic avaient exprimé le désir de la présence de leurs supérieurs respectifs avec qui ils partageaient des liens de sympathie plus voisins de l'amitié que des bons rapports professionnels.

D'autre part, Nic profitait chaque fois de la présence d'Adela pour continuer ses entretiens. Il ne savait jamais tout à fait à qui il avait à faire, la psychothérapeute ou la grande initiatrice des mystères de sa secte, Héliopolis. Quoi qu'il en fût, il en ressortait la plupart du temps en pleine forme et c'était le principal pour lui.

Rapidement, il enfila le kilt hôdon. L'androïde avait arraché Nic de son lit, qui, comme les autres fois où il fut réveillé, avait hésité entre couvrir sa nudité ou non, hésitant toujours entre l'impression de recevoir une femme ou une machine. Et comme d'habitude, il opta pour cette dernière.

Dehors, il huma l'odeur de la pluie qui n'avait cessé de gronder toute la nuit, ponctuée de violents éclairs. L'aube éclairait déjà la cité et promettait une matinée lumineuse qui irait en se réchauffant lourdement jusqu'au milieu de l'après-midi. Pour l'instant, l'air était frais, et Nic déroula son poncho-plaid pour recouvrir le torse nu qui frissonnait sous les caresses du vent.

Elles étaient belles les deux cités de Hôdo avec leurs maisons de pierres, d'adobes et de plastique de tente, réunies entre elles par des allées couvertes, verdoyantes, et, tout récemment, fleuries d'orchidées religieusement cultivées par Ytzhak. Voisine de sa demeure se dressait celle des Tomonaga Nefertiti reconnaissables aux bonsaïs sur les rebords des fenêtres et surtout aux bacs de papyrus à l'entrée, car les cerisiers nains n'étaient pour l'instant qu'une poignée de maigres tiges terminées par une paire de feuilles. Mais Katsutoshi espérait bien qu'un jour il léguerait à sa descendance de merveilleux arbres réduits. Séduite par l'idée, Jeanne avait demandé à Ytzhak de lui créer un érable miniature mais il s'y était refusé, car il ne voulait pas se risquer à perdre une seule des précieuses plantes que Stella avait sélectionnées. Le Japonais était venu au secours de la femme de Nic, car il avait emmené ses propres graines et, même si les feuilles du senkaki ne ressemblaient pas tout à fait à l'emblème canadien, l'idée y était.

Katsutoshi se levait avant l'aurore et avait coutume de sortir de la maisonnette pour méditer sur "son" soleil levant, l'Intirayo pointant à l'horizon, avant de se rendre aux bains public.

Les bains publics! une des nombreuses "inventions" de Gus, le maître des ingénieurs, toujours à l'affût de matériel de rechange et d'économie d'énergie. Heureusement pour lui, les colons désiraient trop ardemment que leur planète ne devienne une autre Terre : un gâchis écologique croulant sous une gabegie de besoins artificiels. Ici, il n'y aurait pas de pluies acides érodant les édifices et brûlant la végétation, pas de pollution souillant leur précieuse eau, ni rendant l'atmosphère nocive. Ils étaient prêts à renoncer à leurs commodités individualistes si cela pouvait rendre leur univers plus propre, prêts à ne plus disposer de son coin toilette, de sa cuisinette et même de son allinone, cet ordinateur qui faisait partie de leur quotidien.

La porte de la maison du japonais s'ouvrit, Nic reconnut immédiatement la silhouette qui se voulait furtive malgré son poids.

— Nana! Déjà au travail? Que faisais-tu chez les Tomonaga?

— Je remplaçais Chica, elle a eu une soirée bien occupée. Elle n'a pu se reposer convenablement alors je l'ai relayée. Vous savez que nous, les androïdes, avons besoin impérativement de quatre heures de repos tous les jours. Nous nous sommes accordées pour remplacer l'autre en cas de nécessité.

— Vous vous êtes accordées? Toi et Chica, spontanément?

— Oui! Vous paraissez surpris.

— C'est la première fois que je vois que vous vous entraidez.

— Notre programmation prévoit la satisfaction de l'humain, l'enrichissement et la sauvegarde de notre matériel cognitif. Vous savez que ces derniers points nous imposent le partage d'informations et peuvent nous conduire à des solutions complexes comme ce fut le cas pour Moka lorsqu'elle s'échappa de la CIES. .

Nic ne s'en souvenait que trop bien. A l'époque, Biscuit, c'était son nom, devait être décérébrée par les Terriens afin de découvrir les secrets de Hôdo. Même Frans, le spécialiste en robotique qui avait fourni des indices pour revenir sur leur planète, car il voulait récupérer le robot, fut étonné par les prouesses de Moka— Biscuit. Elle s'était fabriqué une nouvelle identité, avait pris en otage deux ambulanciers et fini par voler le tycho-drôme qui devait la ramener. Des trois soeurs, Moka était la plus autonome, plus que Nana qui avait subi la terrible épreuve de la cage de Faraday.

— C'est la première fois que vous vous en apercevez, Commandant!

— Comment! tu étais là aussi, s'exclama-t-il à la vue de Moka qui sortait aussi de la demeure du japonais.

— Elle voulait discuter avec nous, continua Nana en guise de réponse.

— Je croyais que vous ne communiquiez que par des voies informatiques. Depuis quand devez-vous palabrer comme nous?

Ce fut Nana qui continua :

— vous lui avez reproché son aspect extérieur. La seule manière de comprendre le pourquoi, était de l'observer visuellement.

— Il ne fallait pas en faire tout un drame.

— Je sais bien que vous ne comprenez pas notre fonctionnement, mais, chaque fois qu'un humain est déçu de nos prestations, nous sommes plus ou moins malheureuses. C'est particulièrement pénible chez Moka par rapport à vous.

— Ridicule! Surtout de ma part, j'ai agi comme un père pour une fille.

— Justement, il y a bien une relation particulière entre vous deux.

Nic fit la moue. C'était vrai, il finissait, contre toute logique, par éprouver de la sympathie à l'égard de ces machines. C'était insensé. Il avait l'impression d'être retourné en enfance et d'attribuer une âme à un ours en peluche. Certes, ces poupées étaient plus élaborées, mais de là à s'y méprendre…

Le commandant était incurablement curieux.

— Ce n'est pas la première fois que vous vous entraidez? Racontez-moi çà!

— Ne vous êtes-vous jamais posé la question de savoir comment Moka conservait un continuum de personnalité sur les deux planètes? commença Nana.

Elle avait un langage de plus en plus emprunté aux scientifiques qu'elle côtoyait. Son rôle d'interprète multidisciplinaire était très apprécié dans la communauté, et, s'il était vrai qu'elle avait des sentiments, Nana était fière et heureuse de ses nouvelles fonctions.

Nana avait survécu aux affres de la solitude lorsqu'elle avait été mise au secret lors de son arrivée sur le nouveau monde. Mais depuis, elle avait compris comment mieux exploiter son cerveau local, trop petit, à peine capable de maintenir les fonctions vitales élémentaires. Elle avait enseigné à ses soeurs comment surmonter la peur et la souffrance, et à se débrouiller dans de telles circonstances. De plus, comme elle n'avait pas souffert lors des voyages effectués entre Terre et Hôdo, elle découvrit ainsi que les androïdes étaient inconsciemment reliés à l'informatique de la navette. Or, pendant le voyage, Moka n'avait besoin que de piloter l'engin et maintenir en vie les colons endormis, le reste pouvait être archivé, libérant de la mémoire où elle pouvait emmagasiner des bribes de souvenirs qui lui éviteraient l'amnésie des premiers vols.

Seule, sans l'aide de Frans, elle avait enseigné à Moka comment exploiter l'ordinateur du tycho-drôme pour conserver sa personnalité à chaque fois qu'elle voyageait d'un monde à l'autre, déconnectée de tout ordinateur central où elle puisait non seulement ses connaissances mais aussi les ressources de son comportement. Elle pouvait rester le "Commandant Lucien Porte du Livingstone".