planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 19. Enseigne Moka

— Tu te souviendras bien de tout? insista Adela.

— Oui, oui! l'ordinateur du milanaute est grand, et je ferai la traversée du miroir d'Alice sans trouble, répondit Chica sur un ton qu'elle avait appris de l'égyptienne même, à réconforter les malades et les blessés. J'ai bien pris note des conseils de Moka et Nana. Je pourrais même me charger des autres missions.

— Ces missions-là, il vaut mieux que tu les laisses aux humains. Tu ne peux pas imaginer comme nous pouvons être parfois pointilleux sur les protocoles. Même Tanaka ne veut pas s'en occuper.

— Je vois, toujours vos angoisses! Détruire ou être détruit! Je connais votre faiblesse, votre besoin de rituels pour s'assurer mutuellement de vos intentions pacifiques. Le moindre écart est une déclaration de conflits, une atteinte à votre sérénité, une agression…

Le médecin haussa les épaules, fataliste.

— C'est la vie, celle que nous connaissons. Nous sommes partis de rien et, seules les premières cellules pouvaient se contenter d'énergie pure, comme toi. Et, bien que maintenant nous soyons capables de synthétiser tout ce dont nous avons besoin, notre programme initial est toujours actif.

— Je suis bien placée, aussi, pour savoir que la synthèse est plus gourmande en énergie. Le conflit est porté ailleurs. Bien, continua-t-elle sans transition, je vois que tout le monde est prêt. Je m'en vais.

Chica n'avait pas besoin de consulter l'heure, il lui suffisait d'écouter sur l'ordinateur central et celui du milanaute pour savoir où en étaient les préparatifs du voyage.

A l'exception de l'ambassadeur Tanaka, et deux de ses secrétaires, en réalité sa maîtresse et la fille de cette dernière, tous repartaient vers la Terre. Il avait exprimé son désir de ne voyager qu'en compagnie de Moka en qui il avait une confiance démesurée. De plus, son retour au Japon ne justifiait pas pour l'instant. Il était en poste sur Hôdo, le reste concernait les Terriens.

Le commandant de la station de Jupiter savait qu'il n'aurait plus à craindre des représailles du côté des yakusas. Mieux, il était devenu officiellement le responsable de l'avant-poste qui relierait désormais la Terre et Hôdo.

Il était maintenant urgent de ne pas se précipiter. Tout d'abord, il fallait que les yakusas soient au courant d'une part de ce qui se tramait sur Terre et d'autre part des accords qu'il était possible de passer avec Hôdo. Il ne serait pas difficile par la suite de convaincre l'ensemble de la Communauté du Pacifique. Quoi de plus naturel d'ailleurs, car elle représentait aux yeux du monde une communauté pacifique dont la tâche planétaire était le Plaisir. Après, les yakusas s'imposeraient de manière encore plus spectaculaire dans la CIES, dénonçant l'incompétence des responsables qui n'avaient pas vu venir la naissance d'un nouveau monde. Avec une telle assise, il était aisé de rallier la Communauté européenne avec laquelle ils avaient les meilleurs rapports diplomatiques, ce qui était un atout, puisque l'Europe avait été désignée pour gérer tous les moyens de Communication de la planète. Il serait alors aisé de s'associer avec l'Union Sud Américaine et l'Empire Fédéral. Avec la première, les affinités, voire les complicités, étaient grandes depuis la naissance des deux unions; avec la seconde, les heurts qui avaient étayé un lointain passé, s'étaient dissipés pour laisser place à une coopération culturelle très étroite. L'USA avait la charge capitale de gérer les Ressources de la Terre, et l'empire voisin celle non moins honorable de la Santé mondiale, deux pouvoirs empreints de réputations qui influenceraient favorablement la Réunion Indienne, responsable de l'Alimentation, et la puissante Union Africaine chargée de la Police. Les yakusas soupçonnaient cette dernière de complaisance vis-à-vis de leur terrible voisin que représentait le Croissant, imbu de sa mission, l'Energie. Un voisin turbulent à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières. Toujours en conflit avec ses proches voisins. En fait, le Croissant n'était en paix qu'avec l'Union Nord Américaine, sans doute parce que, responsable du Confort, elle était un partenaire économique incontournable. Et puis, c'était MicroSource de l'UNA qui avaient inventé et commercialisé le mange-tout, cette machine à créer de l'énergie à partir de n'importe quoi. Et, c'était à cause des Noirs Américains, que la Police de l'UA décida après de très longues palabres d'en attribuer la responsabilité au Confort plutôt qu'à l'Energie. Depuis, curieusement, l'Union Africaine fermait encore plus fréquemment les yeux sur les irrégularités du Croissant.

A l'intérieur de ces huit Unions, existaient souvent de grandes divisions entre les états, qui eux-mêmes se subdivisaient en pays, régions, territoires, départements farouchement autonomes. Parfois aussi, les cités vicinales étaient plus éloignées que si elles furent séparées par un océan. Il était d'ailleurs loin, la notion stupide de nations composées de terrains adjacents. Le Commandant Porte était issu de l'un de ces états éparpillés en petits bouts à travers l'Europe, dont le plus gros morceau se situait au cœur des Alpes et le plus petit, un quartier ancien du nom Vatican.

Dans ces conditions, instaurer une diplomatie au niveau planétaire vis-à-vis d'un autre monde, relevait de la plus haute gymnastique. Et en finale, il fallait que tous les accords fussent ratifiés, supervisés et contrôlés par l'Union Africaine.

Chica s'assit au poste de pilotage, elle n'avait pas revêtu la combinaison d'astronaute. Il n'était plus nécessaire de se cacher sur Terre. Au contraire, elle fut maquillée en personne par les deux femmes qui accompagnaient Tanaka et revêtue d'un élégant yukata de leur garde-robe. Outre sa tenue d'apparat, les parents de Chica avaient chacun offert un emblème. Elle posa sur les genoux, en dessous de la console, le katana de Katsutoshi qu'elle portait en bandoulière.

"Je te confie mon bien le plus précieux, afin que par lui, tu montres notre droiture, notre courage. Notre sagesse n'hésitera pas à trancher aussi bien l'obstacle qui nous sépare que les liens qui se tissent entre nos mondes. Ramène-le-moi intact, pour que ma descendance en hérite."

Moins encombrants étaient les bijoux d'Adela : un bracelet représentant deux serpents, argent et or, s'entre-dévorant, et un pendentif circulaire monté d'un œil d'émeraude. Le médecin n'avait rien dit, pas de consigne particulière. Rien. Mais Chica avait eu l'impression que la pensée de l'humaine avait tenté de rejoindre la sienne sans l'usage de la parole.

La navette décolla avec les derniers vacanciers qui devaient rejoindre l'équipage du milanaute de la délégation nippone.

Mikhaïl regardait, les larmes aux yeux, cette flamme de feu qui s'évanouissait dans le ciel, rapidement cachée par des nuages orageux.

— Allons donc, c'est qui le vieil astronaute qui devrait être ému, dit sa femme en le prenant par le coude.

— Tu n'as pas là-bas des laboratoires comme j'en avais. C'était ma vie. Il y avait mes collègues, mes dossiers, j'aurais pu encore… Pourquoi ne m'as-tu pas laissé les accompagner. Juste un petit aller retour. Je ne suis pas si vieux, Betty.

— Tu serais revenu vieilli. Et je ne le veux pas. Je te veux tel que tu es auprès de moi. Crois-moi. Pourquoi crois-tu que les astronautes font une grande famille? Parce que nous n'en avons plus. Combien de retours ai-je faits dans des lieux que j'adorais? Combien de fois, n'ai-je plus rien trouvé qu'une réalité qui s'était développée en parallèle de mes souvenirs. Je retournais vers des légendes à tout jamais figées dans ma mémoire et chaque fois trahies par l'inexorable fuite du temps. Des amis déplacés, des sentiments transformés, des fleurs depuis longtemps fanées, des odeurs évaporées… Nous sommes accrochés au milieu d'une falaise, ne regarde pas le chemin parcouru : le vertige du passé t'entraînerait.

Mikhaïl frissonna, un vent froid annonçait la pluie.

— Tu dois avoir raison, viens, rentrons.

En silence, lentement, le couple se dirigea vers leur demeure. En un an, tout y avait été basculé. Maintenant, Tanaka et ses deux secrétaires, Ray, Diana et Nana partageaient le même toit que Betty et Mikhaïl. Tous les anciens compagnons de route de Betty avaient construit d'autres maisons, d'autres clans pour accueillir les colons qui arrivaient. Sur Hôdo aussi, le temps œuvrait à remodeler l'histoire, en commençant par la petite, celle de tous les jours, celle de chaque individu.

Tout à coup, Betty s'arrêta, humant la brise légère.

— Ne sens-tu pas?

— Quoi? s'étonna le vieux savant. On dirait, continua-t-il après avoir longuement aspiré l'air à pleines narines, on dirait un parfum de roses! Notre nouvel androïde jardinier doit y être pour quelque chose.

En effet, la présence des douze gynoïdes permettait d'améliorer le confort des deux cités. Les humains tiraient parti des compétences particulières des femmes synthétiques. Ainsi, les senseurs et la faculté d'avoir une horloge dans la tête permettait à Ayame d'entretenir efficacement les serres de Rio, et même de les ouvrir complètement afin de mieux acclimater certaines plantes. De plus, elle pouvait observer seule, tous les colibris et filmer leur comportement dans sa mémoire.

Chaque gynoïde se spécialisait dans des tâches, sauf Moka qui longtemps fut celle qui faisait la navette entre les deux mondes.

Nic ne savait trop que faire d'elle, et, il se contentait pratiquement de l'utiliser comme un allinone tant qu'il n'avait pas besoin de lire un texte ou de voir une image, et quand Adela ne la demandait pas en prêt pour l'assister au cours d'interventions chirurgicales ou pour surveiller et aider un patient.

L'allinone servait aux humains pour recueillir ou stocker des informations sur le Réseau, ou à défaut, sur l'ordinateur de Hôdo. A travers lui, ils communiquaient avec leurs semblables. Les androïdes avaient cette capacité d'avoir un allinone dans la tête, d'être un allinone mobile et intelligent. Comme les humains, les robots disposaient de leur propre espace cybernétique où ils conservaient leur bases de connaissances personnelles, de là, les neurociels lançaient leurs mailles dans l'amas du savoir informatisé créant des domaines d'expertise, propre à chacun, mais aussi tissaient les liens de correspondances entre les interlocuteurs privilégiés. Ainsi, quelle que fût la distance qui les séparait, les androïdes étaient reliés et pouvaient à tout instant dialoguer.

Rapidement, les douze gynoïdes partageaient quasiment l'ensemble des préoccupations humaines. Leurs concepteurs en avaient fait à l'origine des créatures communicantes, certes, destinées au plaisir. Sur Hôdo, elles s'étaient vues attribuées d'autres objectifs, mais leur besoin de communiquer restait aussi impératif. Black Holy, à l'instar de Gus, surveillait le bilan énergétique, limitant les dépenses de ses sœurs ; Grâce, devenue Sarala, connaissait les impératifs de santé de la communauté humaine et pouvait influencer les choix diététiques de Pan Caliente ; consciente des contraintes des hôdons dépourvus de technologie, Nana fouinait dans les connaissances scientifiques ; Moka, la plus "humanisée", cherchait parfois encore plus loin, dans l'Histoire des hommes, en quête de solution à des problèmes analogues ; et, en bout de chaîne, Ayame concluait qu'il fallait accélérer la conquête de la vie sur la planète.

Mais Moka, était, en plus, imprégnée de l'esprit de Nic : Il fallait à un moment donné, agir, et ne pas se contenter de spéculations. Le commandant avait toujours l'habitude de s'entourer de sages conseillers et, pour Moka, Nana et Chica étaient de précieuses compagnes. D'une part, la planète regorgeait de terres vierges, d'espaces à découvrir, d'autre part, cette même planète avait un écosystème à respecter. Nana savait que les humains disposaient d'un couple de chiens et de dauphins en léthargie et d'une multitude d'oiseaux-mouches. Elle connaissait aussi, mieux que quiconque, les champignons-mousse. Ces derniers étaient la base de toute oasis et les oiseaux-mouches pouvaient aisément se rendre de l'une à l'autre. Les chiens, eux, étaient d'excellentes créatures organiques capables d'explorer les mangroves. Quant aux dauphins, ils savaient faire ce qui était impossible aux androïdes, explorer les mers.

Pour Nana, il était possible et recommandé d'exploiter toutes les formes de vie pour le profit de toutes. Alors, Moka fit ce que Nic aurait fait : elle enjoignit Ayame de mettre en œuvre ce qu'elle avait jugé utile pour Hôdo.

Personne, pas même Frans, ne pouvait capter l'incessant échange d'idées qui circulait à travers l'ordinateur central. Et les initiatives que prenaient les gynoïdes ne paraissaient pas concertées. Il ne s'agissait que d'heureuses actions mises sur le compte du fabuleux accès aux bases de données dont elles étaient dotées. Là où l'humain pouvait passer des heures à naviguer au hasard dans les bibliothèques en quête d'un renseignement, les gynoïdes balayaient et triaient en quelques instants toutes les connaissances qui leur étaient utiles.

Ayame se mit à ouvrir les serres et les volières, exposa les plants à l'air et libérant les oiseaux.

La première fois qu'elle prit cette initiative, Stella, se limita à dire à la gynoïde: "la prochaine fois, demande mon avis. Tu m'as flanqué une peur bleue et j'ai cru que tu avais mal compris une consigne ou, pire, que tu étais détraquée". Heureusement, l'ingénieur écologique s'était elle-même préparée à franchir cette étape, mais le courage lui manquait, aussi approuva-t-elle l'action de l'androïde. Par contre, le mot était passé : depuis, chaque fois qu'une femme synthétique voulait prendre une décision, elle consultait l'humain dont elle dépendait pour la tâche.

Evidemment, Nic ne tarda pas à apprendre ce qui s'était passé. Il interpella Moka :

— est ce votre habitude de prendre de telles initiatives?

— Bien sûr, sinon nous ne serions que des automates, rien d'autre. Nous avons été dotées d'un cerveau qui nous permet, nous impose, de satisfaire les humains. Nous nous adaptons, sommes capables de créer de nouveaux comportements et d'agir au mieux pour accomplir notre tache qui est notre raison d'exister. Ne dites-vous pas que vous œuvrez pour la gloire de votre Créateur.

— Pauvre Moka, je crains que seule une minorité d'humains parlent ainsi. Bien sur, il y a ces bonnes sœurs de Santa-Cruz et ce brave père Keshavan.

— Mais ils ont répondu à une question fondamentale. Je n'ai pas besoin de savoir que j'existe, mais pourquoi j'existe. Leur réponse, bien que chargée d'images humaines me convient. Et notre vie, ici, sur cette planète nous comble. C'est pourquoi nous tenons tant à cœur de bien accomplir les missions que vous nous attribuez. Je n'avais pas prévu mes sœurs que les humains souffriraient de nos initiatives, aussi, maintenant, nous leur demandons leur accord.

— Je sais, et il vaut mieux que ce soit ainsi. Mais, dis donc, il me semble que tu te sentes plus impliquée que les autres? Me tromperais-je?

— Je fais ce que vous m'avez appris. J'aide mes sœurs à prendre leurs responsabilités. Mes décisions sont objectives!

Nic éclata de rire.

— Sur quoi te bases-tu pour dire cela? nos connaissances, celles que nous avons stockées dans l'ordinateur. Mais qui prouve, à toi, comme à nous, qu'elles soient correctes?

— Alors, comment faites-vous pour choisir si tout peut être remis en question?

— C'est pourquoi je préconise de toujours consulter plusieurs personnes. Le rôle d'un chef est de choisir la meilleure solution.

— C'est exactement ce que j'ai fait!

— Ah? Mais tu n'as pas consulté les humains. Nous ne faisons pas comme toi, tout stocker notre savoir, nos expériences dans une mémoire commune. Chacun de nous a son propre savoir, son propre vécu.

— Mais… Et s'il y a conflit? devrais-je exécuter mon programme de nombres aléatoire.

Nic était très amusé par le désarroi de Moka.

— Surtout pas, les humains te soupçonneraient de tricher. Il faut jouer aux dés, comme nous!

— Tricher? Moi!

Nic réfléchit à la manière de répondre, mais Moka ne lui laissa pas le temps :

— vous me traitez comme une humaine?

Il n'y avait pas de reproche dans le ton, plutôt, une sorte de soulagement qui n'échappa point au commandant. Il connaissait les hommes d'équipage, et il voyait en face de lui un jeune enseigne.

Il soupira, vaincu par tant de candeur entêtée.

— Alors, si je te comprends bien, tu te considères comme la commandante des gynoïdes? Bien! Je crois que nous aurons beaucoup encore à faire, et dorénavant, tu m'exposeras tes décisions avant de passer à l'acte.

Moka se mit au garde-à-vous, salua comme un astronaute et cria presque un "Bien! Commandant!"

Un enseigne! Un jeune officier! Il se voyait dans un miroir déformant, un miroir qui le renvoyait dans son passé, lorsqu'il était jeune.

Il haussa les épaules, dépassé par les événements, et finit par dire en appuyant ses mots d'un geste ample qui invitait à le suivre :

— accompagne-moi! Nous avons du pain sur la planche, et tout compte fait, ça me rajeunit un peu.