planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 14. L'ambassadeur.

Ang fut chargé de l'entretien et de l'amélioration des tycho-drômes munis de X2-plasmes. Et, à défaut de pouvoir maintenir le matériel, il devait faire un inventaire des pièces qui lui manquaient et qui seraient ramenées ultérieurement de Terre.

Le soir, il se tenait à l'écart des sources lumineuses et examinait avec inquiétude les étoiles.

Il n'était pas seul à scruter le firmament. Makuta, l'astronome lui aussi sondait l'espace, et pour les mêmes raisons. Maintenant, il était sûr de ses observations et se rendit chez Nic pour lui en faire part. Un objet volant suivait la trajectoire d'approche de Hôdo et il était plus gros qu'une navette.

Un milanaute? Nic réunit immédiatement la commanderie. Il fallait se tenir sur leur garde et vite se préparer à toute éventualité, même s'il écartait la probabilité d'une attaque, car il n'en voyait pas l'intérêt pour les Terriens.

Les paysans-guerriers reprirent leurs armes, les tycho-drômes et les habitations disparurent sous un camouflage rudimentaire. Tous les hôdons apprirent un itinéraire de fuite et préparèrent des cachettes dans la forêt ou la montagne, où ils entreposèrent le plus de matériel indispensable à la survie.

Les jours passèrent à la fois trop vite et trop lentement, quand enfin, ou déjà, le milanaute prit une orbite géostationnaire au-dessus de Jérusalem.

Jeanne appela son mari : "ils nous contactent". Nic accourut. C'était Moka qui lui demanda l'autorisation de garder l'orbite et d'atterrir avec un ambassadeur. Ce dernier prit ensuite la parole pour convenir d'un protocole. Il fut décidé que Moka et l'ambassadeur japonais descendraient seuls sur Hôdo, puis que Nic et Katsutoshi les rejoindraient dans leur tycho-drôme. Jeanne assurerait la communication entre la navette et le milanaute. Cheng restait près de la femme du commandant, ensemble, elles interpréteraient tous les messages nippons. Les hôdons seraient, ainsi, les premiers à savoir si quelque chose se passait mal. Moins d'une heure après la communication une douzaine d'ombres se précipitèrent sous la pluie battante en direction du désert.

Peu de temps après la tombée de la nuit, un tycho-drôme se posa à quelques distances de celui qui conduisit Ang sur le nouveau Monde. Deux hommes sortirent de cette dernière et se rendirent dans celle qui venait de se poser. C'était Nic et Katsutoshi qui, pour l'occasion, avaient revêtu leur uniforme du Livingstone.

A bord du vaisseau, les deux compatriotes se saluèrent selon leurs traditions puis Katsutoshi présenta Nic comme le représentant des hôdons. Nic se contenta de saluer simplement en hochant légèrement la tête. Pour le terrien, c'était le "maître" de la planète et il lui fallait composer ce difficile rôle.

Sans ambages, Tanaka, l'ambassadeur, invita les deux hôdons à prendre place dans le petit salon qui avait été aménagé à l'arrière de la navette. Les parois recouvertes de plastomorphe paraissaient tapissées de papier translucide recouvert par endroits de graphismes accompagnés de sentences. Le regard de Katsutoshi s'attarda sur un proverbe japonais. "L'espace d'une vie est le même, qu'on le passe en chantant ou pleurant." C'était l'une des devises des yakusas. Le mobilier comprenait quatre fauteuils de pilotage recouvert de soie authentique brodée de motifs discrets mais en fil d'or et d'argent. Au centre, un allinone de grande dimension était incrusté dans une table de noir laqué, parcouru de filets rouge luminescent reliant des boutons marqués de pictogrammes.

— Avant de pouvoir profiter de votre hospitalité, du moins je l'espère, je vous prie d'accepter la mienne dans ce qui doit être la première ambassade extraterrestre de l'histoire de l'humanité. Certes, elle est très humble mais les circonstances ne me permettent pas de vous fournir un meilleur accueil.

Nic était mal à l'aise, il n'avait aucune notion de haute diplomatie et ses quelques maigres connaissances du Japon ne lui seraient probablement guère utiles. Il ne pouvait en tout cas rester muet et dubitatif.

— La sobriété et le goût font bon ménage. Si votre langage ressemble à votre navette, alors nous irons loin.

Ouf! il s'était exprimé sans réfléchir, d'instinct, essayant de s'imprégner de la culture nippone tout en ayant l'impression d'avoir récité une fable de La Fontaine avec le langage d'un astronaute.

— J'ai cru comprendre, reprit l'ambassadeur, que Hôdo se voulait indépendante de la Terre. Au nom de mon peuple, je viens vous apporter notre soutien et nous souhaiterions entretenir avec votre planète de bonnes relations diplomatiques.

— Rien n'est jamais gratuit. A part cette région, Hôdo est inexplorée et bien d'autres populations pourraient venir s'établir ici. Vous pourriez installer une colonie n'importe où ailleurs sans nous consulter, alors, qu'est-ce qui vous pousse à décréter que tout notre monde soit et reste indépendant?

— Vous savez, chaque planète n'est qu'un radeau à la dérive dans l'espace.

— Et si la vôtre est un radeau de la Méduse, vous convoiterez inévitablement la nôtre.

— Je parle à long terme, à très long terme. Il faudra qu'un jour ou l'autre, nous quittions cet esquif si nous ne voulons pas être engloutis avec lui.

— A moins que vous ne vous soyez déjà entre dévorés.

— Ne soyez pas si médisant envers votre planète mère. Il est vrai qu'elle a souffert par notre imprudence et par notre ignorance, mais elle est encore vivable et nous nous efforçons de limiter les dégâts. Je parle d'un futur, peut-être très éloigné, peut-être proche…

— Pour essaimer la folie dévastatrice des humains!

— N'êtes-vous plus humains? Quel monde préparez-vous sur Hôdo?

— C'est bien ce qui me fait peur. Nous sommes humains et pourtant nous espérons créer notre civilisation, faisant table rase des traumatismes de l'Histoire terrienne. C'est pourquoi nous ne voulons pas que d'autres humains viennent perturber cette fragile tentative.

— Vous pouvez douter de ma bonne foi, mais c'est justement ce pourquoi, nous aussi, voulons préserver votre indépendance. Votre expérience est unique et peut nous être très utile. Si vous acceptez une alliance avec nous, nous essayerons de vous aider à vous installer sur ce monde. Je me doute que vous deviez avoir besoin de matériel de maintenance, de pièces de rechanges et je ne sais quelles autres nécessités…

La proposition était alléchante et terrifiante pour Nic. Les hôdons pouvaient obtenir de l'aide médicale, ce qui était à leurs yeux le plus important dans cet univers aux germes inconnus dont plus d'un s'étaient révélés nocifs. Mais ils perdaient leur incognito risquant ainsi d'éveiller bien des convoitises. On leur offrait une indépendance qui pouvait les rendre encore plus dépendants. Il essaya de résumer ses craintes :

— mais nous n'avons pas de quoi vous payer en échange. Nous ne pouvons monnayer cette indépendance. Je suis sûr qu'aucun hôdon ne souhaite devenir esclave. De plus, nous ne voulons pas détruire l'harmonie de la planète même si notre présence est déjà en soi une perturbation écologique.

— Je sais, Moka m'a déjà mis au courant. Mais vous pourrez toujours nous rendre des services. En premier, vous pourriez servir d'avant poste d'exploration spatiale. Ensuite, je ne connais pas votre monde et je ne sais sur quelles bases négocier. Il faudrait pour cela que vous acceptiez ma requête : avoir l'autorisation d'établir une ambassade ici.

— Selon notre tradition, je ne peux prendre seul une telle décision, toute la communauté doit donner son avis. Je vous donne quinze jours pour convaincre la population, vous serez libre de vous déplacer où vous voudrez mais toujours accompagné d'un androïde et de Katsutoshi ou l'un des membres de sa garde. En attendant, je vous offre l'hospitalité sous mon toit. Après, lorsque vous aurez un aperçu de notre civilisation, vous pourrez déjà estimer quel genre de traité nous pourrons établir entre nos deux peuples. Et parlant de peuples, j'aimerais savoir quel genre d'ambassadeur vous êtes.

— C'est-à-dire?

— Qui représenterez-vous? La Terre, la Communauté du Pacifique, les îles nippones, le yakusa.

Le Japonais sourit :

— En tant que yakusa, dirigeant du Japon, membre important et écouté de la Communauté du Pacifique et propriétaire de la CIES et de l'unique vaisseau capable de se rendre ici, je dirais que je suis tous ces représentants à la fois.

Nic fit une moue indiquant qu'il n'avait rien à rajouter. Il se leva prêt à inviter son hôte à le suivre vers Jérusalem. Avant de sortir du tycho-drôme, Nic s'arrêta, pensif, comme s'il se rappelait qu'il avait omis une formalité avant qu'un nouveau citoyen foule le sol de Hôdo.

— Tanaka-san, sur cette planète, nous n'avons ni privilège, ni régime de faveur. Nous travaillons tous à l'amélioration de notre civilisation, c'est notre unique objectif. Votre statut d'ambassadeur ne vous autorise pas à déroger à cet usage. Respectez nos coutumes et vous serez l'un des nôtres. Il va de soi que vos hommes, restés à bord du milanaute, peuvent descendre à condition de se conformer à ces règles.

La délégation terrienne ne voyait pas le temps passer, elle avait l'impression de se trouver sur une de ces îles terriennes paradisiaques.

L'ambassadeur qui suivait Nic dans presque tous ses déplacements lui confia qu'il n'abandonnerait pas facilement son poste sur Hôdo pour un autre. Lui aussi, se plaisait sur ce monde pourtant peu confortable.

— En fait, avait-il dit, lors d'un déjeuner pris en commun dans le clan des Porte, vous n'avez que trois axes moraux sur votre monde : respecter l'intelligence, honorer les normes de communications et assumer ses responsabilités. Vous vous contentez d'une dizaine de préceptes, ce qui fait que réellement nul n'est sensé ignorer la Loi, et en guise de gouvernement vous n'avez que des chefs d'entreprises élus à mains levées ou au hasard. Je suis curieux de comprendre votre secret et, hélas, je ne vivrai pas assez longtemps pour voir ce que cela donnera avec une population de million de gens, pour peu, évidemment, que système perdure.

Le secret résidait dans la communication comme l'expliquait Cheng. L'expression est la porte de notre petite boîte crânienne qui s'ouvre sur l'univers, affirmait-elle. Comme la lumière vient se perdre dans la chambre noire de l'œil pour nous informer de l'extérieur, le comportement et le langage éclairent notre intérieur aux autres. L'information est liberté, car elle montre à travers les dédales de l'existence des voies que l'on n'aurait pu choisir dans l'ignorance.

Evidemment, la communication, au sens large, impose un émetteur-récepteur en bon état de marche, un média porteur et fiable et enfin un protocole compréhensible. C'était pour ces raisons que la communauté de Hôdo était riche en spécialistes de la psyché, car il fallait tout d'abord s'assurer que la pensée n'était pas polluée par des névroses déformant les images des mondes intérieurs et extérieurs. La CIES, qui voulait s'assurer le minimum de conflits entre les diverses cultures du Livingstone, avait aussi prévu de nombreux "entremetteurs" qui faisaient office d'interprètes lors des conflits.

— Enfin, nous nous efforçons à acquérir un langage franc, avait commenté Jeanne. Par exemple, nous essayons les hôdons vous dirons rarement "sur Hôdo, on ne fait jamais çà!" mais plutôt : "moi, je n'aime pas que vous fassiez cela"

— Et çà marche? s'était étonné l'ambassadeur. Et si l'autre pense le contraire? Ou si le premier est le perpétuel mécontent qui reproche toujours aux autres d'exister?

— C'est autre problème! avait repris Nic. Tout d'abord, il faut que le dialogue soit clair. Après, les désaccords sont analysés, chaque argument est pesé…

— Vous êtes tous des diplomates, s'exclama l'ambassadeur amusé et médusé.

— Avec une grosse différence par rapport à vous! On n'attaque que des petits problèmes. Mais ne sont-ce pas les ruisseaux qui forment les fleuves?

Et des petits problèmes, il y en avait tant! des ronflements à l'odeur qui incommodaient et toutes les traditions qui s'entrechoquaient.

La tâche de Jeanne était énorme. Patiemment, elle recensait tous les conflits, puis les solutions apportées ainsi que leurs motifs, et, si le choix final était un accord unanime ou une décision aléatoire, s'appliquant entre personnes, groupes ou toute la communauté. Ainsi, tous les hôdons pouvaient consulter dans la base que Ytzhak avait élaborée en dehors de son travail de jardinier, quelles étaient les coutumes des clans, éviter des impairs et s'inspirer des choix des autres. C'était comme un grand livre d'histoire, mais où les guerres et les pactes n'étaient pas décidés par des chefs d'états omnipotents mais des hommes décidant en personne de leur destinée et de leur territoire. C'était comme disait Mikhaïl, la même différence qu'entre la thermodynamique classique et la mécanique statistique. Cette dernière permettait de mieux appréhender les phénomènes décrits par la première.

L'histoire de Hôdo se résumait à une cohabitation de tous les jours : les rots en fin de repas furent considérés ni gênants ni obligatoires, aspirer son thé était plutôt pratique et les crachats un manque d'hygiène et donc un manque de respect. Celui qui contrevenait aux accords se voyait boycotté des services de la communauté mais en même temps, les médecins se penchaient sur le cas. Les accords n'avaient pas de caractères définitifs et absolus, chacun pouvait contester les choix, mais tant qu'ils n'étaient pas modifiés, il fallait s'y conformer. Il était aussi considéré malhonnête de changer un verdict aléatoire par un autre jeu de hasard.

En fait, une culture naissait dans cette fusion qui amalgamait plus qu'elle ne dissolvait. Il en était pareil pour la langue des hôdons, mélange d'anglais et d'espagnol. Si la simplification prenait le dessus, élisant la plus commode de chaque idiome, le vocabulaire, lui, n'en était que plus riche, car, au lieu de se limiter à choisir entre plusieurs traductions, les synonymes foisonnaient teintés de nuances subtiles : "food" signifiait aliment et "comida", mets cuisinés, sans compter les spécialités ryori, nahrung et autre pichtcha.

Mais incontestablement, le plus curieux et symbolique de cette civilisation était la chorale polyphonique où chacun chantait dans sa langue maternelle, les mots, les intonations et les accents s'harmonisant entre eux comme autant d'instruments d'un orchestre symphonique.

Tanaka n'espérait vraiment qu'une chose : être accepté par les hôdons.