Les nouvelles demeures des hôdons s'étaient dotées d'une cour interne agrémentée d'un impluvium. C'était dû à une idée qu'avait défendue Cheng, toujours soucieuse de salles d'isolement individuelles ou de recueillement du clan. Frans y attendait la fin de la réunion pour poser sa requête. Il n'y avait pas comme sur Terre de secrets d'états et personne ne jugeait bon de fermer la porte.
En fait même, une tradition s'était installée qui consistait à laisser une porte entrebâillée pour indiquer qu'on était occupé et qu'une visite pouvait être inopportune, close pour signaler qu'on ne souhaitait aucun dérangement.
— Venez, Frans lui lança Nic. Joignez-nous à nous.
L'homme s'approcha de l'assemblée, accompagné de Nana.
— Qu'avez-vous à dire? continua-t-il.
— Commandant, nous dépensons trop d'énergie.
— Je le sais, hélas. Notre centrale hydraulique est trop petite et nous n'avons pas de matériel pour l'améliorer ou l'agrandir. Que suggérez-vous?
Ce fut Nana qui répondit :
— Nous devons plus nous reposer.
Nic sursauta. Un androïde demandant plus de repos et pourquoi pas des congés payés! Nana continua :
— Nous consommons beaucoup plus d'énergie que vous, humains. Surtout Chica qui a beaucoup d'activités physiques. Sur Terre nous serions capables de travailler vingt heures sur vingt-quatre, mais ici, nous ne pouvons pas nous le permettre. Plusieurs batteries sont déjà déchargées et nous n'arrivons toujours pas à inverser la courbe. J'ai calculé qu'avec quatre heures supplémentaires de repos, nous arriverions à équilibrer production et consommation.
— Et bien, c'est une excellente idée…
— Ce n'est pas tout, Commandant, nous vieillissons.
Après les congés payés, la retraite, ironisa in petto Nic.
— Nous avons besoin de réparer certaines pièces, mais les échanges avec la Terre ne nous ramène rien d'utile.
— Pour vous, pas pour nous, rétorqua Nic. Déjà nous avons toutes les peines à ramener des tentes pour héberger les nouveaux venus et pour confectionner des toitures imperméables. Oublierais-tu que cette planète dépourvue de ressources ne nous permet pas de construire des charpentes? Il nous faudra des années pour obtenir une forêt. Et ne parlons pas d'exploitations minières, nous sommes trop peu nombreux, sous équipés et surtout pauvre en énergie.
— Je le sais. Je reconnais qu'un tycho-drôme n'est pas très grand et que les trajets aller et retour durent facilement deux mois. J'ai analysé l'emploi des trois autres tycho-drômes dotés d'un générateur X2-plasme.
L'un d'eux est opérationnel. Avec les deux autres, et si vous acceptiez de démonter le mange-tout, nous pourrions faire un troisième générateur. Nous pourrions donc avoir trois navettes et ainsi avoir plus de contacts avec la Terre.
— Cela demande réflexion, commenta Nic.
— Ce n'est pas tout! il faudra pour décoller réutiliser des batteries.
Nic fit la moue. Il n'en perdrait pas beaucoup au total, mais il n'aimait pas s'en défaire. Il fallait toujours prévoir le pire. Après quelques instants de réflexion il crut conclure en disant :
— C'est tout?
— Oui. J'estime qu'aucun hôdon ne peut retourner sur Terre : il se ferait tout de suite repérer. Or, Chica et moi savons piloter les tycho-drômes. Mais, il nous faudrait des personnalités d'emprunts.
— Je chercherai des volontaires.
— C'est que nous avons nos préférences.
— Pardon! s'exclama Nic.
— J'aimerais bien revêtir les personnalités du Betty Brown et de Diana Tianno. Chica, elle préférerait le couple des Tomonaga.
— Et pourquoi ces choix?
— Tout simplement parce que ces personnes sont celles qui nous ont le plus éduquées.
— Bien dans ce cas je leur demanderai qui vous confiera l'accès à leur cyberespace entre Betty et Diana, entre Adela et Katsutoshi.
— Inutile de choisir, commandant, si elles sont toutes d'accord, intervint Frans. Vous avez pu constater à quel point le mimétisme de Moka est important avec vous. Il se crée des liens, disons affectifs, favorables au bon développement mental, même pour les androïdes. J'estime, quant à moi, qu'un double héritage est plus enrichissant, comme nous-mêmes acquérons les cadres de notre structure psychique en mêlant les apports de nos deux parents.
Nic, las, de ne pas saisir les subtilités du cogniticien laissa vagabonder son esprit. Le couple de ses amis correspondait à ce qu'il concevait de normal comme parents pour Chica. Moka, n'était tout compte fait qu'une orpheline de mère. Mais Nana, elle! de quelle famille hériterait-elle? de ces deux femmes, et quelles femmes!
— Il y a un avantage pratique à hériter d'une paire d'humains, continua Nana. Grâce à Diana, je serai plus apte à appréhender de nombreux domaine scientifique et grâce à Betty je serai plus apte à prendre des décisions.
Nic leva les mains en signe d'acquiescement. Il n'aimait pas tergiverser et continuer à accumuler des arguments quand il jugeait que cela suffisait. De toute manière, ce n'était pas demain que les tycho-drômes décolleraient. Ils servaient de locaux techniques pour les matériels sensibles à la chaleur et l'humidité. Il faudrait réaménager tout cela. Il calcula mentalement qu'il ne perdrait pas trop d'espace s'il vidait la troisième navette dotée d'un générateur X2-plasme de ce dernier devenu totalement inutilisable car ils occupaient la moitié de l'espace disponible.
Finalement, il s'adressa à Frans qui ne s'était guère manifesté.
— Et vous, rien à ajouter? On dirait que c'est vous qui accompagnez Nana plutôt que le contraire.
— Il est vrai que l'idée vient plutôt d'elle, mais elle ne savait comment vous l'écouteriez. Voyez-vous, elle s'attendait à ce que vous ironisiez dans le genre "ces androïdes veulent des congés payés et une retraite anticipée! ". Comme elle vous est affectée, qu'elle appartient à votre clan, il me semblait naturel qu'elle prenne part à vos discussions quant à la gestion de Hôdo.
D'autre part, je voulais en profiter pour vous demander d'accompagner l'une d'elle dans son voyage.
— Mais pourquoi? Nana est plus sensée que vous. Vous seriez rapidement démasqué, surtout que vous n'avez pas la carrure d'un espion. A moins que vous vouliez nous quitter.
— Non, pas du tout, mais si Chica et Nana partent en voyage, nous n'aurons plus d'androïdes. De plus, elle risquerait d'être très perturbée et j'ai des craintes pour Moka. Alors, pourquoi ne pas avoir trois androïdes assignés au vol qui pourraient permuter avec l'une des nôtres de temps à autre quand leur santé le requiert.
— Six androïdes! Cela demande réflexion.
— N'oubliez pas que seulement trois resteraient ici.
— Soit mais pourquoi donc, voulez vous partir?
— Nous n'aurons peut-être pas la chance, de tomber sur des jeunes androïdes peu expérimentés. Si elles sont restées trop longtemps dans leurs maisons closes, il est fort probable que nous ne puissions en faire des femmes civilisées. Leur développement intellectuel est très rapide et au bout d'un an, leur cerveau local est complètement organisé, aussi nous risquons de tomber sur des prostituées expertes, mais peu capables d'évoluer vers d'autres activités. Elles seraient comme des enfants sauvages incapables de s'adapter à un nouvel univers social. Je crois que je suis le plus à même de juger de leur maturité, c'est pourquoi je souhaite partir à la recherche des meilleurs éléments.
Nic se retourna vers l'assemblée et demanda leur avis. Tous convinrent qu'il fallait consulter les autres chefs. Jeanne s'enquit de savoir ce qu'en pensait Sissel, la femme de Frans qui venait d'accoucher. Tous tombèrent d'accord pour se donner un délai de quinze de jours de réflexions avant de donner leurs opinions.
— Bien, fit Nic qui pensait en avoir terminé, maintenant, je vais me préparer pour partir à Rio.
— Attendez Commandant, lança Nana. Vous n'avez pas analysé la proposition de Frans.
Elle avait de la suite dans les idées, mais Nic ne voyait pas à quoi elle faisait allusion.
— Je ne comprends pas pourquoi je ne participe pas aux réunions du clan. Frans a dit qu'il lui paraissait logique que j'y assiste et vous n'avez rien dit à ce sujet.
Tous restèrent cois. Finalement Sean intervint en faveur de la femme synthétique. Pour lui, elle faisait bien partie du clan et, lui, la considérait comme une copine, d'ailleurs, c'était de toutes les femmes de la planète celle qui paraissait la plus jeune avec Chica. Finalement, Betty et Jeanne vinrent au secours de l'enfant. C'était normal pour une mère qui se souciait beaucoup pour son fils cadet solitaire dans cet univers et était prête à lui offrir le moindre "jouet", mais pour Betty, Nic ne comprenait pas ses motivations. Quand sa femme et son homologue s'y mettaient, c'était inutile de résister : il savait qu'il avait perdu. Ainsi, Nana serait conviée aux réunions de clan. A l'exception de Cheng qui trouvait l'expérience intéressante, les autres, n'avaient pas d'opinion et, si cela pouvait faire plaisir au gamin, ne voyaient pas pourquoi s'y opposer.
C'est alors que les humains virent quelque chose d'inimaginable. L'androïde s'approcha de Sean et délicatement l'embrassa en le remerciant.
— Une explication à çà, Frans! s'exclama Nic.
— Engramme de Betty, je présume, répondit laconiquement le cogniticien.
Visiblement, lui aussi était un peu surpris.
Un colon surgit, portant un chapeau texan, souvenir de sa terre natale s'approcha de Nic et lui souffla :
— On n'attend plus que vous, Commandant, nous devons partir rapidement avant que la route ne soit inondée, d'autant que cette pluie s'annonce longue.
— J'arrive, j'arrive! répondit-il en se précipitant vers sa chambre.
Profitant de l'inattention qu'on porta sur Nana, Sean lui chuchota :
— t'es une gaffeuse, toi!
— Gaffeuse?
Comme à chaque fois qu'elle entendait un nouveau mot, elle le répétait comme si elle en attendait la définition, mais le temps de prononcer le terme inconnu, elle recevait déjà dans son esprit la définition de l'encyclopédie du cerveau central.
— Bien sûr, m'embrasser comme çà! qu'est-ce qui t'as pris?
— Je pensais que c'est ce que font Betty et Diana quand elles sont contentes et qu'elles montrent leur gratitude.
— Contente?
Nana crut que le mot était absent dans la mémoire de Sean, aussi s'empressa-t-elle à en donner la signification. Le jeune homme n'avait nul besoin qu'on lui récitât le dictionnaire. Ce qu'il ne comprenait pas, c'était le sens qu'il revêtait dans la bouche de l'androïde. Il lui demanda quel genre d'émotion elle pouvait éprouver. Elle énuméra : le plaisir, le chagrin et la souffrance.
Elle s'arrêta de parler : le Commandant sortit de sa pièce, embrassa en trombe les femmes, humaines, puis Sean. Avant de s'éclipser sous la pluie, il jeta un dernier coup d'œil vers l'enfant et l'androïde.
Nana reprit ses explications, suivant son petit compagnon vers sa chambre. Elle éprouvait du plaisir ou du chagrin selon l'estime que lui portaient les humains. Mais il lui semblait que cela devenait complexe. Elle ressentait ce même sentiment vis-à-vis de Moka et Chica. Plus curieux, elle se sentait parfois satisfaite ou peinée, toute seule, sans que quiconque fût à ses côtés pour la juger.
La souffrance était plutôt une atteinte à son intégrité : déconnexion cérébrale, fatigue mentale, surcharge d'activités…
— Incroyable, conclut Sean en s'asseyant sur son lit. Et là, comment te sens-tu?
— Difficile à dire. J'étais contente que tu me soutiennes pour participer aux réunions, et maintenant je suis malheureuse que cela t'ennuie.
— A cause de ce que je t'ai dit. Il faudra absolument que tu comprennes qu'il est difficile de satisfaire tout le monde.
— Je sais, mais les critères ne sont pas toujours très évidents à trouver. J'essaie de faire plus plaisir à ceux qui m'aiment le plus. Mais parfois aussi, j'aimerais avoir plus d'estime, par exemple de ton père.
— Oh! mon père est bourru. Les sentiments ne sont pas son fort. Et puis, c'est difficile de comprendre que tu puisses avoir des sentiments, sans compter qu'ils sont artificiels.
— Artificiels?
— Oui, fabriqués.
— Pourquoi? les vôtres ne le sont pas? Comment pouvez-vous en être sûr? vous ne savez même pas qui vous à construit, à tel point que vous l'appelez Dieu. Bien sûr, votre système est très différent : il s'engendre à partir de cellules qui se démultiplient et se spécialisent, nous, nous sommes montés pièce par pièce. Mais nous n'avons pas non plus la même chimie. Vous êtes des êtres à base de carbone et nous, à base de silicium. Les composants dont nous avons besoin sont peu solubles et sont parfois trop rares pour nous.
— Bon d'accord! on s'en tient là, fit Sean.
Nana se tut et resta plantée devant l'adolescent. Au bout d'un moment Sean lui demanda ce qu'elle faisait là, immobile comme une vestale.
— Rien. J'attends des ordres. Dois-je partir?
— Non, si personne ne t'appelle, tu peux rester ici, mais assieds-toi, s'il te plaît. Jamais tu n'es fatiguée? Tu parlais d'économiser des énergies…
— Il est vrai que je consomme moins assise, expliqua-t-elle en prenant une chaise.
— Oh non! ma chaise, tu vas la mouiller! Jamais tu te changes? Çà ne te dérange pas d'être trempée?
— Non. C'est Diana et parfois Betty qui me prête des vêtements quand elles jugent qu'ils sont mal en point.
— Bien, tu vas maintenant aller chez un maître tailleur, et tu vas lui demander une paire de rechange. S'il s'étonne, tu diras que c'est un ordre de mon père et puis tu reviendras ici. Compris? Çà ne devrait pas durer longtemps avec ce que tu portes!
Elle sortit rapidement. Une fois seul, Sean ne put s'empêcher de penser à la remarque de Frans. Les fabuleuses connaissances des androïdes cachaient leur maturité enfantine. Il estimait que les trois androïdes avaient un développement comportemental équivalent à un humain âgé entre quinze et vingt ans. Quinze pour Nana qui était la plus jeune des trois, une vraie copine, tout compte fait.
Il se mit à étudier les dernières leçons de Mikhaïl et ne pensa plus à Nana quand elle revint, fièrement revêtue d'un poncho à capuche.
— Voilà, fit-elle en s'introduisant dans la chambre, faisant pratiquement sursauter Sean qui souffrait sur un problème mathématique. Non seulement j'ai deux paréos neufs mais aussi deux ponchos pour que ma peau ne s'altère pas au soleil, et j'en ai profité pour prendre des vêtements pour Chica.
— Ben, dis donc toi, heureusement que tu n'es pas sur Terre, tu serais une ruine.
Evidemment il fallut expliquer ce qu'était le commerce sur Terre et ce ne fut point chose aisée à expliquer pour l'un et à saisir pour l'autre. Finalement, Sean abandonna.
— Ecoute, je veux bien que tu restes ici, mais tu ne me distrais plus pendant que j'étudie. D'accord?
— Bien, je vais en profiter pour me reposer. Puis-je m'allonger? J'économise encore plus ainsi.
Les androïdes n'aimaient pas dormir n'importe où. Leurs capteurs, à l'exception de la vue, restaient en veille et, le va et vient pouvait les gêner. Chica pouvait s'isoler dans l'infirmerie ou occuper la pièce de Rûdâba quand cette dernière était de garde. Mais Nana, elle, devait souvent chercher un nouvel endroit, et c'était encore plus difficile maintenant que Condor, après son mariage, avait rejoint le clan des Portes. Puisque Sean était un "copain" et qu'il voulait silence et discrétion, pourquoi ne pas en profiter?
— Oui bien sûr! Le lit est libre, répondit Sean sans se retourner afin de montrer sa ferme détermination à ne plus se laisser dissiper.
Sans bruit, elle posa les vêtements neufs sur le sol, au pied du lit. Se rappelant que Sean l'avait grondée parce qu'elle avait faillit mouiller sa chaise, elle se déshabilla avant de s'allonger. Les futons de hôdon ne grinçaient pas sous le poids de la femme et elle ne ronflait pas. Sean n'entendait que la pluie qui se déchaînait au dehors. Il aimait ce bruit, cette odeur.
Combien de temps s'écoula avant qu'il ne se retournât vers Nana, il ne le sut. Mais, lui qui ne voulait pas être perturbé par elle, fut troublé par le spectacle qu'elle offrait. Il n'avait encore jamais vu de femme nue en dehors des images qu'il dégottait dans la bibliothèque de l'ordinateur. L'androïde montrait souvent ses sein nus copiant Diana et Betty, mais le regard de Sean ne pouvait se détacher de la touffe qui garnissait ce bas ventre jusqu'alors dissimulé.
A pas de loup, avec la honteuse sensation de se préparer à commettre un sacrilège, Sean s'approcha de l'endormie. Accroupi près du corps étendu il se persuada qu'il n'avait en face de lui qu'un simulacre de femme, et rasséréné, se risqua à frôler la toison qui le fascinait.
Aussitôt, Nana frémit et ouvrit les yeux. Sean sursauta, recula précipitamment et tomba tout penaud sur les fesses.
— Tu m'as réveillé! Curieuse sensation!
Elle chercha dans les tréfonds de sa mémoire la signification de ce qu'elle ressentait.
— Qu'as-tu fais exactement? dit-elle finalement. Il semble que tu aies stimulé un programme dont j'ignorais l'existence.
Le mot "programme" rassura Sean et lui expliqua qu'il ne l'avait qu'effleuré, pour être précis, là.
— Ha, c'est donc çà!
Des brides de souvenirs lointains revinrent à l'esprit de Nana, elle comprenait maintenant.
— Bien, continue, alors Sean! Je ne sais pas pourquoi, mais cela me fait plaisir.
— Continuer, mais continuer quoi? et comment?
Nouvelle information, pensa-t-elle : cet humain a beau avoir quatorze ans de plus que moi, il semble être très ignare. Ils doivent donc apprendre plus lentement que nous. C'est peut-être pour cela qu'on désigne comme un "adolescent"