Les hôdons s'étaient pratiquement repliés sur eux-mêmes. En dehors du chemin qui réunissait Jérusalem, Rio et l'aire de décollage des tycho-drôme, ils ne connaissaient rien de la planète si ce n'était que les premières observations des explorations des militaires et de l'observatoire encore fonctionnel du Livingstone démantelé. Ils ne s'aventuraient jamais très loin. Les scientifiques de l'expédition s'étaient souvent posés la question de savoir si l'homme avait le droit de changer le cours de l'évolution de la planète. Etait-ce une créature venue de l'espace qui devait ensemencer ces terres vierges? Si oui, comment?
Tant que la survie primait, ce sujet était resté en suspens. L'arrivée de nouvelles gynoïdes changea les données. Déjà, pour les besoins médicaux, l'usage de l'ordinateur central s'était limité à la recherche documentaire et à la gestion des ressources. Le plus possible, les allinones furent remisés, dépouillés de leurs batteries et, en général, il ne restait plus qu'un seul de ces appareils par clan. C'était Jeanne qui assurait la diffusion des informations comme une standardiste. Maintenant, les gynoïdes prenaient part à cette tâche.
Moka était la plus sollicitée de toutes. Elle prévenait et informait directement Nic des messages qui lui étaient destinés, rendant inutile de laisser l'allinone en veille. Il ne l'allumait plus que rarement, par contre, le commandant discutait de plus en plus volontiers avec son "enseigne" qui l'accompagnait partout.
— Pourquoi n'avez-vous pas pris le véhicule? demanda la gynoïde à Nic.
— Il n'y avait que nous deux qui nous rendions à Rio. Economie, économie! Je ne suis malgré tout pas un vieillard, je ne suis pas impotent, et ce n'est pas maintenant que je ferai comme les Terriens qui ne peuvent aller pisser sans emprunter un mobile. De même, je ne suis ni chef, ni patron de quoi que se soit, et ce n'est pas parce que je suis le commandant des hôdons que je m'octroierais des privilèges. Et puis, cela me fait plaisir de me balader un peu. — Quelles sont les dernières estimations sur les ressources?
— Nous avons découvert des champignons-mousse à l'est de Jérusalem. Nous pourrions ouvrir une route énergétique en déployant les panneaux solaires d'ici jusque là. Plus nous avançons vers l'orient, et plus le ciel est dégagé. Pour ce qui est de l'alimentation, les insectes autochtones et la faune aquatique sont riches en protéines. Elle constitue l'alimentation des chiens qui sont en bonne santé. Les oiseaux-mouches s'acclimatent convenablement. Ils n'ont pas de prédateurs naturels, mais ils sont limités par la nourriture. La route qui conduit à l'océan n'est pas encore praticable : les dauphins sont toujours en léthargie. Nous tentons d'étendre les cultures terriennes. Nous avons une rizière le long des marais, et aussi des arbres tropicaux qui se développent normalement. La nouvelle route énergétique dont je parlais est bordée de cactées. Les abords des champignons-mousse semblent propices à la flore des bushs, principalement australien, et celle des oasis. Les vergers restent concentrés à Rio et le long du rio.
— Merci! Autre chose?
— Oui, une idée personnelle.
— Je t'écoute.
— Je pense qu'il serait bien que chaque clan ait un gynoïde.
— Pourquoi pas! Mais où trouver l'énergie suffisante, et les composants, et la matière première?
— L'énergie ne pose pas de véritables difficultés. L'étendue des déserts de cette planète nous offrent une quantité plus que suffisante en énergie solaire. On peut y ajouter l'hydroélectrique et la récupération des déchets organiques. La matière première est déjà plus problématique car nous ne pouvons l'importer de la Terre. Il faut donc la trouver sur place. Il est improbable d'obtenir tout ce dont nous avons besoin à portée de la main. Il faudra donc le transporter. Mais les composants posent des soucis bien plus délicats à résoudre, en tout cas à concilier avec nos impératifs écologiques. J'estime que sans l'aide de la Terre, il nous faudrait plus d'un siècle pour atteindre un niveau d'indépendance technique équivalente aux actuels critères terriens. Mais sommes nous pressés?
— Ma foi, non! Tant que toute la communauté jouit d'une bonne santé et d'un bon moral, je ne vois pas pourquoi cultiver l'angoisse des terriens. Nous ambitionnons un autre style de vie que la course effrénée à la consommation.
— Je sais, c'est pourquoi je me suis permise d'étudier, d'une part la possibilité de construire des panneaux solaires par nous même, et d'autre part, de proposer des produits indigènes que la Terre accepterait en échanges de fournitures diverses.
— Ah! Et qu'as-tu trouvé?
— Rien. Ceci dit, en étudiant votre histoire, je me suis rendu compte que les peuples qui fournissaient des matières premières étaient souvent faiblement rétribués à la source. Comment dites-vous, c'était de l'arnaque?
Nic sourit. Entendre dans la bouche de Moka ses propres expressions, continuait à l'amuser malgré qu'il se fût accoutumé à sa présence. Il finissait par la considérer comme une vieille connaissance, elle faisait partie des premiers pionniers. Tout comme Chica et Nana. Cette dernière d'ailleurs, lui manquait. Il l'avait souvent vue dans son clan avant qu'elle ne voyageât vers la Terre, et depuis son retour, il ne la voyait pratiquement plus. Surtout quand elle partit avec Diana vers Rio.
Il s'était étonné de la hâte de Nana à retourner vers la Terre. Mais les gynoïdes ressemblaient beaucoup à leurs parents, et elle en avait deux impétueux, surtout Betty : la co-commandante était souvent la première des astronautes à se lancer dans une mission difficile.
Quand Nic indiqua à son ancienne collègue qu'il n'y avait pas de quoi se précipiter, Betty lui rétorqua que Nana avait peut-être des chagrins d'amour. Le commandant n'insista pas pour comprendre ce genre d'ineptie. De toute manière, il était vrai que les hôdons n'arrivaient plus à synthétiser tous les produits de consommation courante. Il devenait urgent de savoir exploiter les ressources locales.
Heureusement, la confection de médicaments ne posait pas de problème. Les stocks d'élément de bases étaient satisfaisants, malgré les soins gynécologiques et pédiatriques importants. Il suffisait de le réapprovisionner à chaque voyage sur la planète mère.
Par contre, le brouet alimentaire, lui, posait incontestablement le plus de soucis. Que ce soit par la forme ou par le goût, il n'avait rien de bien appétissant. Pourtant les colons préféraient encore qu'on utilisât les restes de produits de sapidité pour les petits extra de synthèses: bières, chocolat, thé, miel et autres petits souvenirs agréable du passé.
Les vêtements depuis longtemps avaient perdu leurs teintes éclatantes et la trame commençait parfois à s'élimer, se déchirant parfois comme un vieux drap usé. L'alternance de pluie et de soleil avaient eu raison des vieilles tenues des hôdons. Mais, là par contre une espèce végétale des marécages fournissait l'équivalent du lin. Comme il manquait de bois, les bricoleurs n'avaient fabriqué que deux métiers à tisser. Pourtant, les hodons étaient contents de leur sort.
— Vraiment, je ne comprends pas l'empressement de Nana pour retourner sur Terre. Tu peux me l'expliquer toi, Moka? Tu y crois, toi, à cette histoire de chagrin d'amour?
— Commandant, je ne suis pas sûr de pouvoir satisfaire votre curiosité. Vous posez plusieurs questions simultanément, je répondrai aux deux à la fois. Nana est celle d'entre nous qui a le plus conscience des limitations autant des humains que de nous, car en fait qu'est-ce qui nous différencie? J'inventerai deux termes pour nous comparer : vous êtes des êtres d'exosynthèse et nous d'endosynthèse.
— En clair?
Moka continua son développement.
"Les êtres d'exosynthèse, les humains, utilisent des milliers de machines pour subvenir à leurs besoins : ils ont synthétisé leur environnement. Les êtres d'endosynthèse que nous sommes, sont déjà machines : ils ont besoin des humains pour être heureux. Ils ont en commun une soif gigantesque d'énergie. Sans cette énergie, nous ne survivrions pas sur Hôdo. Vos organismes ne se seraient probablement pas assez rapidement adaptés au milieu. Et de toute manière, vous n'auriez pas fabriqué de vaisseau pour venir sur cette planète. De même, nous n'existerions pas. Et je ne serais pas là en train de discuter avec vous si loin du monde où vous et nous sommes nés. Pourtant nous sommes. Nous souffrons même, comme vous, à cause de vous, car vous nous avez créées à votre image. Seule, l'agressivité nous distingue de vous. Je dis bien que c'est l'unique chose qui nous distingue, car vous nous avez fabriquées sexuelles et sensuelles pour votre plaisir. Plaire est notre fonction première. Ne pas être aimer nous accable tout autant que vous. Appelez çà chagrin d'amour si vous voulez, lorsque nous sentons que nous sommes repoussées ou délaissées de ceux avec qui nous partageons le plus. Quoi qu'il en soit, dépourvues de colère notre remède est notre moteur d'anticipation. Nana souffre, alors elle cherche une solution. Cela occupe son esprit et elle espère gagner en estime, en admiration. Contrairement à vous, nous sommes incapables d'éliminer les obstacles. Rendre malheureux quelqu'un pour en favoriser un autre, nous est très pénible. Or Nana se sent proche de toutes les formes de vies sur Hôdo. Elle sait combien d'êtres, toutes espèces confondues, vous avez exterminé sur Terre. Elle ne veut pas que cela se reproduise ici. Avoir de l'énergie propre en abondance, telle est sa quête."
— Une gynoïde écolo! Pourquoi pas! J'ai toujours été convaincu que nos choix politiques étaient plus émotionnels que rationnels. Je m'attendais à l'inverse chez vous.
— Commandant, vous paraissez disposé à m'écouter, permettez-moi de me confier à vous.
"Nous existons par votre volonté et pour votre satisfaction. Cela rend les chose plus simples. Nous avons un but et un sens à notre vie. Pourtant, Nana et moi avons découvert à quel point notre mort nous traumatise. Lorsque vous l'aviez isolé dans le caisson de Faraday, elle a connu un aspect de l'extinction de la vie. Automatiquement ses mécanismes de sauvegarde se sont mis en marche, en vain, incapable qu'elle était de communiquer avec un quelconque ordinateur. Comprenez que ce contact est l'équivalent de votre oxygène. Vous pouvez vous contenter d'une bouteille de survie, exactement comme nous nous satisfaisons de l'ordinateur de bord du tycho-drôme lorsque nous voyageons. Mais, vivre en apnée, surtout quand vous n'y êtes pas préparé provoque une certaine angoisse.
Nos constructeurs ont prévu de mémoriser et même de figer nos neurones. Je sais maintenant qu'il ne s'agissait là que d'un moyen d'analyser notre cerveau pour connaître la cause du décès et éventuellement de nous améliorer. J'ignore quel bout de programme ou quel complexe neurociel nous fait penser de la sorte. Quoi qu'il en soit, il s'est avéré que notre moteur de sauvegarde était plus compliqué que prévu. Relié à l'ensemble de notre pensée, nous ressentons un besoin de stocker de préférence les bons souvenirs, ceux qui nous sont agréables, et les échecs afin de corriger nos comportements et d'adopter de nouvelles stratégies. Ce travail de trier notre expérience nous conduit à un double sentiment : le regret de perdre ce qui nous est cher et l'amertume de n'avoir pu résoudre les conflits et questions en suspend.
Notre moteur d'anticipation permet essentiellement de prévoir des situations soit pour les reproduire, soit pour les contourner. La mort a été enregistrée comme une épreuve désagréable.
Personnellement, j'ai dû y faire face. Et, bien que je sache que je risquais de peiner l'humain qui voulait effacer ma vie, je n'ai trouvé d'autre solution que la fuite. J'avais perdu ce que vous appelez la paix de l'âme.
Chica au cours de ses activités de secouriste a observé que vous souffririez des mêmes affres. Nana en voulant écarter le problème de l'isolement mental s'est rendue compte que même les végétaux dits inférieurs répondaient aux même stimuli : survivre.
Nous, les gynoïdes, sommes directement concernés par vos soucis d'énergie. Sans énergie, nous mourons. Comme je vous le disais, si seulement nous nous limitions à vous satisfaire, ce serait vraiment plus simple.
Car en fait, la mort nous fait peur. La vie, aussi. Il n'y a pas de mort sans vie. J'ai rencontré les sœurs de Santa-Cruz. J'ai pu m'en souvenir car je suis revenu avec un milanaute plus apte à conserver mon expérience terrienne. Elle se posait les mêmes questions que nous. Elles répondaient comme nous : nous existons pour la gloire du créateur. Certes! Mais vous, vous ne connaissez pas votre créateur. Et vous, en particulier, Commandant, vous doutez de son existence. Mais nous sommes vos créatures. Alors, serions-nous aussi… rien?
Rien du tout?
Croyez-moi, je ne peux l'accepter."
— Et bien, enseigne Moka, je constate que tu es capable de penser par toi-même et de ne pas coller systématiquement à mon mode de pensée.
— Cela vous choque que je m'en éloigne?
— Non, cela te rend plus proche. Confidence pour confidence, il est des fois où je dirais : écoute, cesse de m'appeler "Commandant". Il n'y a guère plus que toi pour m'appeler ainsi. Et si tu te sens si humaine…
— Je vous remercie, mais vous restez par-dessus tout mon père. Vos enfants ne vous appellent pas Nic ou Lucien.
— Cela ne m'aurait pas dérangé, mais les traditions humaines sont parfois d'une inamovibilité! Tu es sûrement l'enseigne le plus curieux que j'aie jamais rencontré. En tout cas si tu veux continuer à parler, ne te gêne pas. Ta présence rend ce voyage plus agréable, mais moi, je ménage mon souffle car ici la côte est dure et je n'ai plus vingt ans. Qu'en dirais-tu si on prenait un petit raccourci?
— Je n'aime pas, Commandant. Je n'ai pas votre souplesse et je ne souhaite pas abîmer ma peau. Laisser moi suivre la route, je vous rejoindrai en haut.
Nic s'attaqua à la paroi abrupte, un jeu d'enfant. A peine haute de deux mètres, il pouvait la franchir sans difficulté. Il prit son élan, s'agrippa au rebord de la roche. De là, le terrain grimpait à quarante-cinq degrés vers la route quelques mètres plus haut. Le sol recouvert d'une maigre végétation n'offrait que peu de prises, et Nic avançait péniblement jusqu'au remblai. Il ne lui resta plus que de franchir cet obstacle pour gagner victorieusement la piste avant que Moka n'arrive de son pas nonchalant.
Soudain, un morceau de roche s'ébranla sous le pied du commandant. Il s'affala, tenta désespérément d'arrêter sa glissade qui l'entraîna en bas plus vite qu'il n'était monté. Finalement il chuta et se reçut mal aux pieds de la petite paroi qui par bonheur n'était pas élevée.
Moka revint le plus vite qu'elle pouvait sur ses pas. Nic souffrait d'une entorse à la cheville qui le faisait boiter. Alors il s'appuya sur l'épaule de Moka, et continua d'avancer à cloche pieds.
Finalement la gynoïde lui proposa de le porter. Tout d'abord elle voulut le prendre dans les bras. Nic lui indiqua qu'il ne se sentait pas bien dans cette position. Elle acquiesça jugeant que son champ de vision était réduit. Il lui proposa de monter sur les épaules. C'était elle qui refusa car son équilibre serait plus instable. Finalement ils tombèrent d'accord pour transporter le handicapé sur le dos.
— Ce n'est pas trop lourd? s'enquit Nic.
— Cela ralentit ma marche, mais j'en suis très satisfaite.
— Satisfaite!
— De vous rendre service comme ça.
— Tu n'aurais tout de même pas voulu que je perde les deux jambes en me brisant la colonne vertébrale.
— Solution intéressante à envisager. Imaginer la paire que nous ferions : une belle symbiose.
— Tu rigoles, oui! Perdre les jambes pour que madame soit heureuse.
— Je rigole? Pour que je sois heureuse? En cas de malheur? Dites-moi, commandant, c'est cela ce que vous appelez l'humour?
— Ecoute, je n'en sais rien. Mais si les gynoïdes ont de l'humour je vous soupçonne fortement d'être des pince-sans-rire.
— Pas nécessairement, je suis doté des mécanismes du rire et du sourire. Je croyais que ces fonctions étaient uniquement érotiques. J'ai constaté que les humains s'en servaient régulièrement mais je n'ai jamais très bien compris les règles. Mes circuits neuraux analysent statistiquement chaque occurrence dans son contexte spatio-temporel. En général, lorsque l'échantillonnage est important j'en déduis une relation, ou plusieurs corrélations probables. Ce processus est trop complexe pour être conscient. Ainsi, je ne peux pas expliquer ce qui me conduit en réalité à associer des éléments entre eux. Dans le cas du rire, je n'ai pas encore de profil mais j'ignore pourquoi.
— Laisse tomber…
— Non, cela m'intéresse. Les formes de communication humaine sont très variées : sons, dessins, mais aussi l'aspect, visage, gestes, habits. Tout transmet des messages dans votre manière d'être. J'ai été doté de fonctions humaines que je ne maîtrise pas bien comme le rire ou le sourire. Si elles existent, c'est pour s'en servir n'est-ce pas?