Nic regarda au loin, à cause du vacarme, le décollage du tycho-drôme. La queue de feu avait longuement brûlé le sol désertique, soulevant un panache de poussière rougeâtre. Puis, l'engin se cabra et piqua vers les lourds nuages aux mamelons étincelants de blancheur dont la base sombre s'étalait sur un plan invisible. Çà et là, des éclairs bleutés crépitaient le long de la trajectoire ionisée. Puis le silence de Hôdo retomba. La navette disparut rapidement, emportant Moka, investie d'une mission particulière.
— Elle reviendra quand? interrogea Sean, plus pour rompre le silence revenu sur la plaine que pour avoir une réponse qu'il n'attendait d'ailleurs pas.
Nic haussa les épaules indiquant qu'il n'en savait rien et se tourna vers son fils cadet. L'ancien commandant de vaisseau était content de la présence de Sean à ses côtés. C'était en quelque sorte partager un peu de ce que fut sa vie, celle d'un astronaute. C'était aussi justifier le fait qu'il ait suivi Moka jusqu'à l'aire d'embarquement. Il se sentait ridicule, car il avait beau avoir confié une mission particulière à la femme synthétique, il ne comprenait pas ce qui le poussait à l'accompagner comme il l'eût fait pour un collègue affrontant un grave danger.
Il jeta un coup d'œil vers l'enfant, voulant lui signaler : "c'est fini! rentrons! " L'enfant? à seize ans! c'était déjà un adolescent, grave, qui fixait intensément les cieux. A la recherche de souvenirs?
— Pas trop de nostalgie? s'enquit le père.
— Bien sûr, un peu…
— Je regrette sincèrement de t'avoir emmené dans cette aventure. Il manque de copain de ton âge.
— C'est vrai, mais les adultes sont si gentils avec moi. J'ai l'impression qu'ici, ils sont plus heureux, ils me comprennent en tout cas mieux que sur Terre. En réalité, j'ai même beaucoup plus de copains ici. Ils m'apprennent beaucoup de choses intéressantes et ils ont le temps de jouer avec moi. Et puis, tu m'aurais laissé orphelin sur Terre?
— J'aurais pu refuser la mission.
— Mais je la voulais, moi! Et je me doutais bien que je perdrais tout ce que je connaissais. C'est vrai, je n'ai pas de copains de mon âge mais ceux que j'ai ici sont bien mieux que ce que j'avais, tu sais. Je peux même jouer avec Nana et Chica : avoue que personne ne peut en faire autant avec une station de jeux!
— Elles jouent avec toi?
— Elles sont un peu pataudes. Elles sont habiles mais pas agiles! Tiens, regarde là-bas, je parie que c'est Diana.
Nic fixa son regard dans la direction que lui indiquait son fils, vers les champs de champignons aux longs et fins pieds qui donnait l'apparence d'une savane prête à s'enflammer au terme d'une ardente saison sèche. Pourtant, il pleuvait tous les jours - ou presque.
Au fur et à mesure qu'il se rapprochait de Jérusalem, la supposition de Sean se confirmait. La Brésilienne étudiait encore ses étranges sujets végétaux.
— Elle t'a raconté l'histoire de la boule? interrogea le cadet à son père.
— Oui, répondit hâtivement ce dernier.
S'il la connaissait? Tout le monde y avait droit! Il était une fois une petite boule…
Une boule n'est pas programmée pour dévaler une pente, elle le fait parce qu'elle obéit aux lois de la physique. Elle ne choisit pas sa trajectoire : à chaque instant, elle se dirige vers la descente la plus rapide, quitte à se bloquer l'instant d'après, à cause d'une irrégularité. Si cette boule devait descendre plus bas, il lui faudrait vaincre l'obstacle et la seule manière de pouvoir le faire est d'avoir de l'énergie en réserve qu'elle utiliserait pour démolir ou contourner. Eviter s'avère généralement plus économique, mais dans ce cas il faudrait que la boule puisse se mouvoir, c'est à dire modifier sa structure physique. Mais en surmontant une première difficulté, la boule gaspillerait de l'énergie et risquerait d'en manquer pour les suivantes. Il lui faudrait donc reconstituer son stock. Pire, elle peut échouer dans sa mission en s'épuisant ou en se détruisant. Pour palier à cette fin, il suffirait de créer d'autres boules qui continuerait la tâche. Ainsi, en plus de récupérer de l'énergie elle devrait disposer de matériaux pour fabriquer ses congénères. Or, tout cela n'est pas nécessairement là où se trouve la boule, il lui faut donc de quoi analyser l'environnement pour découvrir où se trouve ce dont elle a besoin. Mais une telle boule, ne serait-elle pas vivante?
Diana n'était pas animiste pour rien, car la suite de son raisonnement surprenait plus d'un.
Car, quelle intelligence avait poussé la boule qui tombait en boule qui vivait? Dans quelle mémoire brassait la recherche de solutions? Comment pouvait-elle comprendre qu'un obstacle pouvait être écarté, qu'il fallait se nourrir pour vivre demain, engendrer pour survivre après-demain?
La vie et l'intelligence étaient-elles indissociables? La vie, ne serait-ce pas la mission attribuée à la boule, celle de toujours descendre, éternelle tâche comme celle des Danaïdes ou de Sisyphe? Et l'intelligence, ne serait-ce pas l'âme, parcelle d'une divinité dont les lois de la nature seraient les seules manifestations tangibles de son existence?
Nic reconnaissait que la question était intéressante, mais il n'aimait guère perdre son temps en conjoncture sur l'inabordable. La seule chose qui le rassurait était que pour une fois, madame "c'est limpide" nageait en eaux troubles.
Le chef des scientifiques aperçut les deux hommes et attendit qu'ils furent à côté d'elle pour les saluer :
— Ray n'est pas là? interrogea-t-elle.
Nic ne s'étonna pas de ce qu'elle s'enquit de la présence de son fils aîné, Hôdo n'était pas un endroit où circulaient les potins et les conversations étaient beaucoup plus personnels d'autant que presque tout le monde se connaissait. Inutile de parler du dernier multimédia, du scandale politico-financier monté en épingle, des sempiternels attentats, des catastrophes qu'analysaient froidement experts et contre-experts, ni même de la météo qui ne variait pas.
— Normalement il devait être de retour hier soir. Mais depuis que Gus l'a désigné comme son bras droit et son représentant ici à Jérusalem, il va périodiquement à Rio pour faire le point sur les contrôles d'énergie et, chemin faisant, il vérifie le faisceau de transfert énergétique.
— Bientôt, moi aussi je contribuerai à économiser l'énergie car, si ma théorie est correcte, je ferai un nouvel ordinateur, peu gourmand et, de plus, écologique.
— Un nouvel ordinateur! s'exclamèrent en choeur les deux hommes.
Diana embrassa du geste la savane de champignons en affichant un sourire des plus radieux, celui de quelqu'un qui avait remporté une merveilleuse victoire.
— Çà? s'étonna Nic.
— Oui, çà! Je vous avais déjà dit que chacune de ces plantes se comporte comme un neurone. Vous marchez là sur un cerveau quasiment en friche par manque de capteurs et surtout de moyen de communication avec l'extérieur. Je pense que j'y suis parvenu. Prochaine étape : essayer de faire communiquer Nana avec ce cortex végétal.
— Pourquoi Nana, et comment comptes-tu y arriver?
— C'est l'androïde qui est le plus au courant de la technologie dont nous disposons sur Hôdo et la plus habituée au travail scientifique.
Je peux apprivoiser ces champignons. D'ailleurs, devrais-je plutôt dire mousse, car vois-tu, nos biologistes les classent dans une espèce intermédiaire inexistante sur Terre, car, la volve qui entoure les pieds de ces vesses-de-loup géantes est en réalité une paire de feuilles photo-sensibles. La tige ne semble servir qu'à élever les spores pendant leur maturation, mais en fait, elle est sensible aux variations hygrométriques et mécaniques. Ces plantes sont les colonisatrices du sol hôdon, elles découvrent les terres susceptibles d'accueillir d'autres plantes. En fait, ce tapis végétal est à la fois ouïe, odorat, tact, vue et goût. Mes collègues ont même constaté une sensibilité aux fréquences radio utilisées par les androïdes. Tu comprends, maintenant, pourquoi je compte utiliser Nana. Imagine un peu si elle pouvait s'en servir comme son propre cerveau au lieu d'utiliser l'ordinateur central.
— Et çà apporterait quoi? De toute manière elle n'augmente pas la consommation d'énergie et nous ne pourrons pas nous passer des services de notre bonne vieille machine. N'oublie pas que c'est notre bibliothèque et notre moniteur médical. Sans lui, nous n'aurions pas pu trouver les maints remèdes qui nous permettent de nous acclimater sur ce nouveau monde.
— Je le sais bien, mais la recherche fondamentale n'a pas pour vocation principale de trouver de nouvelles technologies mais d'ouvrir de nouveaux horizons de connaissances et de possibilités. A Gus et ses hommes d'exploiter au mieux ce que j'ai découvert. Et puis ne sois pas rabat joie, te rends-tu compte que nous avons découvert une nouvelle forme de vie et que nous pouvons communiquer avec elle?
— Tu as raison, et puis, nous ne sommes pas "aux pièces" comme sur Terre. Je te laisse à tes occupations, je dois voir Cheng.
— Ha? J'irai donc chez Betty.
Nic nota de la contrariété dans le ton de Sean. A peine éloignés de Diana, il interrogea son fils.
— Tu voulais voir Cheng?
— Heu, oui. J'étudie aussi avec elle. J'aime bien apprendre les sciences avec Mikhaïl, Frans, Makuta et Diana, mais j'aime bien aussi les aspects de la communication, de la société et de l'intelligence que j'apprends avec maman et Cheng.
— Et Betty?
— Et bien, quand tu n'es pas là, c'est avec elle que j'appends le commandement. Tu pars bien ce soir n'est-ce pas?
— J'ignorais que tu étais intéressé à ce point par le commandement.
— C'est que, comme nous vivons ensemble, je n'ai pas besoin de t'en parler…
Nic réfléchissait puis proposa.
— Les prochaines fois je te ferai participer à nos réunions de travail, puisque cela semble te plaire. Mais il ne fallait pas être timide pour autant : commander n'est pas une tare.
— Je sais cela devrait être plutôt un art… Faire en sorte que tout le monde se sente bien dans sa peau et gérer les ressources dont nous disposons. Crois-tu vraiment qu'on ait pu se débrouiller aussi bien sans Cheng?
— Je ne me suis jamais posé la question, et, entre nous, je t'avouerais que je préfère ne pas me la poser, confia le commandant.
— As-tu déjà vu la carte du ciel de Makuta?
— Quel rapport? demanda Nic surpris par les méandres de la pensée agile du cadet.
— Il l'a donnée aux maîtres graphistes pour qu'il y dessine des constellations. Ensuite, il a donne un nom aux différentes étoiles, un nom de chacun d'entre nous.
— Comme Diana Tianno pour la lune?
— C'est çà. Il a aussi baptisé les constellations et les mois.
— Oui, parfois j'ai l'impression qu'il devient le grand astrologue qui essaie de satisfaire toutes nos croyances. Il faut bien reconnaître que la nuit, le ciel n'est pas souvent dégagé.
— Et bien, le mois du dragon est celui de la constellation du même nom. Cette constellation a deux étoiles très brillantes. Celle de la tête s'appelle Katsutoshi et celle du cœur Cheng-Yi.
— C'est une bonne idée, mais tu devrais peut-être t'arrêter de bavarder le ciel s'est obscurci et d'ici peu nous serons trempés.
Les deux hommes hâtèrent le pas. Pas suffisamment, la pluie les surprit. Ils arrivèrent à la demeure des Porte juste en même temps que Betty.
— Tiens! là voilà Betty, fit Nic à Sean après l'embrassade chaleureuse de sa collègue. Il voulait se rendre chez toi, continua-t-il à l'adresse de la femme.
— C'est chose faite mon chou. Aurais-tu oublié que je ne réside plus ici mais à Rio. J'ai cédé ma maison aux nouveaux venus et quand nous permutons de cité, je logerai dorénavant ici et Nic chez moi, dans mon lit.
— Ho, ça va! tes détails… s'offusqua Nic.
— Bof, puritain! Sean n'est plus un enfant. Et quelle importance, puisque je n'ai jamais réussi à t'y trouver quand j'y étais.
Décidément Betty ne changerait jamais! Mikhaïl lui-même la préférait ainsi. Il disait qu'il n'avait plus la vigueur de satisfaire les appétits de sa femme et que l'amour qui les unissait dépassait de loin ce genre de considérations biologiques. Pour Nic, c'était tout simplement incompréhensible.
— En attendant, où pourrais-je enfiler des vêtements secs? reprit Betty. Je te rappelle qu'il était convenu qu'on occupe nos chambres respectives en déplacement.
Nic n'avait pas imaginé, lorsqu'ils en avaient discuté, qu'ils seraient tous les deux présents au même endroit.
— Tu connais la maison, fais comme chez toi soupira Nic.
— Tu ne viens pas te changer?
— Ça attendra!
Quelques instants plus tard, incroyablement longs pour Nic qui ne comprenait pas comment Betty avait pu traîner autant pour enfiler un si petit bout de tissu, le clan se réunissait et, pour la première fois, Sean y était convié.
Hôdo était un mélange harmonieux de différences. Ces mêmes différences qui étaient sources de conflit sur Terre devenaient sous l'éclairage avisé de Cheng sources de construction. Elle avait l'art de détourner l'agressivité. L'art et la science. Jeanne l'aidait dans efficacement dans cette tâche car elle maîtrisait la communication.
La chinoise qui avait l'habitude de comparer toute société à un organisme complexe comparait souvent le clan des Porte à système nerveux et la femme du commandant y prenait la place des nerfs assurant la transmission des informations.
Ce jour-là, il n'y avait pas de discussion énergétique. Ni Ray, ni Gus n'étaient présents.
Alors, immanquablement on en vint aux relations hypothétiques avec la Terre.
Soudain Sean prit la parole :
— Je ne comprends pas! Pourquoi craignez-vous la Terre? Ne sommes nous pas humains, issus de cette Terre?
Ce fut Condor qui répondit.
— Les Terriens n'ont pas le même mode de vie que nous. Eux, ils vivent comme des esclaves qui se croient affranchis dans l'espoir de devenir eux-mêmes des maîtres. Ces mêmes maîtres, quand ils ne peuvent assouvir leur soif de domination entre eux, dressent leurs troupes contre les autres en invoquant la volonté du plus grand nombre ou la survie des minorités. Ces dirigeants ne sont jamais au front, ils ne font jamais le sale boulot, et, s'il est vrai qu'ils passent deux fois plus de temps à travailler comme des forçats pour forcer leurs travailleurs, ils récoltent bien plus que le double. Nous, ici, nous sommes tous des chefs et nous n'avons qu'un objectif : l'espèce. Nous sommes tous maîtres car aucun conformisme étroit ne vient entraver notre maîtrise sur nous, ni censurer notre imagination. Nous, nous sommes des mutants par rapport à eux.
Cheng approuva du chef :
— Je vois que tu t'es plongé dans la lecture de Laborit.
— C'est grâce à Gus, sans ses consignes de limiter l'usage des allinones je n'aurais jamais eu le courage de lire ton livre. D'ailleurs je dois t'avouer que j'ai commencé par la fin, la biochimie n'est pas mon fort.
— Je ne comprends pas, avoua Sean.
— Ce n'est rien, tu comprendras, je t'enseignerai tout cela, fit la Chinoise.
— En attendant, nous sommes obligés d'attendre environ deux mois pour recevoir des nouvelles. C'est long! soupira Jeanne.
— N'y a-t-il plus rien à l'ordre du jour, interrogea Nic.
Tous secouèrent négativement la tête. Nic s'apprêta à rejoindre sa chambre afin d'y préparer ses quelques affaires pour le voyage à Rio quand quelqu'un prononça :
— Je m'excuse Commandant, je dois vous entretenir d'un nouveau problème.