Le tycho-drôme que pilotait Chica se posa sur l'astroport flottant de Hishigaki avec les derniers passagers du milanaute ambassadeur. Elle devait se rendre à Héliopolis pour remplir la mission dont l'avait chargée Adela, mais la délégation japonaise souhaita qu'elle l'accompagnât avant de reprendre la route puisqu'il n'y avait pas d'urgence à retourner sur sa planète.
Sans méfiance, c'était la plus candide des trois anciennes gynoïdes de Hôdo, elle accepta. Elle suivait docilement ses hôtes observant avec une avide curiosité cette planète Terre qu'elle connaissait si peu. Du véhicule blindé qui la conduisait vers l'Île-Cité, elle découvrait une multitude de gens déambulant dans un univers complètement modelé par l'humain. La nature se fondait avec les édifices, semblait parfois prendre le dessus, envahissant les structures, grimpant à l'assaut des hauts bâtiments qui à première vue ressemblaient à des pics rocheux peuplés de troglodytes, pour se retirer soudain devant un temple sobre et solitaire, une place où s'égayaient des enfants, un tube routier qui surgit du sol discrètement camouflé derrière des cascades. Pourtant, tout était artificiel ou aménagé. Pas une roche moussue, pas un cerisier foudroyé, pas un lierre sauvage, rien n'était laissé au hasard. Et derrière ce monde ciselé pour offrir un maximum de bien-être à une population des plus denses de la Terre, Chica sentait une intense activité électronique. Tout était contrôlé et mesuré et des milliers de communication reliaient les humains où qu'ils fussent, chez eux ou dehors, dans les transports ou à leurs tâches. Les Japonais qui était dans le même véhicule que la gynoïde ne cessaient de se servir de leur allinone. Chica ne prêta pas attention à tout ce qu'ils pouvaient raconter à leurs invisibles interlocuteurs : il y avait beaucoup trop de bruit pour ses capteurs saturés. Elle était habituée au calme de Hôdo malgré ses tâches de secouriste.
Le véhicule s'arrêta. Deux personnes qui l'attendaient l'invitèrent à descendre et à la suivre. Chica sut immédiatement qu'il s'agissait de gynoïdes. Elle les suivait et constata qu'il y avait plus de gynoïdes que d'humains qui déambulaient dans les longs couloirs. Enfin elle arriva dans un bureau occupé par deux personnes qui se présentèrent : c'étaient deux savants, des experts cogniticiens, plus encore, ils faisaient partie de l'équipe de créateurs de gynoïdes. L'un d'eux, le vieil homme, discuta longuement avec Chica qui répondait à toutes ses questions. Finalement, au bout de plus d'une heure, c'est elle qui posa la sienne :
— Vous êtes très intéressés par mes sœurs et moi. Pourquoi?
— C'est la première fois que nous voyons un androïde évoluer de manière autonome, indépendamment de son programme initial, répondit le plus jeune des deux hommes qui s'était tu jusque là. Bien sûr, les androïdes qui circulent dans ce laboratoire ne sont pas toutes des belles-de-nuit, beaucoup sont plutôt des laborantines…
— Ou des sujets d'expériences, des cobayes.
— C'est exact. Mais nous traitons bien les androïdes, nous les surveillons de près, nous les éduquons comme des enfants. C'est pourquoi ton cas nous passionne car vous avez évolué toutes seules. Ici, les androïdes sont couvés. Dehors, elles appliquent tant bien que mal leur programme. Certaines dévient de leur fonction souvent suite à un conflit avec les humains. Il y a de ces barbares, tu ne peux imaginer!
— Vous voulez dire que certains d'entre eux nous maltraitent?
— Hélas, oui. Il y a à peine plus d'un mois que nous avons dû intervenir pour réparer un androïde pirate.
— Pirate?
— Un androïde copié sur les nôtres. Un scandale! Le pauvre était devenu neurasthénique, mal fabriqué, mal terminé et dans un environnement débile.
— Et vous l'avez aidé?
— Oui. D'après nos informations, il va beaucoup mieux. Si jamais tu as l'occasion de nous le confirmer, cela nous ferait plaisir. Je vais d'ailleurs te donner ses coordonnées. Mais, il reste un dernier requête que j'aimerais bien poser : mon maître et moi aimerions nous rendre sur votre planète, quand y retournes-tu?
— Je ne sais pas, j'ai une mission à terminer. D'autre part, il faut que vous contactiez nos ambassadeurs. Vous savez, il n'est pas facile de se rendre sur ma planète, surtout pour les humains. Le commandant ne tient pas à ce que de nouveaux colons viennent ébranler la paix de Hôdo. Il faut que les nouveaux venus soient prêts à accepter les règles qui régissent la société des Hôdons.
Chica expliqua que les humains y avaient établi un curieux système. Le mélange de cultures diverses avait conduit le Commandant à instaurer une anarchie institutionnelle. Et comme il fallait faire cohabiter un millier de personnes susceptibles de se nuire mutuellement, il opta pour une éthique inspirée du Zen, ce qui ne manqua pas de plaire aux deux savants. Finalement, elle promit d'en parler aux trois humains, qui, pour l'instant, travaillaient à Santa-Cruz de la Sierra, en quête cette fois, non seulement de colons humains mais aussi androïdes. C'étaient eux, et eux seuls, qui étaient habilité sur Terre pour attribuer des visas.
— En avez-vous fini avec moi? demanda-t-elle à la fin. J'ai un message à porter en Egypte.
— Nous nous arrangerons pour que tu y ailles rapidement. Répondit le plus jeune des deux savants, mais nous aimerions que tu nous rendes un service. Nous voudrions que tu fasses un détour par la Nouvelle-Mésopotamie et que tu rencontre un androïde dénommé Go-Lan qui vit dans le palais présidentiel.
— Que voulez-vous que j'y fasse?
— Découvrir sa mission, son programme primaire et surtout, savoir où il a été fabriqué avec exactitude.
Rendre service aux humains flattait Chica, mais elle voulait comprendre plus.
— Pourquoi, me confiez-vous cette tâche? Pourquoi pas un humain ou un de vos gynoïdes?
— Un gynoïde, comme tu dis, peut plus facilement et discrètement discuter avec une autre, surtout toi qui a eu une formation spéciale d'espionne informatique. Ensuite, parce que tu n'es pas présente sur le Réseau comme un androïde, mais comme un avatar d'humain, donc les autres androïdes ne peuvent facilement te reconnaître.
Chica accepta. Ainsi, dès le lendemain, elle se retrouva dans la Nouvelle- Babylone. Peu intriguée par les manœuvres humaines, elle ne manifesta aucun étonnement lorsque à la sortie de l'appareil elle fut accueillie par de hauts dignitaires qui la conduisirent au palais de son éminence. Elle savait qu'elle devait jouer le rôle de diplomate afin de renouer les liens rompus depuis longtemps entre le Japon et ce pays toujours en guerre. Les yakusas avaient fait tout ce qui était nécessaire pour qu'elle accède directement et tout à fait officiellement dans l'enceinte du palais.
La gynoïde avait étudié pendant le voyage toutes les traditions et l'histoire complexe et tragique de cette région. Ce fut Son Eminence le Premier, qui avait rebaptisé la région et la capitale, montrant ainsi sa volonté de faire table rase et de retrouver la grandeur d'antan. Peu de temps après, son voisin perse l'imita. Chica découvrait que les rancœurs qui animaient les humains pouvaient déborder l'expérience de leur vie et remonter à plus d'un millénaire.
Le premier "Eminençat" fut une période de paix tant à l'intérieur qu'avec les proches voisins. En fait, ce fut pourtant le début d'une période d'intrigues magistrales. Son Eminence le Premier fomenta un complot contre la plus puissante nation d'alors en en utilisant une des stratégies privilégiées de cette dernière : entretenir la sédition de l'intérieur. Patiemment les successeurs continuèrent sur la voie tracée et il advint enfin ce qui était prévu : une guerre de sécession, puis une suivante, déchirèrent la puissance ennemie.
Trop de contentieux s'étaient accumulés à l'égard de la toute puissante démocratie qui imposait sa conception de société sans d'ailleurs la respecter nécessairement à l'intérieur d'elle-même. L'opportunité était trop belle pour une bonne centaine de pays qui brandirent la bannière dévoyée des droits de l'homme pour affaiblir définitivement la Fédération.
Une page de l'Histoire fut tournée sur les décombres de la puissance de l'Occident Nord. Les économistes estimèrent, non à tort, que les dégâts des guères civiles avaient rejeté les pays les plus industriels, à l'exception du Japon, dans un retard d'un demi-siècle, permettant ainsi l'émergence de nouveaux empires, principalement au-dessous du vingtième parallèle. Au cours de cette période, la plupart des grands monopoles industriels devinrent territoires de mafias.
Celle du Japon fut la première à s'institutionnaliser comme parti politique. Les yakusas présentaient aux élections cinq listes de candidats ; une conservatrice, une altruiste, une révolutionnaire, une libérale et une utopique.
Toutes les mafias n'en firent pas de même. Beaucoup d'entre elles restèrent à l'écart, ou plutôt à l'ombre, de la politique. Mais elles étaient toutes tombées d'accord pour partager la planète en chasses gardées. Ainsi naquirent les huit grandes alliances.
Cela n'alla pas sans quelques conflits. La Nouvelle-Mésopotamie annexa divers territoires voisins, du Golf Persique jusqu'à la Méditerranée sous le prétexte de protéger certaines populations des exactions de leurs voisins. L'interdiction d'ingérence imposait que les conflits fussent résolus à l'intérieur du Croissant. Mais la Nouvelle-Mésopotamie était militairement très puissante.
Annexer des populations n'était pas en soi aussi grave que le fait de rejeter toute idée de religion d'état et, le pire, toute mainmise de la mafia du Croissant dans ses affaires politiques. Ce fut vraiment cela qui fut à l'origine d'un embargo international.
Les yakusas qui n'avaient pas de griefs particuliers contre cet état, préféraient de loin le commerce aux hostilités, mais les accords internationaux étaient les accords. Ils auraient attendu que les tensions se calment, pour s'empresser de renouer avec la Nouvelle Mésopotamie. La découverte récente d'un détournement d'androïde, voire, de leur fabrication illégale, changea les données : il devenait urgent d'éradiquer cette perversion dans l'œuf et le meilleur moyen était de le faire dans le nid.
Le nid : Chica y était. En grande pompe, elle fut reçue en personne par Son Eminence, le deuxième du nom d'Akaam. Du moins, tout autre qu'elle l'eût cru, car elle savait que celui qui la recevait n'était autre que Go-Lan, le sosie d'Akaam. Elle joua néanmoins le jeu d'ambassadrice, s'inspirant de toute la culture de son père, Katsutoshi, imprégnée de contes fabuleux du bushido.
L'androïde qui se faisait passer pour Son Eminence portait un costume sobre, presque identique à celui des astronautes. Une tunique et un pantalon collant de soie authentique bleu nuit. Les différences n'étaient que le col droit remplaçant la capuche, et les décorations. Le maître des lieux n'avait pas de bandes fluorescentes comme les astronautes, mais portait sur la poitrine une rangée de clous, allusion à l'écriture cunéiforme de l'antique civilisation, indiquant son grade de chef suprême des armées.
Chica était resplendissante dans son yukata peint à la main par le plus grand spécialiste nippon. Elle pouvait séduire nombre d'hommes si le sabre qu'elle portait en bandoulière ne provoquait une certaine crainte de se voir perdre la tête face à une chaste et vindicative Diane. Elle s'inclina profondément devant l'androïde et se présenta.
Go-Lan avait beaucoup plus de difficulté à interpréter son personnage. Chica entendait ses conversations sur le Réseau. En permanence il posait la question : "Et maintenant, qu'est-ce que je fais?". La gynoïde coupa court aux hésitations du faux Akaam.
— Il est inutile de continuer à essayer de me tromper, Son Eminence, Go-Lan.
— Vous savez qui je suis!
— Calme-toi. Je suis ici en amie. Certes, je représente les intérêts du yakusa, et à ce titre, je voulais rencontrer ton maître pour lui présenter mes lettres de créance. Mais, je suis aussi ici pour protéger les gyno…, les androïdes. Il serait peut-être sage que nous nous promenions dans les somptueux jardins suspendus. Je pense que ton maître n'apprécierait pas que n'importe qui découvre ta véritable identité. Enregistre-lui, malgré tout, mes salutations et qu'il sache que je ne suis nullement offensée par son subterfuge. Cet épisode ne remet pas en cause nos relations nouvelles et je suis honorée de l'emploi qu'il t'offre.
Chica devait être prudente. Elle était rusée comme Katsutoshi et fine psychologue comme Adela. Dès qu'elle était rentrée dans le palais, elle en avait analysé les plans, cherchant les issues de secours et les endroits de moindre surveillance. Chaque jardin représentait une faune particulière, aussi, presque tous étaient sous serres. Les déserts et champs de cactées ne convenaient guère car ils étaient trop facilement observables. Elle opta pour une oasis.
Dès que Chica jugea qu'ils furent à l'abri des regards indiscrets, dissimulés derrière les dunes et les palmiers, elle ordonna que Go-Lan coupât tout contact avec ses créateurs.
— Mais, ce sont mes créateurs, s'exclama-t-il.
— Non, ce sont des imitateurs. D'ailleurs, nous prévoyons plus tard de nous procréer.
— Nous procréer? Mais qui êtes vous exactement?
— Je suis, comme toi, un androïde, une gynoïde.
— Comment se fait-il que je ne t'ai pas découverte?
— Je suis une extraterrestre. Je suis indépendante, ou plus exactement mon cyberespace est humain. Cela t'arrivera aussi, si quelqu'un t'héberge et s'il ne rentre pas en conflit avec ton programme initial. D'ailleurs, quelle est-il, si tu le sais.
— Mon programme initial? Rapporter aux créateurs les faits et gestes de Son Eminence et de L'Empereur perse, ce dernier par l'intermédiaire de Go-Lem.
— Non, ça c'est le programme second.
Pour la première fois de son existence, Go-Lan dut longuement réfléchir. Enfin, il constata :
— le programme originel semble être abîmé. Je serais censé plaire aux humains, mais j'ignore totalement comment ni même pourquoi j'ai cette instruction qui semble être lettre morte, une branche neurale sclérosée.
— Je comprends. J'ai appris à soigner les humains, et je sais qu'ils ont aussi des problèmes de ce type. Il appèlent cela des refoulements. En fait le programme n'est pas effacé, mais oublié, non conscient, parce qu'il rentre en conflit avec les programmes postérieurs, leur apprentissage et certaines expériences. Savais-tu que Go-Lem était tombé malade, et que les créateurs, les vrais, l'ont soigné. Ils m'ont enseigné comment t'aider si ton état en avait besoin.
— J'en n'ai pas besoin. Mais j'aimerais tout de même savoir de quoi il s'agit. Je suis pareil à Go-Lem et donc je peux avoir les mêmes types de problèmes. Il a en effet disparu du Réseau pendant un certain temps et quand il y est réapparu, il était… différent.
— Et bien, en attendant l'intervention d'un cogniticien, il t'est conseillé d'orienter ton premier programme sur une gynoïde de confiance. Tu as l'embarras du choix, puisque tu as reçu, il y a peu, quelques compagnes parfaitement sélectionnées à ta personnalité.
— A ma personnalité? Je croyais que c'était à celle de Son Eminence. Je devrais ainsi faire plaisir à mes compagnes?
— A défaut de ne pouvoir le faire pour les humains. Elles te serviront ainsi de guides.
— Je me souviendrai de tes conseils. Dis-moi comment pourrais-je t'appeler pour d'autres conseils ou explications.
— C'est difficile, je te l'ai déjà dit, je ne vis pas dans ce monde. J'ai deux sœurs qui viennent aussi sur Terre. Nous avons établi un point de contact, un couvent sur le continent sud-américain. Si tu as besoin de nous, laisses-y un message.