planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 16. Le cerveau champignon.

Sean était introuvable, et pour cause, il était à Rio où il accompagnait Cheng, une idée de Betty. Cette dernière avait invité la Chinoise à séjourner quelque temps dans sa cité, elle disposait même de trois chambres libres dans son clan à cause des nouvelles demeures qui se créaient pour les nouveaux colons. Ainsi, elle pouvait héberger la biosociologue et le jeune fils du commandant qui profiterait de la présence de son tuteur, Mikhaïl Tcherenkov.

En fait, Betty avait pris sur elle de réunir les deux plus jeunes hôdons. A Rio, il n'y avait pas de gynoïde, et donc, pensait BB, la sève printanière de Sean devrait bien trouver une fleur, humaine, à épanouir. Sans relâche, elle provoquait le jeune homme : "tu m'indiqueras les différences que tu trouves entre Nana et une vraie nana". Elle savait, et elle regrettait, qu'elle ne serait pas élue pour l'expérience, mais, à défaut elle s'arrangeait pour éveiller les désirs mâles à l'égard de la belle orientale. La vice-commandante multipliait les situations troublantes : proposait-elle à Cheng de profiter de l'eau pure des cascades de Rio, qu'aussitôt après le départ de la Chinoise, Sean se voyait chargé de relever des échantillons d'eau pour analyse.

La biosociologue se rendit bientôt compte du manège de la diablesse de Betty et, curieusement à ses propres yeux, elle s'en accommodait, attendant, avec amusement au départ, les réactions de Sean. Rapidement, de spectatrice, Cheng devint actrice. C'était des frôlements de jambes accidentels mais, on ne peut moins prémédités, c'était des rêves anodins et sûrement bien consciemment élaborés, qu'elle confiait. L'amusement secret se mua en exaspération retenue. Sean était toujours aussi pataud.

La diablesse était pressée de réussir son objectif avant que l'ange de synthèse n'ait pu détourner Sean de sa voie. Elle mit en place un véritable vaudeville, invita instamment l'ambassadeur terrien à se rendre chez elle, permutant les trois chambres sous prétexte de fournir le meilleur accueil possible à un invité de marque, et demandant au traiteur un repas spécial.

Cheng fut mise au courant du déménagement, mais hélas, pas Sean. Ce dernier avait comme par hasard beaucoup de travail jusque tard la nuit : il aidait son frère à l'entretien des générateurs, puis, il devait donner un coup de main à Sissel qui préparait un envoi de pousses pour Ytzhak, ensuite il devait terminer une leçon avec Mikhaïl, qui une fois n'est pas coutume, enseignerait dans la montagne, et enfin, Makuta se proposait de donner un cours pratique d'astronomie.

Il était tard quand, fatigué, le jeune homme se jeta sur les restes du repas spécial, qui, exceptionnellement, était bien arrosé. Le traiteur n'avait pas lésiné sur l'alcool.

Dans l'obscurité, Sean se dirigea vers ce qui était sa chambre. Tout le monde dormait, et personne ne pouvait l'avertir de la méprise. Tout le monde, non. Betty s'était entretenue longuement avec Cheng, après que tous furent aller se coucher. Elle n'avait terminé sa discussion que peu de temps avant l'arrivée du garçon car il ne fallait pas que la Chinoise dorme à poings fermés. Maintenant, elle attendait, silencieusement dans sa chambre, et écoutait. Le temps passait. Sean ne ressortit pas en courant de la pièce de Cheng. Alors, la vice-commandante sombra, satisfaite, dans un sommeil lourd de fantasmes.

Fantasme. C'était le mot que cherchait Nana. La définition correspondait à ce qu'elle imaginait. Elle s'analysait. Son moteur principal, plaire à l'humain, lui jouait de mauvais tours. Aimer et être aimé prenait une importance qu'elle n'aurait pu soupçonner. C'était une alerte à la fois agréable et désespérante.

— Tu es prête Nana? interrogea Diana.

Elle l'était. La gynoïde avait choisi la part de mémoire qu'elle essaierait de loger dans le cerveau végétal. C'était quelque chose que les humains considéraient d'intime, l'idéal pour voir si ce jardin de mousse-champignons pouvait devenir son jardin secret.

Diana installa sa patiente dans un fauteuil, face au cerveau végétal posé sur la table, entouré d'appareil de mesure. Pendant le départ de la gynoïde, elle avait préparé un extrait de cerveau végétal. Rien n'était plus facile pour produire la matière blanche. Il suffisait de prélever des spores fraîchement dispersées sur la mare qui noyaient les pieds de champignons, après une pluie quasi quotidienne. Très rapidement, le mycélium se développait avant que la flaque ne s'asséchât. Cultivée dans un bain nutritif, la masse enchevêtrée croissait jusqu'à occuper tout le volume du cylindre. Dès qu'une tige surgissait du bocal, Diana en pinça l'extrémité et y glissa un fil-électrode. Bientôt, la surface ne présenta plus d'espace disponible à l'éclosion d'autres champignons-paille.

Nana était déçue. Chaque fois qu'elle se déconnectait de l'ordinateur central pour se concentrer sur la boîte, elle ne retrouvait que le vide. Ou presque. Ce n'était ni Frans, ni Diana, ni aucun autre spécialiste de cybernétique ou de neurosciences qui avait compris ce qu'elle captait. Sans Jeanne qui avait conduit Nana chez Adela, la gynoïde n'aurait pu trouver comment communier avec ce nouveau cerveau. Adela, experte de vie, et de vie spirituelle, maîtrisant l'art de la méditation guidait la femme de synthèse dans les dédales des neurones. Réveiller un cerveau endormi, réparer des zones cérébrales détériorées avec des greffes, voire récemment, avec des prothèses, n'était déjà pas aisé, alors, adapter une intelligence artificielle à une cervelle de mycélium! Pourtant, Nana avait fini par comprendre ce bruit de fond qu'elle entendait dans les plantes enfermées dans leur bocal. C'était la vie.

Nana était bien plus impatiente que Diana d'obtenir des résultats. La Brésilienne qui ne pouvait savoir où se trouvait la pensée de la gynoïde croyait que celle-ci s'efforçait patiemment à communiquer avec la matière blanche. Mais, plus souvent, l'esprit de Nana errait dans l'ordinateur central à la recherche de clés qui lui permettrait de maîtriser ce cerveau végétal dont l'encéphalogramme restait, de toute manière, désespérément plat.

Au bout de plusieurs longues journées, la gynoïde refusa de continuer l'expérience.

— Cela ne sert à rien. J'ai à faire à un être autiste, malheureux d'être emprisonné et moins vivant que moi. Et puis, de toute façon, comment m'en servirais-je? Je le transporterais comment? en prendrais soin comment? Et resterais-je branché avec tout cet attirail pour pouvoir accéder à ma mémoire! Je préfère encore ma condition. J'apprendrai, comme Moka sait le faire, à loger dans "mon" cerveau ce qui est indispensable pour être et rester moi. Le surplus peut rester sur n'importe quel ordinateur. C'est bien ce que vous faites, n'est-ce pas. Vous ne savez pas tout, vous ne vous rappelez pas de tout. Et bien il en sera de même pour moi. Loin de toute extension je serai moins savante, je serai pauvre d'esprit, mais je saurai qui je suis.

Diana resta un long moment silencieuse.

— Ce qui me surprend, ce n'est pas l'échec d'une expérience insensée. Mais c'est ton raisonnement. J'espérais découvrir une intelligence, et je découvre une vie. Je me demande franchement quelle était l'hypothèse la plus folle : une plante qui réfléchit ou une gynoïde qui philosophe?

— Une chose est sûre, c'est que moi, je pense. Donc, selon votre Descartes que vous semblez admirer, je suis.

Diana ne releva pas les propos de Nana et changea brusquement de sujet :

- tiens, fit-elle en tendant le bocal, tu iras jeter çà quand dans le champ de faux champignons. Il pleut, ce doit être le meilleur moment pour que cela repousse en liberté. Ensuite, tu m'aideras à ranger mes affaires et mon matériel pour partir à Rio.

Nana revêtit son poncho pour la pluie. Elle ne tenait pas à ce que sa peau ne s'abîme et s'en alla en bordure de la dalle rocheuse où était retenue l'eau qui se déversait sur le désert. Elle choisit le coin extrême, loin de la brèche qui vidait l'étang dans les marécages marins, de l'autre côté de la dalle rocheuse. Là, elle vida le bocal.

A portée de main, des tiges tendaient vers les cieux leurs grappes de spores. Certaines s'étaient déjà vidées, et les germes flottant sur la mare se dépêchaient de croître suffisamment pour résister à la sécheresse qui suivrait dans quelques heures. Dès que le bassin était vide, les filaments blancs s'enfonçaient dans le sol à la rencontre des autres qui y étaient déjà enfouis, essayant chaque fois d'étendre un peu plus le territoire des champignons-mousse. Les parties qui restaient en surface petit à petit donneraient naissance à une paille qui à son tour projetterait ses semences à maturité.

C'était dommage, pensa Nana, cette plante n'avait aucun moyen et surtout aucun besoin de communiquer vers l'extérieur. Elle se contentait de recevoir les informations et de réagir pour survivre en s'étendant en surface ou en profondeur à la recherche d'humidité plus constante. Là, s'arrêtait son intelligence et son mouvement. La gynoïde s'était rendu compte que l'échange de pensée ne pouvait aller qu'à sens unique. Dans le meilleur des cas, le cerveau végétal aurait assimilé les idées de Nana, mais il n'était pas capable de les restituer.

A regret, la gynoïde revint vers la cité. L'expérience lui avait au moins appris deux points. Elle savait qu'Adela la comprendrait mieux que Frans ou Diana, bien qu'elle ne connût rien à la structure physique de son cerveau. Elle savait aussi que la vie qu'elle avait captée dans la plante ressemblait étrangement à ce qu'elle ressentait lorsqu'elle se mettait en veille, juste avant de dormir.

Nana avait jusqu'au moment de partir sur Terre, joué son rôle de bibliothécaire scientifique. Elle se prêtait aux expériences de Frans et Diana, mue par le plaisir qu'elle avait de se rendre aimable aux humains. Puis sur Terre, elle avait rejoint un étrange groupe de femmes, rien que des femmes, comme les gynoïdes, et qui fonctionnaient de la même manière qu'elles, car leur première mission était de se faire aimable à une sorte d'humanoïde fréquemment appelé le Christ ou Dieu. Le premier était mort, il y avait bien longtemps et dans de curieuses conditions, l'autre bien qu'immortel semblait invisible. Ces soeurs, comme elles s'appelaient, ne répondaient pas aux critères des êtres vivants définis par les savants, car elles ne procréaient pas. Bien qu'elles s'en empêchaient, elles avaient pourtant toute les caractéristiques des êtres organiques, entre autre, une volonté de domination qui remontait à la surface de temps à autre.

Procréer. Ce n'était tout compte fait qu'une mince facette de la vie de des êtres organiques. Ils ressemblaient, tous, peu ou prou, à ces mousses-champignons qui tentent d'occuper le plus d'espace possible et de perdurer en essaimant de manière aléatoire. La Vie se voulait aussi omniprésente et éternelle que le Dieu des bonnes soeurs. Pour y arriver, la Vie donna naissance à différents modèles, et les humains, plus intelligents et habiles, se projetaient maintenant dans les étoiles.

Mais n'était-ce pas ces humains qui avaient créé les gynoïdes? Une majorité d'humains ne prétendaient-ils pas avoir été eux-mêmes créer par ce Dieu? Lequel Dieu ne semblait pas procréer selon les règles établies.

Procréer. Nana en était capable. Elle savait comment créer une nouvelle gynoïde et un nouvel ordinateur central. Il ne lui manquait que l'énergie et la matière première : problème éternel de la vie!

C'était ce qui faisait que la vie se débattait en permanence. Et, celle des êtres organiques était bien agressive, car en plus de conquérir de nouveaux territoires et d'assurer sa pérennité, elle se phagocytait presque à tous les niveaux et sur tous les plans, pour subvenir à ses besoins.

Si Nana connaissait de nombreux dossiers scientifiques, Chica, la secouriste, savait comme l'homme était fragile, et Moka, l'aventurière, connaissait beaucoup sur l'histoire de l'humanité, des petites mesquineries jusqu'aux grandes guerres, toutes mues par le même moteur d'agressivité vitale.

Ensemble, puisqu'elles avaient été programmées pour échanger leurs informations, elles connaissaient bien cet être, l'Homme.

Mais elles, à l'instar des Soeurs de Santa-Cruz, elles ne ressentaient pas le besoin, ni de s'étendre, ni de procréer, ni de nuire à un autre humanoïde. La seule survie qui les intéressait, était celle de leur intellect. Peut-être est-ce ce que les humains appellent âme. C'est pourquoi Nana avait espéré pouvoir utiliser les champignons-mousse comme un cerveau moins gourmand en énergie, moins encombrant et donc plus mobile, que l'ordinateur central.

L'énergie. Nana se connecta sur la pensée de Moka. Elle était plus habile dans ses relations avec les hommes et elle était proche de Nic. De plus, elle avait conduit l'ambassadeur yakusa sur Hôdo. Il fallait qu'elle obtienne de ce dernier que les gynoïdes reçoivent de l'aide. Elle devait se dépêcher, car bientôt, le milanaute retournerait vers la Terre, annonçant les résultats des négociations entre les deux planètes. D'ores et déjà, Père Kashavan fut nommé officiellement ambassadeur de Hôdo sur Terre. Il serait en quelque sorte chargé des visas d'immigration, assisté évidemment par Stanley et Petit Cheval Blanc, plus fréquemment appelé par ses initiales comme BB.

A tour de rôle, les trois anciennes gynoïdes séjourneraient sur Terre tant que les nouvelles recrues n'auraient pas acquis une maturité suffisante pour seconder leurs aînées. La mission de ces dernières était indispensable pour assister les trois ambassadeurs hôdons dans le choix des immigrés. Tanaka lui-même en était convaincu, surtout depuis qu'il était accepté par les hodons et qu'il savait qu'il pourrait y vivre sa retraite, loin des trépidations des terriens. C'était un atout important, car le yakusa était habitué à certain confort, qui pèserait lourdement en faveur des hodons lorsqu'il négocierait avec les siens.

Puisqu'il y avait maintenant douze gynoïdes sur la planète, la moitié fut attribuée à chaque cité.

Seules, Pan Caliente et Ayame, ne furent pas débaptisées. La première fut adoptée dans un clan de traiteurs et la seconde, de jardiniers. Gus, Nic s'en douta dès le début, accueillit Black Hole, et, malgré l'avis de Makuta, l'astronome, "Hole" fut remplacé par "Holy". Frans, lui, fut ravi. Enfin, il pouvait s'occuper d'un gynoïde à domicile. Mais, à sa déception, ainsi qu'à celle de Gus, les parents qu'adopta la gynoïde furent l'astronome et Sissel.

Tout se réglait rapidement sur Hôdo, à coups de dés, s'il le fallait. Le hasard n'y était pas une fatalité à éviter, il faisait partie du quotidien.

Quelque part dans l'eau de la mare, là où le bocal fut vidé de sa matière blanche qui ne pouvait devenir grise, la vie tenta une expérience. Un groupe de mycéliums neuraux, au lieu de se déployer vers les cieux, enfonçait ses dendrites profondément dans le sol à la recherche d'eau souterraine.