planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 05. Le mur du tachyon.

Gus éclata de rire.

— Economiser l'énergie avec quatre heures supplémentaires de repos par androïde! Rigolade!

— C'est bien ce que je pensais, conclut Nic. Je soupçonne que Frans a mis cette idée dans la tête de nos deux robots parce qu'il les voit plus comme des êtres vivants que nous.

— Il ne faut pas lui en vouloir. Tout d'abord, il fait partie de mon clan et a donc pu mal interpréter certaines de mes discussions. Tu sais que je suis parfois un peu râleur et il est vrai que nous sommes très tangents en production. Ensuite, comme beaucoup de Noirs, nous avons un amer passé d'esclaves sans âmes. Or, il retrouve devant lui cette situation. Allez, prends ton petit déjeuner, il va refroidir et tu sais que je déteste jeter l'énergie par les fenêtres!

— Je sais, tu as une réputation de radin!

— Oublierais-tu ma susceptibilité? Ne pas faire honneur à ma cuisine qui…

— Comme presque tout le monde sur cette planète, est la meilleure! continua Nic.

— C'est çà! moque-toi! Avec tous les ingrédients dont on dispose, ce n'est pas de la tarte!

— En parlant de tarte…

— T'en veux une?

Nic but le café insipide de son hôte. Adela lui revint à son esprit. Il lui avait parlé de cette étrangeté de la nature humaine - ou de la sienne en particulier. Les rapports avec Gus et Ytzhak étaient tendus au début du grand voyage, et petit à petit, des liens, sinon d'amitié, au moins de complicité s'étaient tissés entre eux. Et après, Katsutoshi, c'était peut-être les deux meilleurs compagnons.

— Et Ray? demanda-t-il lorsqu'il reposa le gobelet.

— Ton fils attend le retour de Frans. Il dort encore, hier soir nous avons eu quelques soucis avec le faisceau d'énergie. Une grosse branche est tombée coupant automatiquement le transfert. Il est parti avec une équipe pour réparer les dégâts s'il y en avait, mais finalement il n'a suffit que de réarmer le disjoncteur.

— C'est bête çà! j'ai dû le croiser.

— Il vous a aperçu, mais la pluie et l'obscurité ne te permettait pas de le voir.

— Mais pourquoi attend-il Frans?

— Il ne te l'a pas dit? Ils se prêtent mutuellement leur chambre quand ils se déplacent, comme toi et Betty.

— Ah! je comprends maintenant pourquoi chaque fois que je vois Frans, Ray est en voyage. Mais par contre, je n'ai jamais vu Frans venir dormir chez nous.

— Je connais bien notre cogniticien, il se couche rarement avant quatre heures du matin. Et, comme son laboratoire lui manque, cela ne m'étonnerait pas si on me disait qu'il y dort.

— A moins qu'il ne trouve quelque maîtresse? Diana ou…

— Chut, fit Gus en portant l'index sur les lèvres. Là, tu te trompes deux fois. Tout d'abord Frans est très amoureux de sa femme, mais en plus Diana n'est plus une célibataire endurcie, elle a un petit ami tout ce qu'il y a de plus sérieux. Voyons, tu ne vas pas me faire croire que tu ne sais pas!

Soudain Nic comprit : "Ray?". Gus acquiesça. En guise de boutade le commandant lança "il a du goût, le gamin!". Mais en son for, il était tout à fait d'accord avec ce qu'il venait de prononcer à la légère. Que pouvait-il commenter d'autre? Si son fils ne lui en avait pas parlé, c'était sûrement parce qu'il avait ses raisons. Quant au choix, il considérait que ce n'était pas son affaire. Il attendrait donc les événements comme s'il n'avait jamais eu vent de cette liaison. Et puisqu'il dormait, lui irait se promener dans Rio dont le paysage était plus enchanteur que celui de Jérusalem.

Il monta près de l'endroit où il avait édicté les lois de Hôdo pour un melting-pot qui ne devait pas survivre à une folle expérience. Et pourtant, une société bâtie sur les règles sévères des astronautes et l'utopie de scientifiques y était née. Les astronautes habitués à vivre en boîte à conserve avaient élaboré des méthodes de vie communautaires pour se supporter et éviter que ne se répétât certaines tragédies, la pire ayant entraîné l'autodestruction d'un vaisseau. Et il y avait ces savants dont Cheng faisait partie, débordant de connaissances psychologiques ignorées tant que l'intérêt pécuniaire n'en fut pas décelé.

De la haut, il pouvait contempler le panorama : en contre bas, la cascade avec la première roue à aube de fortune, plus bas une soixantaine de bâtiments, le village de Rio, plus loin le barrage hydraulique entouré de rizières, et éparpillés tout autour sur les flancs de la montagne des champs de haricots, des pépinières et des vergers entretenus par les soldats-paysans.

Plus loin, au pied de la montagne, des marécages s'enchevêtraient jusqu'à un bras de mer qui s'enfonçait profondément dans les terres.

Un bloc de granit, sur lequel s'élevait Jérusalem marquait la frontière entre les sols inondés et le désert qui s'étendait à perte de vue. Là, les tentatives de cultures s'orientaient vers celles convenant à l'Amazonie ou aux plateaux andins. Les pommes de terre et la quinua donnaient déjà de bons résultats, quant aux arbres il faudrait du temps. Stella ne disposait pas de beaucoup de semences par espèces. On n'avait pas prévu de planter une forêt pour obtenir un bois convenable pour la menuiserie.

— Je savais que je te trouverais dans le coin! c'était Ray qui venait rejoindre son père.

"Alors?" dirent-ils en choeur, ce à quoi ils haussèrent simultanément les épaules. Finalement, c'est le jeune homme qui entama la conversation.

— Tu es soucieux, n'est-ce pas! Gus t'a dit pour Diana…

— Oui.

— Je ne t'en n'ai pas parlé plus tôt parce que…

— Je sais, tu voulais être sûr. En tout cas elle s'inquiétait de ton absence prolongée.

— Elle t'en a parlé?

— Elle m'a demandé quand tu revenais.

— Elle t'a dit autre chose?

— Voyons! Tu la vois crier sur tout les toits qu'elle est ta maîtresse ou qu'elle est follement amoureuse? Elle sait qu'elle est séduisante, et elle ne s'en cache d'ailleurs pas, aussi, je crois qu'elle ne doit pas facilement étaler ses sentiments de crainte de n'être aimée que pour son physique.

— C'est pour cela que tu es inquiet?

— Pour çà! Tu penses! J'en suis même contant. Mais tu as raison, je ne suis pas tranquille, et je déteste attendre.

— Attendre? Quoi?

— Je ne sais pas. Je voudrais savoir ce qui se trame sur Terre. Regarde, fit Nic en montrant les deux cités. Nous sommes comme dans un sea-morgh'N à la dérive. Nous vivons sur nos réserves, et nos cultures sont encore trop insuffisantes. A part les algues, les insectes et quelques animaux aquatiques nous n'avons riens. Les seuls animaux que nous ayons sont nos deux chiens que nous ne voulons pas tuer, et les oiseaux-mouches. Et pendant ce temps, nos serres doivent alimenter toujours plus de bouches sans recevoir plus d'énergie, sans les recyclages d'un vaisseau où l'équipage vit en vase clos.

— Que ferais-tu s'il s'agissait d'un vaisseau?

Nic répondit comme s'il récitait une leçon longuement apprise.

— Circonscrire les dégâts, éviter la propagation d'incidents, demander des secours, réparer ce qui est réparable, maintenir le moral de l'équipage et éventuellement rationner.

— Çà t'est déjà arrivé d'être en détresse?

— Une fois, les propulseurs en panne. Mais j'en ai vu beaucoup, je suis allé au secours de nombreux vaisseaux du Sea-morgh'N au tycho-drôme.

— Et ici, sur Hôdo? Comment compares-tu le contexte avec ce que tu connais.

— Nous sommes en situation de défaillance des générateurs d'énergies, de plus nous ne pouvons pas appeler à l'aide. En fait, c'est surtout le moral qu'il faut garder.

— C'était compliqué dans un vaisseau?

— Non, mais tu sais, je commandais surtout des cargos, avec peu de passagers, uniquement des astronautes qui se rendaient en un autre endroit du système solaire ou des chercheurs scientifiques qui prenaient la première place disponible. Tu connais la discipline des astronautes qui, par exemple s'interdisait tout bruit susceptible de gêner. Nous ne parlons quasiment jamais à voix forte. Quant aux scientifiques je n'ai presque jamais eu de difficulté, la plupart d'entre eux étaient des gens qui acceptaient de nombreux sacrifices pour mener à bien leur mission et s'accommodaient très bien d'une vie spartiate. Et ceux qui ne rentraient pas dans le moule étaient vite mis en "quarantaine".

— C'est donc les secours qui te manquent?

— En fait, il n'y a jamais eu de guerre, ni même de combats dans l'espace. Mais si cela devait avoir eu lieu, le problème aurait été de savoir qui intercepterait notre SOS. C'est le cas maintenant entre la Terre et nous. Nous avons besoin d'aide mais qui nous la donnerait? ami ou ennemi? Il faut en savoir plus, mais comment? Il faudrait accélérer les contacts, c'est pourquoi l'idée de Frans m'intéresse.

Et il raconta le projet du cogniticien.

— Mais pourquoi n'en parles-tu pas à Mikhaïl? C'est le père des générateurs X2-plasme et en plus tu es hébergé chez lui.

Nic n'y avait pas pensé, tous simplement parce qu'il ne voyait pas comment améliorer les générateurs sans équipements sophistiqués, mais avec l'aide des deux androïdes, pourquoi pas? Il ne perdait rien à en discuter avec le savant. Aussi, il s'y rendit après avoir encore un peu discuté de tout et de rien avec son fils aîné.

Mikhaïl l'accueillit avec surprise et crut tout d'abord que Nic venait prendre des nouvelles aux sujets des études de Sean, mais on n'était pas sur Terre et il n'y avait pas de concours en vue.

— J'ai beaucoup réfléchit à la question depuis notre voyage, commença le Russe. En effet, nous avons étudié et prévu le comportement d'un tachyon vu de l'extérieur mais à aucun moment nous avons évalué ce qu'il se passait à l'intérieur. Nous avons découvert un tout nouveau domaine d'investigation : ce qui se passe dans une particule géante. Vous étiez au poste de pilotage et vous avez pu constater à quelle vitesse nous sommes sortis du miroir d'Alice.

— Oui, la première fois, nous filions à une vitesse incroyable.

— Mais la seconde sortie?

— Et bien, elle était normale. Je dirais la même qu'au début du voyage.

— C'était rigoureusement celle que nous aurions eu, si pendant tout le trajet, nous étions resté dans notre référentiel. J'ai vérifié.

— Et vous en concluez?

— Pour l'instant, rien! Ah, si nous pouvions voir à travers notre bulle sans être obligé d'être tiré comme un obus aveugle et si nous pouvions modifier la trajectoire dedans comme dehors, je suis sûr qu'on pourrait aller et revenir sur la Terre en moins d'un mois.

— Dedans comme dehors?

— Oui, le miroir d'Alice qui désigne la bulle dans laquelle nous voyageons est le résultat de deux découvertes. Nous avions pu fabriquer des mégaparticules, dites aussi particules fractales car ce dernier outils mathématique est à l'origine de l'idée. Nous avions constaté que ces particules géantes devaient être creuses, mais là s'arrêtèrent nos recherches. D'autre part, nous avions pu produire des tachyons. Nous eûmes alors l'idée d'exploiter ces découvertes pour "téléporter" des objets, et la mégaparticule s'avérait bien creuse. De plus, elle offrait un bouclier parfait pour affronter la terrible accélération du tachyon à sa naissance. Vous connaissez le résultat final. Sans rentrer dans des détails qui ne vous intéressent pas, disons que la superficie de la bulle est un effondrement spatio-temporel exactement comme un trou noir.

— Mais alors, nous ne pourrons jamais "piloter" un vaisseau si nous sommes aveugles, s'inquiéta le vieil astronaute qui n'était pas ignare en physique.

— Je dirais préciser que la bulle n'est pas "un" trou noir, mais une trame de trous et d'anti-trous. Nous avons peut-être une chance de trouver une corniche qui nous permettrait de voir l'horizon entre l'abysse et la falaise.

— Donc si on peut piloter, on devrait réduire les temps d'approche.

— Parfaitement, et si cela se trouve, mes collègues cherchent déjà la solution sur Terre.

— Les terriens pourraient donc venir chez nous plus vite que nous allons chez eux.

— Je le crains. Voulez-vous que je me penche sur la question?

— Je vous en prie.

L'insistance de Nic fut telle que le savant lança immédiatement l'opération "le mur du tachyon", suite normale du mur du son puis de la lumière. Il ôta la poussière de son allinone, envoya un message à tous ceux qui pouvaient participer à cette nouvelle aventure exaltante, sur toute la planète, il espérait bien réunir deux douzaines de chercheurs. Sur Terre, c'est par centaines qu'il trouverait des collaborateurs, experts de surcroît, avec le Réseau à leur service, des laboratoires bien équipés et bien d'autres ressources qu'il était impensable de d'obtenir sur Hôdo.

Mikhaïl était exalté. Il se retrouvait une nouvelle jeunesse, ce fabuleux voyage qui l'avait poussé dans les bras d'une épouse tout aussi fabuleuse, trop pour son âge, était un merveilleux rêve, mais, l'aventure, celle du chercheur, lui manquait. Déjà il imaginait ce qu'il pourrait améliorer dans le générateur de X2-plasme. Par exemple, s'il pouvait en réduire la taille, il pourrait envoyer de petits objets vers la Terre sans avoir recours aux balises utilisées lors des premières expériences. Il pourrait "emprunté" un satellite de télécommunication Terrestre et s'en servir pour échanger des informations. Il faisait frémir Nic qui pensait que d'autres pouvaient penser comme lui, et envoyer des objets beaucoup mois sympathiques.

Le Russe avait beau le rassurer en lui expliquant que les terriens n'avaient pas les mêmes motivations que les hôdons, le commandant était maintenant définitivement convaincu qu'il fallait envoyer un nouveau tycho-drôme vers la Terre. Il ramènerait ce dont avait besoin le savant et en premier lieu des batteries pour remplacer celles qui étaient mortes. Et surtout, il ramènerait toutes les informations concernant le X2-plasme. Il était évident que ces recherches financées par le Yakusa devaient être confidentielles et il ne restait plus qu'à espérer que Nana et Frans soient de bons espions.