La première navette du milanaute se posa sur le sol désertique de Hôdo. Chica ouvrit le sas afin que les premiers colons puissent se dégourdire les jambes. Au loin, elle capta la présence de Moka qui s'approchait, accompagnée de Betty. Les silhouettes des deux femmes semblaient flotter sur un lac évanescent. La chaleur était intense. La dernière pluie remontait à deux jours et le ciel immaculé se reflétait dans des mirages tremblotants.
Chica proposa que le groupe d'humains allât rejoindre les deux Hôdons qui venaient les accueillir, afin de rapidement retourner sur le milanaute en orbite. Ils restaient encore quatre hommes à bord qui attendaient leur tour, et beaucoup de matériel à descendre.
Dès que les humains furent à une distance de sécurité, Chica décolla, et dans la foulée, le second tycho-drôme du vaisseau ambassadeur atterrissait.
Le troisième atterrissage de Chica se fit dans un déluge. L'astronaute qui pilotait l'autre navette refusa de se poser sur la planète et préféra attendre que l'orage se calmât.
La gynoïde examina son petit parapluie offert par les Japonais. Mignon, mais incapable de résister à la tempête de Hôdo. Consciente du luxe de ses vêtements, elle les ôta et alla chercher une combinaison d'astronaute. L'armoire en était dépourvue. Sa constitution lui permettait de se passer de protections indispensables aux êtres organiques qui voyageaient dans l'espace. Mais se promener nue sous l'averse ne l'enchantait pas. Non par pudeur, mais pour éviter d'abîmer sa peau.
Les deux savants japonais l'avaient accompagnée à tous ses allers et retours afin de ne manquer aucun comportement du gynoïde. Ils la regardaient déambuler dans le tycho-drôme en habit d'Ève, et prenaient des notes dans leur allinone. Ils n'arrêtaient pas de tout noter, tantôt en vocal, tantôt en graphie. Soudain Chica les interpella et expliqua qu'elle cherchait de quoi se revêtir. En chœur, les deux hommes proposèrent leurs combinaisons. Il fut décider que ce fût celle du plus jeune qui couvrirait Chica. Cela fut aussi consigné et même vidéographié. C'était une belle gynoïde.
Enfin, le trio sortit de la navette, bravant le plus vite possible la trombe qui s'abattait sur eux. Le plus vite était trop lent pour le pauvre Kaneko qui préféra continuer torse nu plutôt que mal à l'aise dans sa tunique trempée et collante. Ses deux compagnons ne pouvaient courir, l'un à cause de son âge et l'autre de sa masse inertielle. Et de toute manière, le sol glaiseux les en aurait empêchés.
Le bruit de l'eau déferlant d'un ciel trop surchauffé feutrait même les coups de tonnerre. Dans ces conditions Betty n'essaya même pas d'adresser la bienvenue aux Terriens. Elle leur tendit la main, les Japonais s'inclinèrent.
Moka elle ne fut pas gênée par les conditions climatiques pour parler avec sa sœur. Elle agissait vis-à-vis d'elle comme le commandant Nic, l'interrogeant tout d'abord sur son état, puis sur son voyage et enfin sur sa mission.
Une fois à l'abri dans la demeure de Portes, Betty appela Sean et Cheng pour qu'il s'occupa des deux savants transis puis les présentât à l'ambassadeur Tanaka qui finalement avait choisi de résider dans la maison de Nic, bien qu'il préférât le site de Rio, il se sentait plus à sa place près du Commandant et de Katsutoshi.
Bientôt tous les membres présents du clan furent réunis dans la salle commune. Il manquait Jeanne et Nic, qui étaient en tournée avec les Tomonaga dans la seconde cité. Tanaka accueillit ses compatriotes qui sortaient de la chambre de Sean et les taquina à cause de leur tenue car, le plus jeune était déjà revêtu du kilt et du poncho hôdon.
— Il est regrettable que le Commandant Nic ne puisse vous accueillir, sans vouloir vous offenser Miss Betty, car vous êtes une merveilleuse dame, prononça l'ambassadeur en cherchant les derniers mots qui convenaient le mieux à la dépeindre tout en respectant sa haute fonction dans la communauté. M'autorisez-vous à faire moi-même les présentations.
Betty hocha la tête. L'ambassadeur fit le tour de table en commençant par l'ancienne astronaute. Des éloges, elle en avait entendu, surtout lorsqu'on la courtisait, parfois aussi après certaines missions spectaculaires. Mais la galanterie de l'ambassadeur dépassait de loin toutes ses récoltes de flatteries et elle se demandait quelle était la part de courtoisie raffinée et de badinage discret.
Quand il présenta Moka, les deux savants s'emparèrent de leur allinone. Ils étaient ébahis d'admiration devant l'aventure extraordinaire de cet androïde qui se considérait comme le représentant des gynoïdes de Hôdo. Ils attendirent impatiemment que l'ambassadeur achevât le tour de table pour se précipiter vers leur héroïne du jour.
Tanaka se tourna vers Betty : "Que voulez-vous ma chère? Ces deux-là sont tellement passionnés par leur sujet que je me demande s'ils réalisent qu'ils sont sur une autre planète, une vraie, j'entends. Et vous mademoiselle Chica, quelles nouvelles m'apportez-vous?"
Tout en transférant ses fichiers dans l'allinone de l'ambassadeur, la gynoïde répéta à haute voix pour les humains ce qu'elle avait déjà raconté à Moka en venant sous la pluie, sauf l'épisode d'Héliopolis qu'elle savait ne concerner que sa mère. Elle termina en expliquant qu'elle avait laissé ses vêtements de dignitaire dans la navette pour ne pas les abîmer. Il était tard. Les humains étaient fatigués et rejoignirent leur cellule sauf l'ambassadeur. Moka, enfin débarrassée de ses deux admirateurs, sortit pour chercher le matériel qui était resté dans la navette de Chica. Condor l'accompagna car le temps s'était dégagé et le second tycho-drôme du milanaute annonçait son retour sur terre. Le sol était détrempé mais le nouveau véhicule offert par les yakusas ni ne s'embourbait ni ne patinait. Il s'en serait servit plus tôt si Gus ou Ray avait été sur les lieux pour remonter les batteries déconnectées d'un modèle nouveau et inconnu sur Hôdo.
— Je vois que vous avez pris très à cœur votre mission diplomatique. Ce métier vous plaît, mademoiselle? demanda l'ambassadeur resté seul avec Chica.
— Oui! Adela m'en appris long sur les humains, leur comportement et leur manière de communiquer. Cheng que vous connaissez bien a aussi enrichi mes connaissances. J'ai pu constater par moi-même combien un simple vêtement pouvait être porteur de messages. J'ai été surpris de voir à quel point il pouvait cataloguer les gens, car souvent c'est un signe de ralliement. Vous dites que l'habit ne fait pas le moine, et c'est faux car chez vous, l'aspect est aussi un moyen de communication : c'est une reconnaissance tribale. Regardez l'uniforme des astronautes, des armures modernes couvertes d'armoiries. L'accoutrement représente même des modes de pensée : comme vos deux savants, le chercheur pragmatique et le maître, l'un toujours en saharienne, les poches pleines d'objets disparates, l'autre en blouse blanche ou en col roulé, pour se distinguer de la masse anonyme. J'ai vu des mendiants et des princes, des gardes de corps et des révoltés. J'ai vu une population bariolée et j'ai constaté à quel point l'attitude de mes interlocuteurs était conditionnée par ma tenue.
— Une situation que beaucoup vous envierait.
— Je comprends ce à quoi vous faites allusion, mais pour moi il ne s'agissait que d'un instrument de travail qui convenait parfaitement à la tâche que j'avais à accomplir.
— Vous êtes réellement dépourvue de notion d'esthétique?
— Mon cerveau ne peut le concevoir, et si néanmoins j'y étais sensible, je doute qu'il ne conçoive l'art comme les humains. Je suis capable de reconnaître de la finesse, de la précision, de la patience et même de la rareté d'un objet manufacturé. Je peux reconnaître la complexité de toute chose lorsque j'ai suffisamment d'élément en ma possession, mais je ne vois pas pourquoi une rose serait plus jolie qu'un pissenlit. Je ne comprends pas votre engouement pour certaines œuvres que vous dites d'art. Par contre, je crois que je suis sensible aux valeurs dites sentimentales. Le costume que vous m'aviez donné, puis ceux de vos collègues me sont précieux.
— Pourquoi?
— Ils m'ont été donnés! Je les ai reçus comme une charge. Une marque de respect ou de confiance. Evidemment, ce sentiment est encore plus fort pour les bijoux d'Adela et le sabre de Katsutoshi, car il s'agit là d'amitié.
— Mademoiselle Chica, je ne suis pas l'un de ces savants qui décortiqueront les moindres signaux électriques qui traversent vos neurones, mais permettez-moi de vous demander : vous connaissez l'amitié?
— Et même votre expression : Mademoiselle Chica. A vrai dire rien ne prouve que les mots que j'utilise ne soit les mêmes que les vôtres. Ils n'ont de sens que dans nos têtes respectives. Mon cerveau analogique me permet d'associer mes sentiments ressentis avec les vôtres exprimés. Mon travail de secouriste et d'infirmière m'a aidée. Et j'ai aussi découvert votre fameuse notion de symboles. En fait, elle n'est pas différente de la nôtre. Il s'agit pour nous de nœuds conceptuels, de passages raccourcis entre différents groupes d'associations mentales, des passerelles en quelque sorte. Là aussi, l'apprentissage est important, et j'ai remarqué combien il variait d'une culture humaine à une autre. J'ignore pour l'instant s'il existe des symboles communs à tous les gynoïdes. Peut-être un jour le trouverai-je comme votre Jung.
— Ce fut un plaisir de m'entretenir avec vous, Mademoiselle Chica. Plus que vous ne l'imaginez. Il est tellement agréable de pouvoir parler avec un être qui ne vous mentira point, un être avec qui vous pouvez quitter, sans peur les masques que vous vous êtes péniblement constitués. Les Hôdons n'ont pas découvert et colonisé une planète, ils ont fait bien plus en découvrant votre généreuse candeur. Les savants étaient trop penchés sur leurs exploits et nos maîtres sur le profit qu'ils pouvaient en tirer, pour s'apercevoir qu'ils avaient créé plus qu'un rêve d'une nuit. Maintenant, permettez-moi de consulter mes dossiers, je pense qu'ils sont capitaux pour nos trois communautés.
— Les trois?
L'ambassadeur sourit et détailla : "Les Hôdons, les Terriens, et… vous"
Chica n'était pas fatiguée et avait hâte de voir en personne Adela. Aussi, rejoignit-elle Moka, Condor et quelques autres gynoïdes et humains.
Au passage, Moka, transmit un bref message à sa sœur : "Nous sommes fiers de toi."
Tout le matériel était entreposé, à l'abri, dans Jérusalem. Il fallait maintenant le recenser, examiner à première vue s'il n'avait pas souffert du voyage et savoir qui s'en chargerait. Jeanne, Nic et Gus paraissaient souvent infatigables, et veillèrent jusqu'à ce que chaque pièce soit attribuée à un clan, à une cité. Ensuite, il ne restait plus qu'à transporter ce qui devait être installé à Rio.
A l'aube, Chica arriva avec son chargement. La route qui reliait Jérusalem et Rio était un peu étroite pour le véhicule transporteur qui s'avéra encore une fois un très bon tout terrain. Il n'empêche que le trajet fut long et que Chica dut s'y reprendre à plusieurs reprises pour franchir les deux virages pentus et serrés qui attaquaient la montagne.
La gynoïde était heureuse de voir que ses parents l'attendaient. Ils étaient inquiets de son retard et avaient accompagné Nic, Gus et d'autres hôdons, venus récupérer le matériel, au seuil de la cité. Chica laissa le transporteur à l'ingénieur, pour rejoindre sa famille humaine restée en retrait du groupe.
— Je suis contente que tu sois de retour, Chica, commença Adela.
— Ce n'était qu'un petit voyage. Pourtant, j'y ai fait beaucoup de choses. Mais dis-moi, il me semble que tu as encore grossi depuis la dernière fois. Serais-tu enceinte?
— Oui, je l'attendais depuis un certain temps, ce moment-là. Je vois que tu as toujours l'œil!
— C'est normal, ton enseignement est bien enregistré. Et je me vois obligé de te conseiller de rester prudente. Peut-être serait-il sage que tu cesses tes va-et-vient d'une cité à l'autre. De plus, le climat est plus facile à supporter ici qu'à Jérusalem.
— Je sais, la dernière fois, Nic a eu un accident en venant ici. Il s'en est heureusement bien tiré, ce n'était pas grave, pourtant sans la présence de Moka, il aurait souffert plus longtemps. Mais si tu commençais par nous raconter.
Pour la troisième fois, Chica raconta son épopée. L'accueil des Japonais, la curiosité des deux savants qui en vinrent à venir sur Hôdo, la rencontre avec Go-Lan, l'androïde mâle, puis l'entrevue avec le grand Maître d'Adela et enfin son passage à Santa-Cruz. C'était bien mouvementé, moins héroïque que Moka, mais elle avait fait quasiment le tour de la Terre en une semaine.
Elle donna enfin le message d'Héliopolis et dit :"il paraît qu'il y a quelque chose nous concernant, pourrais-je savoir ce dont il s'agit?"
— Curieuse, va! Laisse-moi au moins le lire.
Apres sa lecture, Adela se contenta de résumer : "Tu as fait une sacrée impression, là-bas. Je t'expliquerai plus tard. Sois patiente! Maintenant, tu devrais voir Nic, tu sais qu'il est le plus impatient de nous tous, même s'il s'efforce de ne pas le montrer. "
Chica se dirigea vers le groupe où elle avait aperçu le Commandant, soudain elle se retourna et cria à Katsutoshi comme si elle se rendit compte qu'elle avait oublié une information importante: "Ton sabre, j'en ai bien pris soin."
Elle pensait que l'instrument lui avait même été utile pour imposer du respect, mais au fond, elle regrettait que ce fût aussi et surtout un symbole de mort. C'était vraiment stupide de la part des humains d'abréger une vie déjà si courte. Elle était trop bien placée pour savoir combien au contraire il pouvait être difficile de la maintenir.
Nic, comme à l'accoutumée, se contenta d'un bref salut et au lieu de demander comme les autres de raconter son voyage, lui dit : "j'ai lu ton enregistrement que Moka m'a transmis. Très intéressant. Je pense qu'Adela est fière de toi. J'aimerais néanmoins en savoir un peu plus surtout à propos de ce Goal Ane."
Il y avait trop de bruit à l'extérieur avec les Hôdons qui déchargeaient du transporteur les générateurs d'hydrogène à immersion. Il se dirigea dans la maison de Betty où il pourrait boire une tasse de thé autochtone tout en se concentrant sur les détails fournis par Chica. Pour elle, c'était la première fois qu'elle rencontrait Nic dans son état de Commandant. Si elle ne fut pas impressionnée par les différentes personnalités qu'elle avait rencontrées sur Terre, cette discussion l'émouvait. C'était important.
Nic, à force de côtoyer Moka, finissait par deviner les gynoïdes. Il expliqua à Chica qu'elle était la seule à avoir conservé une mémoire complète de son aventure. Patiemment, elle déroula les séquences mémorisées que ses neurones restituaient. Nic fermait les yeux en silence sauf une fois, quand il demanda qu'elle lui répétât ce qu'elle savait de Tyr. A la fin, il se leva : "merci Chica. Tu peux t'occuper d'autre chose maintenant"
Elle se leva aussi, prête à quitter la chambre du Commandant.
— Puis-je vous demander, Commandant. Je n'ai pas capté la présence de Nana…
— Elle est partie, moins d'une semaine après toi.
— C'est peu. Pourquoi cet empressement?
— Ce n'est pas l'un de mes souhaits. C'est elle qui l'a voulu. C'est à elle qu'il faudra demander.
— Elle a pris une telle décision! Et vous n'avez rien fait pour l'en empêcher? Connaissant à la fois les gynoïdes et les humains permettez-moi de trouver cela difficilement explicable.
Nic ne répondit pas. En fait, lui-même ne savait pas pourquoi Nana était partie si précipitamment, ni pourquoi il n'avait même pas tenté de la retenir. Du moins, sur cette dernière question, il avait un motif : fidèle au concept de société qu'il avait souhaité, il refusait d'être le chef de Hôdo qui distribue ses ordres. Les autres arguments, il les taisait. Le vieux Commandant astronaute qu'il était savait laisser ses hommes prendre des initiatives. C'était parfois courir un risque, mais qui souvent en valait la peine. Ce n'était d'ailleurs pas tant Nana qui était concernée par cette "expérience" que réellement Moka. Si cette dernière devait devenir la responsable des gynoïdes, il fallait lui laisser la liberté de manœuvre. Nic savait jouer de coup de poker ainsi avec ses subordonnées. Son flair lui incitait à agir de même pour les androïdes. Alors, il s'effaçait et laissait faire, tout en gardant un œil vigilant sur la tournure que pouvaient prendre les évènements.
Nic ne confiait jamais ces "expériences" à qui que ce soit, mais il les consignait dans son journal de bord, une vieille habitude d'astronaute. Donc personne ne connaissait ses petits secrets. Personne? Moka calquait son comportement sur celui de son père.