— Il me semblait que vous ne deviez pas utiliser les émissions radio pour communiquer.
— Je n'étais pas au courant. Dites-moi au moins où je peux vous joindre pour que je puisse vous connaître et parler en vocal.
L'androïde qui s'appelait sœur Magdalena fixa un rendez-vous dans le temple de la Conception. Nana repéra sur le plan de la ville l'endroit où elle devait rejoindre l'inconnue qu'elle avait découverte grâce aux informations récoltées dans la mémoire de Moka. Frans suivait sans trop poser de question, il n'avait pas lui, un cerveau relié au réseau de la ville. Ils arrivèrent dans une "clairière" au milieu d'une forêt de tours d'une trentaine de mètres, abritant derrière leurs parois de verres changeants et multicolores, appartements ou bureaux. Un parc planté d'arbres aux fleurs jaune intense presque dénués de feuillage. Au centre, se tenait le temple, vestige passé, rescapé d'un urbanisme tourné vers le futur. C'était une sorte de grande maison ressemblant à certaines halles moyenâgeuses d'Europe centrale au toit prolongé en auvent et ses colonnes de bois. La façade était décorée de motifs évoquant la culture camba.
Frans n'en revenait pas : une androïde religieuse! Pour motiver l'apprentissage, les androïdes étaient dotés d'émotions. Comme les humains, ces êtres de synthèse réagissaient non seulement aux accidents et aux rendements optimisés, mais aussi aux punitions et récompenses. Ces jeux subtils de plaisirs et désagréments permettaient d'attribuer des poids dans les décisions, ainsi le cerveau des androïdes s'enrichissait de la notion de bien et de mal. Mais les cybernéticiens n'avaient pas prévu la possibilité d'intégrer la notion du Bien et du Mal. Entrer en religion, était pour Frans, issu d'une famille de pasteurs, s'impliquer dans des choix auxquels était soumise l'Humanité dès l'instant où, après avoir goûté au fruit du savoir, Adam et Eve pensèrent qu'ils pensaient. Non, il ne pouvait s'agir d'une vraie religieuse.
A peine à l'intérieur du temple, sœur Magdalena interpella le couple de touristes.
— C'est vous, l'amie de Moka? Et lui, qui est-ce?
L'homme se présenta lui-même.
— Je suis Frans Cormaek, cogniticien. Nana et moi sommes ensemble.
— Il est mon précepteur, commenta cette dernière.
— Cogniticien? Précepteur? Vous êtes donc en mesure d'éduquer les androïdes, interrogea sœur Magdalena. Vous m'intéressez.
Elle enchaîna sans laisser de temps à Frans pour préciser que le terme précepteur n'était pas tout à fait adéquat. Elle raconta comment elle fut recueillie par les soeurs de Santa-Cruz, puis la visite de Moka qui lui promit de la réparer et de changer sa peau moyennant quelques services d'espionnage sur les activités des yakusa. La pêche aux informations avait été maigre, car celles-ci étaient trop bien protégées, mais elle était satisfaite car d'une part, elle avait découvert un trafic louche d'androïdes et elle avait maintenant un autre aspect plus en rapport avec son nouveau rôle. Frans reconnut en effet qu'elle ressemblait à ces innombrables statues de saintes qui ornent les églises.
— Pouvez-vous m'en dire plus sur ce trafic que vous qualifiez de louche? demanda-t-il.
— Moka et moi avons constaté que la mafia locale achète plus d'androïdes qu'il n'y en a réellement en service ici. Au début, j'ai cru que ces androïdes étaient envoyés vers d'autres grandes cités, mais en fait, chaque cité s'occupe de ses commandes et n'a nullement besoin de les faire transiter par cette ville. Certes quelques unités sont transférées vers des petites villes voisines sans que cela ne justifie le taux de disparition. En fait, alors que nous essayions de trouver une explication, je découvris qu'une commande d'androïdes à destination de Sao Paulo et Montevideo s'égara ici. Finalement Moka, qui est plus habile que moi pour naviguer sur le Réseau arriva à la conclusion que tous ces androïdes disparus étaient acheminés vers la Mésopotamie.
Frans ne put s'empêcher de sourire. La Mésopotamie! Il s'imaginait des harems de naïades "synthétiques", à condition, évidemment, que l'eau des bassins ne soit trop profonde afin de ne pas devenir un cimetière de sirènes.
— Et pourquoi un tel intérêt? prononça-t-il quand il redevint sérieux.
— J'essaie de sauver mes soeurs androïdes de la déchéance.
Frans écarquilla les yeux. Il s'attendait à tout, sauf à çà. Il ne devait s'agir que d'un mimétisme, rien d'autre. Moka, Nana et Chica mimaient le comportement de certains hôdons, ceux qu'elles fréquentaient le plus souvent. Il devait en être de même pour sœur Magdalena soignée et abritée par les soeurs.
— Mais de quelle déchéance parles-tu?
— Celle d'être traitées comme de vulgaires machines à faire l'amour.
Frans se racla la gorge :
— faire l'amour, en soi, n'est peut-être…
— Je ne parle pas d'amour, pas de celui-là, je parle de vulgaires machines. Faire l'amour est une tâche comme une autre et tant que les humains sont satisfaits de nos services, nous sommes contentes. Mais certains nous dégradent et, je ne suis pas sûre de comprendre tout ce que dit sœur Maria, mais je crois qu'il y a quelque chose de mal dans l'amour.
— Je crois qu'il y a quelques confusions, constata le cogniticien. Il faudrait peut-être que je t'explique des concepts mal compris.
— Mal compris! Vous voulez refaire de moi une prostituée?
Frans s'étonna de tant de vigueur dans les réactions de la sœur. Ses seuils d'alerte devaient être mal réglés ou alors l'expérience vécue avait profondément modifié ses paramètres de bases.
— N'aie pas peur! intervint Nana. Frans est bon avec nous. D'ailleurs, en fait, nous sommes ici pour changer le travail de certains androïdes. Nous voulons en faire des astronautes hôdons.
— Alors, vous allez pouvoir m'aider, s'exclama Sœur Magdalena.
— Pas si vite, tempéra Frans. L'évolution de la personnalité d'un androïde est très rapide, plus d'une dizaine de fois celle d'un humain. Mais elle atteint aussi beaucoup plus vite sa pleine maturité. Aussi, de plus d'un an d'activité sont pratiquement irrécupérables.
— Je connais les dates de mise en service de tous les androïdes qui sont dans cette ville. Si je comprends, je dois commencer par les plus jeunes. Je sais où elles sont affectées, j'y vais tout de suite.
— Pas si vite! répéta Frans, encore surpris par tant d'ardeur. Vous n'arriverez à rien comme çà. Pour les détourner de leur mission d'origine, il faut pratiquement qu'un homme ouvre une brèche, je pourrais le faire, mais il me faut garder l'anonymat, ou alors il faudrait que j'aie des complices.
Il alla s'asseoir sur un banc. Tout en contemplant distraitement l'agencement des lieux qui lui rappelait étrangement son Afrique australe, il réfléchissait, ou plus précisément, il attendait une inspiration.
La religieuse androïde demanda alors quelles étaient les compétences d'un cogniticien. Elle voulait comprendre comment il agirait. Tout d'abord, Frans expliqua qu'un cerveau biochimique était beaucoup plus "comprimé" que les cerveaux optroniques, ce qui permettait d'emporter en soi un énorme potentiel de connaissances. De plus, la chimie complexe de l'animal permettait de mieux partager les ressources d'alertes au lieu de les canaliser uniquement dans l'unité centrale. Ainsi, les androïdes qui étaient construits à l'image de l'homme, disposaient d'un "néocortex" réduit, mais connecté à un ordinateur lui-même immergé dans le Réseau. Le travail d'un cogniticien consistait à engendrer et entretenir des connaissances ou des techniques d'apprentissage.
Tous les ordinateurs, quelle que soit leur taille et la spécificité de leurs tâches, tournaient sur un double système, l'un chrono-ensembliste et l'autre neural-flou. Ceux qui sont logés dans le crâne des androïdes sont enrichis d'une palette d'alertes émotives et de deux autres moteurs chargés l'un de consolider l'acquisition quotidienne des données, et l'autre d'extrapoler. Cette dernière caractéristique que les cogniticiens dénommaient intelligence créatrice était la plus difficile à quantifier, car ses manifestations étaient la plupart du temps discrètes.
Nana prit place à côté de Frans, et comme lui, joignit les mains. Pour imiter l'androïde aîné, Sœur Magdalena fit de même. La banquette grinça, mais elle était solide. Tous trois semblaient prier.
Ce fut la religieuse qui rompit le silence.
— Et pourquoi ne demandez-vous pas l'aide des amis de Moka?
— Les amis? répéta Nana. Père Kashavan, Petit Cheval Blanc et Stanley?
— Une excellante idée, s'exclama Frans. Nana, il faut que Petit Cheval Blanc vienne ici pour nous aider.
— Je me charge de lui envoyer un message, avança Nana sans attendre la demande de Frans qui apprécia, en expert, le fonctionnement du moteur d'anticipation.