planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 15. Gynoïdes

— La seule chose qui me gêne en tant qu'ambassadeur, c'est que vous n'avez rien, ou presque, à échanger.

— Un si petit peuple! J'ai en souvenir, de mes cours d'histoire, que des terres plus riches et plus peuplées que nous, mais "sous-développées", payèrent de lourds, très lourds, tribus pour atteindre des niveaux de vie dits comparables à leurs modèles alliés et paternalistes. J'ai lu combien ces pays furent soumis aux dictatures ou à l'endettement endémique, déchirés ou recollés au gré des intérêts plus que d'une morale prétendument neutre ou humanitaire selon que l'ingérence était cachée ou non. J'ai lu, oh! combien, la liberté a un prix, même quand les canons se taisent.

Jyungi Tanaka ne releva pas les propos de Nic. Les deux hommes paraissaient si souvent ensemble qu'on eut pu les prendre pour d'inséparables amis. Ils passaient parfois des heures à s'entretenir et s'étaient découverts de nombreux points de convergence. Ils forgeaient lentement, prudemment, le trait d'union qui relierait l'ancien et le nouveau monde.

Le regard de l'ambassadeur se perdait au-delà du panache de poussière du tycho-drôme qui venait de se poser. Le désert s'étendait, non pas tel un Sahara brûlé par un soleil impitoyablement sec, mais par une absence totale de vie. Seuls, les champignons et les mousses se risquaient hors des marais littoraux tant que l'humidité était abondante. Partout ailleurs, un sol lunaire aux cicatrices fraîches et pourtant si profondément érodées attendait son manteau de verdure. Mais avant que la nature autochtone s'enhardisse ou que les créatures venues d'ailleurs ne forcent l'évolution indigène, le terrain restait stérile. Le sol vierge était incapable de retenir l'eau de pluie, quasi quotidienne, qui déferlait en ravine, s'évanouissait dans les couches profondes ou s'évaporait dès que les nuages se dispersaient.

Enfin, une silhouette sortit de la navette. Nic reconnut tout de suite Frans qui, s'avança rapidement vers les deux hommes. Il était exalté comme si l'aventure qu'il venait de vivre fut des plus palpitantes. Derrière, plus posée, Nana suivait accompagnée de neuf femmes.

— Salut, Commandant! Ce fut un voyage extraordinaire! s'exclama le cogniticien dès qu'il fut à portée de voix. J'ignore comment se débrouille Moka qui doit être encore plus géniale que Nana, mais je peux vous assurer que celle-ci est extraordinairement intelligente. Grâce à elle, nous avons pu récupérer neuf candidates. Ah, si vous saviez! On a même rencontrer une androïde nonne. C'est…

— Extraordinaire! coupa Nic qui enchaîna immédiatement. Je vous présente l'ambassadeur de la Terre, membre du yakusa.

— Extraordinaire… laissa tomber Frans dans un élan d'enthousiasme subitement suspendu.

— Tu peux parler sans crainte, nous l'avons mis au courant pour Moka, Nana et Chica, fit Nic amusé en voyant l'air embarrassé du cogniticien.

— Mais, c'est que, nous en ramenons d'autres!

— D'autres… androïdes? s'étonna l'ambassadeur.

Frans raconta alors son épopée avec Nana, ils avaient découvert qu'une partie des livraisons étaient réexpédiée vers la Mésopotamie. A la recherche de jeunes spécimens, ils étaient tombés, lui et ses complices terriens, sur une dizaine d'éléments destinés à un harem oriental. Le cogniticien n'eut aucune peine à détourner les androïdes de leur mission originale.

Pendant que Frans parlait, les dix femmes de synthèses avaient rejoint le trio. Quand il se tut, l'ambassadeur resta pensif et Nic enjoignit la troupe de se rendre à Jérusalem. Nana s'approcha de ce dernier et, ayant récupérer le mode de pensée de Betty et Diana demanda en montrant le Japonais : "qui est ce type?"

Le type en question entendit. Il déclina son identité et son rôle sur Hôdo, puis, s'adressant à Nic et Frans :

— je ne suis pas spécialiste en robotique et…

Nana l'interrompit :

— robotique! nous sommes des androïdes, ou plus précisément, des gynoïdes.

 — Nana, laisse Tanaka-san terminer, s'il te plaît.

— Ce n'est rien, elle ne fait que conforter mon opinion. En fait, ce que je voulais dire, est que les spécialistes ont l'impression que ces androïdes, gynoïdes, corrigea-t-il, échappent parfois à notre contrôle, aussi, les destinions-nous uniquement à des tâches inoffensives … pacifiques. Nous étions au courant que la Mésopotamie développe des robots à des fins militaires, mais ses savants rencontrent beaucoup de difficultés. Je pense qu'ils veulent analyser nos androïdes pour améliorer les leurs.

— Je vous comprends, intervint Frans. Mon expérience fut exaltante, comme je le disais, surtout d'un point de vue scientifique. J'ai accompagné Nana pour étudier son comportement dans divers environnements. Ici, les gynoïdes sont fortement influencés par, ce que eux-mêmes appellent des parents ou des tuteurs, qu'ils miment comme des enfants ou des adolescents. J'avais pu constater que Moka continuait de prendre pour modèle le commandant, même lorsqu'elle était sur Terre. Mieux, ces périodes de séparation physique renforçaient l'acquisition du modèle au point de créer une personnalité propre et individuelle de Moka. En voyageant avec Nana, j'ai tout d'abord observé la dépendance à ses modèles qu'elle avait gardée dans sa courte mémoire locale. La première chose qu'elle fit en reprenant contact avec un ordinateur central fut de se brancher sur le cyberespace de ses parents, en l'occurrence Betty et Diana. Elle puisait chez l'une ses prises de décision et chez l'autre une attitude scientifique.

J'ai été surtout sidéré de voir à quel point elle avait les sentiments humains. Elle est capable, cela va de soi, d'apprécier les situations en ressentant l'équivalent de plaisir et dégoût. Il est fréquent qu'un moteur d'intelligence artificiel soit en plus doté d'une sécurité telle que la souffrance. Vos techniciens ont enrichi la palette minimum de sentiments plus humains, utile à leur activité de prostituée. Ainsi ces femmes sont dotées de sentiments plus relationnels, le consentement et la tristesse. Mais ce qui m'a le plus épaté, c'est qu'elles sont dotées d'un moteur d'anticipation complètement nouveau.

— Ce qui veut dire, demanda Nic qui craignait que Frans ne parte dans des explications qu'il ne pourrait plus suivre.

— Hé bien, elles sont capables de prévenir à des besoins et de créer de nouvelles solutions. Ce qui me trouble, c'est que j'ai l'impression que ce moteur leur fournit une autre dimension, probablement pas prévue. J'ai rencontré une gynoïde qui était mystique, et Nana se pose parfois des questions métaphysiques.

— Métaphysique? fit Nana qui écoutait silencieusement les trois hommes. Je ne m'en souviens pas. Mais, d'un point de vue plus matérialiste, peut-être pourrions-nous nous occuper des nouvelles venues.

La troupe se mit en route vers Jérusalem. Les neuf nouvelles gynoïdes avaient déjà un nom moins rébarbatif que leur numéro de série. Mais, à l'exception de Grâce et Ayame, Nic se doutait qu'elles seraient rapidement appelées différemment, car leur nom faisant souvent trop clairement allusion à leur ancien métier de gynoïdes de joies.

Chemin faisant, Tanaka expliquait pour l'énième fois sa théorie de l'expansion de la race humaine à qui voulait l'entendre et Frans était bon public bien que toujours sceptique.

"L'espèce humaine doit survivre…" expliqua l'ambassadeur.

— Doit! au nom de quoi? rétorqua le cogniticien. Parce que nous sommes, ou croyons être, l'extrémité d'une longue chaîne qui commence quelque part dans la mort d'une étoile et qui devrait finir avec la mort d'une autre?

— Je n'exclus pas la possibilité que nous ne soyons que, momentanément, le dernier chaînon, d'autres suivront. Je n'en doute pas…

— A mon avis la relève est déjà présente.

— La relève? quelle relève? vous?

— Nous! Oh non! Elles…

Frans désigna les androïdes qui l'accompagnaient. Nic ne réagissait pas, il connaissait le savant et ses marottes. Mais l'ambassadeur, bien que surpris, peut-être trop habitué à la diplomatie ne semblait pas perdre contenance, au contraire :

— je comprends ce à quoi vous faites allusion, mais, de nombreuses espèces vivent en symbiose : que serait le requin sans le rémora? et à l'extrême, l'homme a beau être une créature très évoluée par rapport à la flore microbienne, mais que pourrions-nous sans celle qui peuple nos intestins. Non, franchement, je partage votre humilité relativiste, mais je suis intimement convaincu qu'il faille nous étendre dans l'univers, et vous pouvez nous apporter votre aide.

— Notre aide?

— Chaque nouvelle planète permettra d'observer encore plus loin et sans doute aurons-nous besoin de relais pour nous éloigner de plus en plus. Nous vous garantissons la paix. Je pense qu'il est temps que notre vision de l'univers change, laissez-nous une chance d'y croire. Quant aux gynoïdes, je ne sais quelle place elles prendront dans l'Evolution mais…

Nana interrompit l'ambassadeur :

— vous n'avez rien à craindre de nous. Vous le dites vous-mêmes, de nombreuses espèces vivent ensemble, se complétant mutuellement. Nous n'avons pas votre agressivité, nous n'en avons pas besoin, car nous sommes très différentes. Je crois que Betty utiliserait une image dans le style de vos poissons et de vos microbes. Elle dirait que les humains sont des véhicules tout terrain et nous des trains. Sur nos rails, nous sommes bien plus efficaces que vous, mais vous, vous pouvez parcourir n'importe quelle route. Ensemble, nous pourrons faire plus de choses, mais, puisque vous parlez d'aide, nous, nous avons besoin de la votre.

— Ha! s'étonna l'ambassadeur, surpris d'entretenir une conversation avec une machine.

— Comme les trains, nous consommons plus d'énergie que les véhicules de route, et, en attendant de pouvoir en produire suffisamment par nous-mêmes, nous avons besoin de batteries.

Tanaka jeta vers Nic un regard ou se mêlait surprise, admiration et inquiétude et qui aurait pu dire : "pincez-moi! je rêve, n'est-ce pas!"

— Nous avons besoin de vous, et nous pouvons vous rendre service continua la gynoïde.

— Je serais heureux de connaître votre offre, s'intéressa l'ambassadeur.

— Si j'ai bien compris vos projets, vous voudriez conquérir d'autres planètes pour y exporter des humains. Or, les humains et les gynoïdes ne souffrent pas des mêmes désavantages au cours d'une exploration. Nous sommes insensibles au manque d'oxygène, aux très basses températures et de plus nous sommes à l'abri des intoxications et infections qui vous frappent. En tout cas, là où nous ne survivrons pas, vous non plus. Mais il y a plus, continua Nana, nous pouvons construire d'autres gynoïdes.

— C'est une idée à approfondir!

— Parfaitement, j'y ai déjà pensé. Nous pourrions prendre en charge la construction de notre propre espèce. Nous travaillerions en bonne entente avec les humains, nous nous rendrions services mutuellement. Ne le faisons-nous pas déjà sur Terre en nous prostituant. Nous vous donnons l'argent de nos clients et vous nous donnez l'énergie, l'accès aux réseaux et aux serveurs et vous nous entretenez..

— Attendez, pas si vite! nous gagnons de l'argent en vous vendant ou en vous faisant travailler.

— Mais çà, c'est ce que vous appelez de l'esclavagisme! En outre, nous n'avons pas l'intention non plus d'être des salariés. A la rigueur pourrait-on monnayer nos services.

L'ambassadeur resta silencieux. Esclavagisme! Ce mot dans la bouche d'un gynoïde le troublait. Il était au courant de certaines facéties des androïdes, de réactions curieuses que les spécialistes n'expliquaient pas toujours bien. Il comprenait maintenant pourquoi la production avait été ralentie. Heureusement, ces machines n'étaient pas programmées pour être agressives, sinon il serait à craindre qu'elles ne se révoltent.

— D'ailleurs, poursuivit Nana, Frans croit qu'on essaie de fabriquer des androïdes militaires. Nous serions à même de contrôler la situation.

— Cette idée-là, au moins, me séduit.

Un coup de tonnerre éclata, par bonheur la troupe était arrivée dans le village. Frans se précipita chez Diana avec les nouvelles gynoïdes et Nic, accompagné de l'ambassadeur et de Nana rentra chez lui. Les deux humains proposèrent de continuer à discuter autour d'un osha de synthèse, tandis que Nana se dirigea vers la chambre de Sean. Il n'était pas là. Sans doute travaillait-il quelque part, elle le verrait plus tard dans la soirée, en attendant, elle irait dans le clan de Diana où se trouvaient les autres gynoïdes et Frans. Elle ne savait pas pourquoi, mais l'absence du cadet des Portes la contrariait. Fallait-il en faire part au cogniticien. Mais ce n'était le moment, il était très occupé à connecter les nouvelles recrues à l'ordinateur central qui n'avait pas été prévu pour héberger plus de trois androïdes simultanément. Il ne lui restait plus qu'à se rendre chez Diana qui était heureuse de revoir la gynoïde. Mais Nana se sentait dépitée. C'était une machine qu'on accueillait, pas une gynoïdes. C'était l'une de ses mères et les humains accueillaient différemment les membres de leur famille. Au lieu de cela, Diana parla des prochains tests de partage de mémoire avec les champignons neuraux.

Nana écoutait silencieusement jusqu'au moment où Diana s'interrompit et constata :"tu ne dis rien?"

— Je n'ai malheureusement rien à dire. Je n'ai pas assez de souvenirs de mon voyage sur Terre. Je ressens seulement de vagues impressions, nouvelles et difficilement explicables.

— Comme quoi?

— De la contrariété. Je me sens à la fois libre et abandonnée.

— Curieux, en effet! Qu'en dit Frans?

— Il est occupé. Nous vous avons ramené de nouvelles gynoïdes.

— Gynoïdes?

— Je ne sais pas d'où me vient ce mot. Sans doute l'ai-je appris sur Terre. En tout cas, il me semble plus logique qu'androïde.

— Je suis tout à fait d'accord avec toi. Les hommes avec leur machisme…

— Je ne comprends pas, vous avez pourtant la même structure organique de base. Que suis-je alors pour vous? Un ennemi, une machine?

Diana ne répondit pas tout de suite, bien qu'elle avait déjà la réponse, car souvent, elle y avait pensé.

— Nana, pour toi, je suis une mère?

— Une mère spirituelle dans le langage des humains. Peut-être aussi pourrais-je dire une maîtresse, un guru, une sainte, une idole… Il existe de nombreuses expressions qui s'apparente à ce que vous représentez pour moi. Mais vous esquivez ma question initiale.

— J'y viens et tu m'y as aidé en parlant de sainte et d'idole. Entre les gynoïdes et les humains, il y a peut-être la même relation qu'entre les humains et les dieux. Nous vivons deux univers parallèles à la fois proche et éloigné. Que tu sois une prêtresse, c'est bien, mais fais attention de ne vouloir devenir une déesse. Tous les humains qui ont essayé, ont sombré dans la folie.

— Je n'ai pas l'intention de devenir humaine. Mais j'essaie de comprendre ce que je ressens.

— Tu es vraiment un… Diana allait dire un "sujet intéressant ", se retint et commença une nouvelle phrase.

" J'ai l'intention de déménager et d'aller à Rio, ne suis-je pas brésilienne sur Terre. Enfin, j'aime mieux cet endroit, et puis, mes principaux collègues, Frans, Mikhaïl et Makuta y sont. Voudrais-tu venir avec moi? Tu seras aussi, ainsi, plus proche de Betty, qui, si je ne m'abuse est ta seconde mère? C'est elle qui nous hébergera."

Il n'y avait pas d'erreurs possibles, le visage de Nana s'était bien éclairé de satisfaction. Depuis son voyage sur Terre, elle était devenue plus humaine.

— Je pense que chaque gynoïde devrait être hébergée dans un clan et …

— D'accord, d'accord! coupa Diana surprise par l'enthousiasme de Nana. Nous n'y sommes pas encore et, avant, nous conclurons l'expérience des champignons.

— Ca me laissera le temps ainsi de régler quelques détails.

Diana était à mille lieues d'imaginer que ces détails concernaient Sean.