Le club des sept femmes se réunissait chaque fois que Nic quittait Jérusalem. C'était non seulement l'occasion de réunir le conseil des décisions féminines, puisque la constitution de Hôdo assurait la parité et l'autonomie des sexes, mais aussi de se retrouver entre amies. Jeanne profitait alors de l'absence de son trop taciturne mari et surtout de la présence exubérante de Betty pour changer d'air. Elle avait enseigné à ses compagnes un jeu que son mari appelait tarot et qui se jouait au plus à cinq. Dans ce cas, les deux femmes synthétiques ne se mêlaient pas aux humaines. Mais comme il fallait un minimum de trois joueurs, il n'était pas rare que Nana ou Chica se mettent autour de la table.
Adela connaissait un autre usage de ces cartes. Elle disait que ces lames servaient à l'art divinatoire et elle en enseigna la signification à Jeanne et Diana. Voyant la curiosité que portaient ces deux dernières à la cartomancie, Cheng tenta en vain d'expliquer le Yi-Ching.
Betty regardait çà, sceptique et étonnée de voir que l'on pouvait donner tant d'intérêt à de telles futilités. Pourtant, il y avait plusieurs maîtres médiateurs sur la planète qui utilisaient de chimériques magies avec leurs dons prétendument paranormaux de clairvoyance. Mais, s'ils étaient indispensables, car c'étaient d'excellents diplomates, Betty n'y voyait là que de fins psychologues exploitant au mieux les thèses de Jung, et, elle jugeait qu'elle n'avait point besoin de détours imagés pour résoudre ses conflits. Il est vrai que Betty était issue d'un milieu encore plus hypocritement puritain que celui de Nic, un monde de pseudo libertés en déclin qu'elle résumait par "consommez, consommez de tout, consommez tout sauf la chair". Elle choisit de s'évader de cet enfer clos pour rejoindre le ciel infini où les pâles lueurs et les scintillements discrets des astres n'invitent pas comme les néons tapageurs à la folie collective d'amasser toujours plus. Là-haut, elle était libre, vraiment libre et, le fruit qu'on lui avait défendu, elle le croquait à pleines dents. Pourtant, si elle usait de l'amour au delà de la simple "hygiène", puisant dans les caresses et les orgasmes toute une panoplie de remèdes allant de l'antalgique au dopant en passant par l'antidépresseur, jamais elle ne s'était servie de ses charmes pour se vendre. Elle mettait un point d'honneur à choisir son partenaire et à la gratuité de l'acte. Et gare à la personne qui eut osé dire qu'elle occupait son poste grâce à ses atouts féminins, car, dans le meilleur des cas elle se retrouverait avec un œil au beurre noir! Mais personne n'avait jamais osé et elle était respectée de tous, du moins des astronautes et des hôdons. Les autres, elle s'en moquait et ils étaient loin.
Elles étaient là toutes les sept, et pourtant on n'avait pas sortit les cartes. Jeanne raconta pour celles qui étaient absentes, l'intervention de Frans et de Nana lors du dernier conseil du clan. Et maintenant, le réseau se remettait à vibrer, de nouveaux, de nombreux messages circulaient, quelque chose se passait à Rio, car tous avaient en commun un contact : Mikhaïl Sergeïovich Tcherenkov.
Betty n'en revenait pas. Son mari était pourtant quelqu'un de sage, pondéré et discipliné, aussi lorsque Gus avait passé la consigne de limiter l'emploi de cet appareil, il le rangea et n'y toucha plus. A peine se servait-il de celui de Sean pour faire ses cours.
— Ces messages ont-ils un caractère confidentiel? demanda Diana inquiète à Jeanne.
— A priori, non, mais nous en saurons peut-être plus lorsque nous aurons pris connaissance de notre courrier. Il est abondant cette fois-ci, cela fait longtemps que je n'avais vu une telle activité. Je finissais par oublier que j'étais responsable des communications.
"Le mur du tachyon"! Quelle gageure!
Le bouche à oreille avait mieux rempli son office qu'une annonce officielle. Rapidement, tout Jérusalem fut au courant du nouveau défi que relevait Hôdo. Tous se sentaient concernés et les femmes ne furent point surprises quand Ytzhak fit son apparition en trompe. Il cherchait Williams pour faire un inventaire détaillé de tout ce qui pourrait être utile à l'équipe de chercheurs que venait de constituer autour de lui le père du grand voyage.
— Çà va remuer, fit Ytzhak en se frottant les mains.
— Oui, nous savons, répliqua Jeanne, mais vous n'avez sans doute pas encore lu les nouvelles consignes de Gus. Il a modifié l'horaire du couvre feu afin que nos chères têtes chercheuses puissent utiliser plus fréquemment l'ordinateur et travailler de nuit. Par contre le nombre de demeures pouvant rester allumées toute la nuit passent à douze. Si votre clan se montre désireux, qu'il le fasse savoir, mais n'oubliez pas que vous serez dans l'obligation de recueillir tous les visiteurs nocturnes.
— Heu, oui…
— Ne crains rien Ytzhak, mes chercheurs n'ont pas pour habitude d'être bruyants, fit Diana.
— Ca, je le sais. Mais pour foutre le bordel!
— Ytzhak! un tel vocabulaire venant de vous me surprends, ironisa Betty.
— Vous savez, à force d'entendre Kimera dire "nous sommes de petites merdes"…
Adela éclata de rire.
— Ecoute-la, elle n'a pas tout à fait tort! lui cria-t-elle avant qu'il ne disparût dans les quartiers de l'intendant.
La femme du Juif ne partageait pas du tout la religion de son compagnon et tous leurs amis se demandaient qui arriverait à déteindre sur l'autre. La Coréenne appartenait à une branche protestante de moonisme qui s'était fortement imprégnée des préceptes de Gurdjeff dont le langage était assez percutant.
Adela, Jeanne, Diana et Cheng connaissaient à elles seules toutes les religions et croyances des hôdons. A tel point que l'on disait des sept femmes qu'il y avait une reine, Betty, quatre prêtresses et deux génies, les androïdes.
Non seulement, elles connaissaient tout des églises et des sectes, mais elles aidaient sinon à fusionner, à comprendre. C'était une tâche invisible, menée avec tact, car la compréhension ne justifiait pas tout et tout n'était pas nécessairement tolérable.
Presque toutes les convictions s'affirment comme étant le meilleur choix possible, et Cheng chaque fois d'insister que ce choix était strictement individuel. Tout le monde n'appréhendait pas les mathématiques de la même manière, les vêtements qui seyaient aux uns étaient disgracieux aux autres, tels aliments convenaient à certaines personnes alors que d'autres les vomissaient, et les exemples pouvaient se multiplier dans tous les domaines. Alors pourquoi n'en serait-il pas ainsi avec les questions philosophiques ou religieuses.
Bien sûr, il est indispensable de trouver un terrain d'entente où les protocoles de communication soient compatibles, et il est agréable de rencontrer celui qui comprend. Le plaisir n'est-il pas plus grand dans ce cas-là que d'avoir imposé ses idées aux voisins. N'était-ce pas l'amour opposé au viol?
Hélas, certains hôdons étaient moulés dans l'amour du viol avant le grand voyage. Leur prosélytisme dépassait de loin le harcèlement. Et quand Jeanne, Cheng et Diana n'avaient plus d'arguments pour tempérer les fanatiques intolérances il y avait toujours Adela qui traitait les irréductibles. Mais cela, seule une poignée de hodons le savait, et encore, seul Nic connaissait à peu près les méthodes du médecin. Il comprenait l'émoi de ces purs et durs qui rencontraient dans leurs cauchemars, le "Gardien du Seuil", image horrible de leur personnalité engendrée par les mixtures de l'Egyptienne. Lui aussi l'avait rencontré, pour d'autres raisons, et c'était terrifiant. "Petite merde", c'est bien ce que l'on se découvrait être, après cette rencontre.
Adela qui voulait un commandant "initié", avait déclenché chez Nic l'affrontement entre la conscience et les inconscients. Elle l'avait plongé dans un monde virtuel peuplé de dangers et de voluptés redoutées. Nic s'était vu tour à tour attiré ou agressé par un être d'apparence vaguement humaine, presque gargouille, changeant d'aspect selon les circonstances, mais gardant toujours à peu près le même visage, le sien. Parfois, le monstre se dédoublait pour le confondre dans des dilemmes et quel que fût le choix de Nic, le gardien du seuil redevenait un en se moquant du pâle commandant qui s'était fait berner. La conscience était malmenée sans répit entre deux extrémités de sa psyché. D'un côté, des forces puisantes et innées le poussaient à être vivant et à jouir du monde qui était à sa portée, de l'autre, des mécanismes complexes, souvent chèrement acquis, l'entraînait fatalement comme un pantin sans réaction entraîné dans un tourbillon. Parfois, il avait l'impression que les deux concepts s'opposaient et après il se rendait compte qu'ils étaient engendrés par le même démon, par lui.
Diana et Jeanne avaient toujours quelques hésitations à laisser un hôdon dans les mains de l'Egyptienne, mais Cheng chaque fois les rassurait. Il ne s'agissait pas d'un lavage de cerveau, ni de torture. Ce n'était pas un châtiment ou une menace. C'était une vieille pratique connue de nombreuses traditions initiatiques pour explorer les mécanismes profonds du cerveau reptilien. Quel moyen utilisait-elle? hypnose, neuroleptique?
En vérité, Adela pensait que tout le monde devrait rencontrer son "Gardien du Seuil", mais, elle préférait que cela se fasse plus naturellement, sans précipitation. Elle avait dû brusquer les événements pour soigner certains haineux dangereux pour la communauté. Elle préférait parer au plus pressé et à traiter cas par cas. Déjà, elle avait évoqué à ses amies son intention de bâtir une sorte de monastère, un lieu de retraite où chacun pourrait venir chercher la paix ou affronter le Diable.
Curieusement, ce fut Betty qui accueillit le mieux l'idée. "T'as raison! c'est toujours des mâles qui sont grands prêtres, grands maîtres ou grands trucs. Pourquoi pas une femme, non?"
Betty aimait choquer, mais elle ne voulait ni égaliser le mâle ni le dominer. Elle n'était pas "sextaire" comme elle disait, mais, comme la plupart des femmes de Hôdo, elle voulait que l'identité féminine soit indépendante de la vision masculine. Qu'elle ne soit ni le Satan qui pervertit et qui doit se voiler, ni la complice du malin qui perdit l'Eden. Que cesse tout autant, les fantasmes de vierges asexuées des chefs de religions où les femmes n'ont guère de place! Elle voulait chasser les complexes de castration : que pouvait-il savoir Freud qui n'avait jamais été femme? Qu'il parle des craintes de son sexe, bien! pas du sexe, dit faible par les mêmes faiseurs de lois. Elle voulait qu'on cesse de penser à leur place. Prétendument libres ou franchement dominées, qu'importe, elle ne voulait plus qu'on leur imposât une image. Betty savait comment séduire sans qu'on lui dictât quelle attitude prendre et pourtant elle était un commandant que l'on pouvait redouter. Diana n'avait pas la même poigne et ne cherchait pas à charmer, elle voulait être nature, parfois extravagante, même si elle savait que sa beauté ne passait pas inaperçue. Il est vrai que sur Hôdo elle était plus à l'aise que sur Terre, car la règle primordiale du respect de l'autre faisait qu'on ne la harcelait pas. Personne ne lui faisait de reproche quant à sa tenue ou à son comportement, comme ses anciens collègues qui s'étaient arrangés pour qu'elle parte loin, très loin. Jeanne, elle, voulait que les femmes puissent décider de leurs destinées sans que les modes et les cultures imposent les rôles qu'elles devaient jouer dans la société. Mais elle voulait aussi que leurs choix, quels qu'ils fussent, soient respectés. Cheng et Adela n'affichaient pas de positions marquées, l'une était réservée et l'autre hermétique.
Ytzhak ne quitta Williams que lorsque le soleil était proche du zénith. Diana et Adela avaient regagné leur clan et les deux androïdes étaient occupées à leurs tâches.
— Alors, demanda Betty à l'intendant? Il semble que vous n'avez pas oublié de manger.
— Heureusement que Ytzhak a bon appétit sinon il ne me lâcherait pas avant d'avoir remis toute sa base à jour. Comme si je ne savais pas ce que je faisais!
— C'est sa manière de montrer qu'il s'intéresse au projet de Mikhaïl et il n'est sûrement pas le seul à agir de telle sorte, intervint Cheng. Se montrer solidaire est une manifestation courante dans la soumission volontaire. Une manière d'attirer les bonnes grâces de celui qui domine et de qui on dépend. Vous, nous tous, faisons pareil selon nos habitudes et besoins avec des variantes liées à notre éducation et de celle de notre groupe.
— Tu m'effrayes, Cheng. A t'entendre, tout est intéressé.
— Disons motivé, pour ne pas te choquer. Mais je ne blâme pas, j'analyse les comportements, c'est tout. Lorsqu'on examine objectivement une conduite, on peut facilement voir ce qui est inutile, absurde ou pervers et changer en conséquence. Mais si on reste aveugle, on est son propre automate jouant aveuglément son rôle.
— Mais pourquoi devrions-nous changer? je me sens bien dans ma peau, moi!
— Je ne dis pas le contraire et je n'ai nullement l'intention de te contraindre à modifier quoi que se soit.
— Il est vrai que vous êtes parfois casse-pieds, repris Betty à l'intention de Cheng. Diana voit des circuits biochimiques partout, toi tu fais l'anatomie des individus et des sociétés, Adela triture les esprits et nous propose de jouer à la rage de Yoda…
— Raja yoga, corrigea la femme de Nic.
— Qu'importe, un machin qui ne requiert pas de maître.
— C'est la seule chose que tu as retenue, plaisanta Jeanne qui savait que Betty n'était pas portée sur les questions métaphysiques. Tu sais, je crois tout simplement que chaque professeur croit que sa pédagogie est la meilleure, et lorsque l'une d'elles donne des résultats satisfaisant, elle devient une mode, voire une règle, sauf, évidemment, si elle dérange trop. Ma conviction est que chaque apprenti et chaque enseignant devrait pouvoir se choisir mutuellement, car ce qui est bon pour les uns ne l'est pas nécessairement pour les autres. Personne ne devrait s'imposer mais tous pourraient se proposer.
— Ne serait-ce pas l'anarchie, s'inquiéta Williams?
— Nous travaillons dessus, fit Betty, et crois-moi, ce n'est pas pour autant que ce sera la pagaille. Mais Hôdo est un concentré d'idées divergentes et la seule manière de cohabiter, c'est de ne privilégier aucune d'entre elles, sinon, rapidement, les conflits des terriens s'enracineront ici. Nous avons tranché le cordon ombilical qui nous reliait à la mère Terre, nous vivons notre propre destinée, c'est à nous d'y veiller. Nous n'avons qu'une règle majeure, primordiale : le respect de l'intelligence. C'est un droit et un devoir.
Le silence tomba sur la dernière phrase du vice commandant. Puis, à la fin du repas Williams se racla la gorge.
— C'est peut-être idiot ce que je vais dire, mais je sais que je ne suis pas le seul à le penser. On admire le Commandant, on le respecte, on l'adule même et je crois qu'il restera dans la mémoire des hôdons, un héros. Mais vous, on vous vénère. Un jour, vous serez comme des saintes, qui sait, des déesses à qui on célébrera un culte, alors que Nic, lui, ne sera plus qu'un monument mortuaire.
— Il suffit, flagorneur! éclata Betty.
— Je fais comme Cheng, j'analyse. Quoi de plus normal pour un intendant que de recenser! Je ne vous flatte pas. Nous sommes nombreux à croire que vous réussirez à faire de Hôdo un nouveau monde. Mais soyez prudentes! Ne devenez pas nos nouvelles dictatures.
Williams retourna dans son bureau. Dans un coin de la salle commune, Sean restait silencieux, analysant, lui aussi, ces adultes.