planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 10. Mémoire vide

— Cela fait tout drôle de revenir dans le système solaire, exprima Frans lorsque Jupiter surgit de la noire traversée du miroir d'Alice. L'astre s'imposait tel un soleil sans éclat, cabochon d'agate posée délicatement sur une nuit piquée d'une myriade de poussières adamantines.

Nana ne releva pas le commentaire de son voisin. Son regard restait rivé sur les appareils de contrôles.

— Des problèmes? s'enquit Frans qui connaissait bien les androïdes.

— Pas précisément. Je constate une certaine activité autour de la station orbitale qui m'aurait gêné si nous avions l'intention de nous y rendre. Un milanaute vient de s'y amarrer, un tycho-drôme se dirige vers nous et un autre arrive avec une très forte décélération.

— Pour un coin tranquille! Quittons rapidement cet endroit. Où doit-on aller sur Terre?

— Je ne sais pas encore. Je vais me poser sur la Lune, et puis j'essayerai de contacter Moka.

Le tycho-drôme accéléra pour changer sa trajectoire. Frans sentait qu'il s'enfonçait lourdement dans son siège. Nana n'était pas une pilote de croisière de luxe : ses manoeuvres étaient dures! surtout pour un humain. L'effet désagréable ne dura pourtant guère. Frans pouvait de nouveau apprécier une gravitation normale et se rasseoir convenablement. L'androïde se taisait toujours. Il était rare que les robots entament une conversation et il fallait encore pas mal de temps pour rejoindre la banlieue terrienne. Cela risquait d'être fastidieux et le cogniticien n'avait pas la moindre envie de se replonger tout de suite en léthargie.

— Dis, je voudrais te poser quelques questions, finit-il par dire.

— Bien sûr, je n'ai aucune difficulté à travailler en tâches partagées, et la seule activité importante que j'aie pour l'instant est d'éviter de rencontrer un astéroïde.

— Je voudrais tester ton cerveau lorsque tu es isolé de tout.

— Encore un de vos tests? Je me sens bien.

Nana se rappelait l'épreuve de la cage de Faraday et le mot "test" chez Frans évoquait plutôt la torture.

— Ne t'inquiète pas! Je ne te ferai aucun mal. Mais puisque tu n'es connectée à aucun ordinateur central, je voudrais en profiter pour étudier ta personnalité. Tu ne constates aucune anomalie? pas de trous de mémoire?

— Tout va bien. Vous pouvez commencer.

— Dis-moi qui je suis.

— Frans Cormaek, vous êtes un précepteur d'androïdes.

— Bien, et de qui te rappelles-tu?

— De Moka, évidemment, elle devra m'aider. C'est pourquoi nous irons sur la Lune, car je ne sais où me rendre sur Terre. Ensuite, il y a mes parents, Betty et Diana. Enfin, il y a le commandant Nic. Je sais qu'il y a plein d'autres gens, mais je n'en ai pas de description mémorisée précise. Est-ce important de m'en souvenir?

— Katsutoshi, Adela, cela ne te dit rien?

— Non, je devrais?

— Je ne pense pas.

Frans ne voulait pas inquiéter Nana. Les humains qui soufraient de traumatismes cérébraux, ne se rendaient pas toujours compte par eux-mêmes de leur déficiences, et lorsqu'ils en prenaient conscience, cela altérait parfois profondément leur moral. Ainsi, craignait-il que l'androïde ne souffrît un tel choc, et ce n'était pas le moment de prendre des risques, en plein espace, et sans secours.

Au bout de deux heures, il s'était lassé d'analyser le développement psychique intrinsèque de la femme. Les sept unités du cerveau émotionnel fonctionnaient correctement. Seul l'équivalent de la colère manquait, volontairement, dans la palette primaire des sentiments. Quant aux connexions absentes, elles étaient soit complètement ignorées, soit évincées. Nana se rappelait parfois qu'il existait quelque chose en relation avec les tests du cogniticien, et elle en avait plus ou moins une vague idée comme s'il s'agissait d'une information dénuée d'intérêt que sa mémoire organisatrice avait relégué à l'arrière plan. Il s'était même aperçu de l'emploi de symbole primaire dans les raisonnements du cerveau synthétique dépouillé de la richesse des connaissances de l'humanité. Elle associait le parallélépipède à l'existence d'un objet parfaitement localisable dans l'espace mais indéterminé dans le temps. La représentation de deux monolithes lui évoquait la direction, la voie à suivre ou à croiser. Trois éléments devenaient complexes : c'était le pont ou l'arche, construction qui permet d'aller d'un point à autre, de franchir un obstacle, de quitter un endroit pour en découvrir un nouveau. Nana ressentait les "trous" de mémoire comme de véritables "trous": pont sans tablier ou porte s'ouvrant sur le vide "noir". Le noir était absence de signaux, absence d'informations, absence de vie.

— Et bien, finit par conclure Frans, on peut dire que ton QE est correct.

— Pourtant je ne suis toujours pas connectée ni à Betty ni à Diana. Il me manque donc de la… du…

Elle ne trouvait pas les mots. Pire le concept lui glissait entre les doigts elle savait ce qu'elle ressentait, elle savait de quel trou il s'agissait, mais elle était incapable de savoir ce qui devait y loger. Finalement elle murmura : "Et je n'ai toujours pas trouvé Moka."

— Moka? Elle ignorait que tu viendrais. Comment veux-tu qu'elle te laisse des informations?

Une pointe de déception se dessina sur le visage de Nana. Ces trous de mémoire l'empêchaient de raisonner efficacement, et elle s'en rendait maintenant compte.

— Mais vous allez m'aider, n'est-ce pas, dit-elle à Frans. J'ai une mission à accomplir, des consignes de sécurité et de discrétion à respecter…

— Evidemment. A ta place j'essayerais déjà de me connecter sous Betty ou Diana. Qui choisiras-tu?

— Je commencerai avec Betty, sa personnalité est mieux adaptée à la survie, et c'est ce dont j'ai besoin dans l'immédiat.

— Tu n'as pas besoin des mots de passe?

— Non, de cela, je m'en souviens.

C'était une chance que la CIES ait rendue systématique l'attribution d'un couriel-identité à tous les humains dès la naissance. Certes les parents ne pouvaient plus choisir avec autant de liberté les prénoms de leurs enfants car il ne fallait aucun homonyme. Mais les comptes ne se fermaient pas tant qu'il n'y avait pas de déclaration officielle de décès, laquelle ne pouvait avoir lieu que lors de l'identification du cadavre. Donc, les hôdons continueraient à exister jusqu'à leur centième année dans le Réseau, car ce n'était qu'à partir de cet anniversaire qu'ils seraient radiés s'ils ne se manifestaient au moins une fois tous les dix ans.

Soudain, le visage de Nana s'éclaira.

— Ca y est, j'ai les connexions. Maintenant, je vais essayer de trouver un endroit pour atterrir. Je ne connais seulement que les sites où il n'est pas prudent d'aller.

— Tu vas essayer sans l'aide de Moka?

— Je n'ai pas le choix. Mais Betty connaît tous les sites et Diana me renseignera sur les noeuds importants du Réseau.

Il regrettait que Mikhaïl n'eût pu l'accompagner. Le temps lui semblait trop long. Il valait mieux encore se rendormir jusqu'à ce qu'enfin Nana lui annonçât que la Terre était en vue. "Gros au moins comme çà" précisa-t-il en montrant un petit pois imaginaire entre le pouce et l'index.

Quand il s'éveilla, il se précipita vers le hublot le plus proche : une boule bleue surgissait dans la nuit. Le cœur de Frans palpitait à l'idée de revenir sur sa planète natale. Il espérait que Nana déciderait de se poser en Afrique du Sud, mais son rêve s'envola lorsqu'elle lui annonça qu'elle irait en Amérique latine.

— Mais pourquoi? commença-t-il espérant pouvoir infléchir sa décision.

— J'ai aussi le contact avec Moka, du moins avec sa mémoire terrienne. Elle est sur le point de retourner vers Hôdo. Elle a découvert un important trafic d'androïdes dans cette région, dont le centre serait Santa-Cruz en Bolivie.

La mémoire de Nana se réactivait, mais cette fois-ci en empruntant le réseau au travers de deux identités humaines, qui comme Nic pour Moka, avaient laissé leurs empreintes. L'androïde pouvait y puiser notes, correspondances, mémos et maintes autres traces empreintes des personnalités qu'elle mimerait durant tout son séjour. De plus, il lui était à tout moment possible d'échanger ses expériences avec Moka et Chica. Cette dernière ne lui servait à rien car ses données n'étaient pas rafraîchies depuis longtemps, mais les informations recueillies par Moka étaient toutes fraîches.