planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 08. Station Jupiter

Le tycho-drôme venu de nulle part commença la manœuvre d'approche de la station jupitérienne.

— C'est elle? demanda un astronaute à bord de la grande roue assemblée d'astro-labs. Le commandant acquiesça de la tête.

— Pourvu qu'elle reparte rapidement, continua l'homme qui avait parlé. J'ai hâte de disparaître et nous sommes prêts. J'espère qu'elle acceptera que je charge le supplément d'oxygène afin de rester éveillé pendant tout le voyage, de toute manière nous ne serons que dix passagers avec tout le matériel qu'ils ont récupéré cette fois-ci.

— Oui, il est plus facile d'échanger des batteries neuves contre de vieilles, que d'en faire disparaître, commenta le commandant.

— Leur monde ressemblerait à mon Cambodge natal. Je ne me sentirai pas trop dépaysé. Mais ils ont l'air d'avoir encore moins de ressources. Vous croyez qu'ils m'auraient accepté si je n'avais pas comme les autres voyageurs, des compétences en énergie.

— Sans aucun doute : la solidarité entre astronautes. J'irai moi aussi quand je jugerai que l'heure sera venue. Je n'ai aucune envie d'aller croupir sur cette Terre pourrie où la tension monte entre l'extrême et le moyen orient.

— J'en sais quelque chose : coincé entre la Nouvelle Mésopotamie et l'empire des Yakusa. Plus que jamais l'océan indien est le siège de luttes fratricides. Dommage que je ne sache pas piloter, j'aurais pu m'enfuir avec le milanaute.

— Pour aller où?

— Contrairement à ce que j'ai toujours affirmé, il est opérationnel. Le générateur de X2-plasme est correctement installé et, selon toutes mes mesures, il devrait fonctionner normalement.

— Pourquoi avez-vous menti?

— Je veux continuer à vivre. Je ne crois pas être paranoïaque, mais j'ai l'impression que j'étais l'objet de nombreuses surveillances. Qu'on veuille me réduire au silence ou m'extorquer des informations, je n'en sais rien, mais je veux qu'on me laisse en paix.

— Je comprends. Allons accueillir Moka, elle vient de franchir le sas.

L'androïde se sentait comme chez elle. A la voir, si elle était femme, elle semblait humer l'air de la maison. En fait, elle se connectait au cerveau central de la station pour réintégrer la totalité de sa personnalité. Puis, elle sortit son petit calepin et lut les recommandations de Nic. Après quoi, elle s'avança vers le poste de commandement. Elle vit deux hommes venant à sa rencontre.

Le commandant détailla le chargement qu'elle devait emmener : tentes de survie, nouvelles batteries pour le tycho-drôme et divers composants optroniques. Tout en parlant, le trio se dirigea vers l'astro-lab qui servait d'entrepôt pour pièces de rechange. Un véritable capharnaüm de matériel scientifique abandonné à la fin d'expériences encombrait les lieux, c'était l'endroit idéal pour récupérer des pièces de tout genre en vue des réparations de fortune ou de l'amélioration du confort. De grands caissons étaient empilés au milieu de la pièce jusqu'au plafond. Le commandant s'approcha de ce qui ressemblait à une chambre à étincelles. Un passage y était dissimulé et s'ouvrait sur un espace aménagé pour héberger les passagers vers Hôdo. Il y avait là cinq femmes et quatre hommes, tous compétents en question d'énergie. La Danoise et l'Equatorienne étaient respectivement spécialistes en géothermie et en électricité atmosphérique. L'architecte finlandais était maître en énergie écologique, quant au bengali, sa renommée d'expert en survie, l'avait rendu célèbre chez les SDF. Les cinq autres venaient des quatre coins de la planète : Tibétain , Kurde, Arménien, Nadjdi et Letton.

— C'est la première fois que nous sommes prêts à embarquer pour Hôdo dès votre arrivé, dit Ang, l'astronaute qui était pressé de partir.

— Dommage, répondit Moka, mais cette fois-ci, c'est moi qui vous retiendrai. J'ai une mission à accomplir.

— Comment! s'étrangla le cambodgien.

Moka plongea son regard dans le sien, puis dans celui du commandant, avant de demander :

— quel est le problème?

Ce fut le commandant qui expliqua la situation. Puis, Moka exposa son ordre de mission : connaître les intentions du Yakusa vis-à-vis de Hôdo.

— Ecoutez, s'empressa de dire l'astronaute, je peux vous aider. Je suis bien placé pour savoir bien des choses, je vous aiderai à trouver des contacts intéressants et à faire un rapport détaillé. Je peux même piloter le tycho-drôme et apprendre rapidement tout ce qu'il faut savoir. J'avais prévu un supplément d'oxygène et…

— Je réfléchirai, coupa Moka. En attendant, vous ne toucherez plus à un allinone.

Tous les astronautes apprenaient les bases du pilotage des tycho-drômes, mais il n'y avait pas de balises vers Hôdo, pas de radar ni de téléguidage à l'approche de la planète. En formation intensive, il lui faudrait bien une quinzaine de jours pour être à même de se débrouiller seul.

L'androïde reprit :

— en attendant, donnez-moi votre identifiant, je vous aiderai en leurrant les recherches.

C'était aussi une occasion pour mieux étudier le personnage, car elle était intriguée par l'empressement qu'il manifestait à quitter le système solaire. Les autres aussi avaient envie de partir, et il y avait de quoi, parqués comme ils l'étaient dans un espace contigu, situation qui s'avérait rapidement pénible pour les humains. A cette pensée, elle s'adressa au commandant.

— Et les autres, doivent-ils continuer à se terrer ici?

— Non, ils peuvent circuler dans les zones hors surveillance vidéo. A la rigueur, dans les autres endroits mais accompagnés et jamais le visage à découvert. Mais chaque fois qu'un vaisseau s'approche, ils se cachent tous ici.

— Même le mien?

— Oui.

— Tous, vous disiez! Et lui?

Quelque chose ne lui semblait pas cohérent dans la réponse de l'humain et elle posa la question plus par automatisme que pour en attendre une explication du commandant qui parut embarrassé. Moka en combinaison, portait sa visière, ce qui ne l'empêchait pas d'observer la vasodilatation qui teintait les deux hommes, surtout que le Cambodgien, lui ne portait pas de casque et dont le pouls s'était altéré. Elle savait qu'elle n'obtiendrait aucune information fiable, mais elle prendrait tout son temps pour analyser toutes les données.

Le commandant tapota sur l'épaule de son voisin pour l'entraîner vers le poste de pilotage. Il connaissait bien Moka et savait qu'elle s'était "retirée" de la conversation. Elle était immobile le visage braqué en face d'elle comme une aveugle. Il savait qu'elle réfléchissait et qu'elle n'utilisait aucune formule de politesse pour congédier ses interlocuteurs lorsqu'elle était contrariée.

Contrariée, elle l'était : elle prenait les affaires de Hôdo autant à cœur que Nic. Mais aveugle, elle ne l'était pas. A peine les deux hommes furent-ils hors de vue qu'elle releva l'identité de chacun des neuf nouveaux colons, et les questionna tout en consultant la base de données locale.

Les présentations terminées, elle se retira comme à son habitude dans le noyau de la station, là où était logé l'ordinateur central. Elle n'avait pas besoin d'être à proximité du cerveau central pour communiquer avec lui, mais elle s'y sentait plus tranquille, car les humains s'y rendaient rarement, pouvait ainsi travailler et se reposer en paix. Au préalable, elle inhibait toujours la surveillance des caméras et autres détecteurs qui devenaient partiellement aveugles lorsqu'elle se rendait dans cet endroit ainsi, personne ne savait quand elle y était.

La base locale ne contenait évidemment pas les renseignements qui auraient pu intéresser Moka. Il fallait interroger la Terre ce qui prenait à chaque fois une paire d'heures. Elle devait optimiser ses investigations en lançant des requêtes larges pour attendre le flot de réponses qu'elle devait rapidement trier afin de ne pas saturer la mémoire de l'ordinateur de bord. Heureusement, ce dernier était assez puissant pour satisfaire les chercheurs qui travaillaient dans la station. Et, puisqu'il y avait de longues périodes d'attente, elle en profitait pour récolter toutes les informations concernant Ang.

L'androïde passa une vingtaine d'heures à accumuler des données avant de se reposer tout en maintenant une alerte sur toute communication avec l'extérieur. Elle n'avait recueilli aucun propos sur les intentions des Yakusa vis-à-vis de Hôdo. La seule chose qu'elle apprit fut que des conflits opposaient l'est et l'ouest asiatique. Moka ne comprenait d'ailleurs pas très bien les motivations humaines et encore moins leurs attitudes belliqueuses. Il fallait qu'elle se fasse aider par ses amis humains qui résidaient sur Terre et le temps des communications étant beaucoup trop longs la gênaient. Elle décida qu'il fallait s'y rendre le plus rapidement possible. Si elle se donnait quinze jours pour aller sur la planète bleue, y constituer un rapport pour Nic et revenir près de Jupiter, il lui fallait piloter un tycho-drôme avec une accélération de vingt g.. C'était le maximum que pouvait supporter la navette pendant quarante-huit heures. Si les androïdes craignaient les hausses de chaleur autant que les humains, s'ils redoutaient par-dessus tout l'eau, une telle accélération était par contre parfaitement tolérable.

Moka sortit de sa retraite et informa le commandant de sa décision. Ang errait toujours dans le quartier des astronautes, ce qui ne la perturbait plus, depuis qu'elle avait trouvé un ordre de mission qui enjoignait le Cambodgien à se rendre sur la station de Jupiter. La présence de l'astronaute était légale, mais elle ne comprenait pas pourquoi elle n'en fut pas avertie même si la note était confidentielle et laconique, ne laissant filtrer aucun motif sur sa visite.

Puisqu'elle n'avait rien à lui reprocher, elle autorisa Ang à s'entraîner pour piloter le tycho-drôme aux instruments. Si elle n'était pas de retour dans quinze jours, ce serait lui qui conduirait les humains vers Hôdo.

Quelques heures après, elle fut à bord d'un tycho-drôme dépourvu de générateur X2-plasme, dépouillé de tout matériel superflu pour sa mission comme la centrale de survie, mais rechargé au maximum en énergie.

La respiration de l'androïde se fit rapide trahissant son état d'anxiété. Une respiration inutile dans le vide de la cabine mais créée par les concepteurs du robot pour donner l'illusion d'humanité. Une illusion qui, en l'occurrence, paraissait bien plus artificielle, car une vraie femme en chair et en os aurait suffoqué. Pourtant, l'oppression, elle, n'était pas feinte. Moka connaissait la peur. Il suffisait de la ressentir une seule fois pour pouvoir la redécouvrir par anticipation à l'approche d'événements dangereux. Le pire pour un androïde, la mort, c'était la destruction du cerveau sans avoir pu le sauvegarder. Et dans l'espace, il n'y avait pas d'enregistrement possible et pourtant, elle allait tenter de rejoindre la Terre dans des conditions que personne n'avait testées avant elle.

Le tycho-drôme s'éloigna de la station lentement. Elle pilotait la navette avec la dextérité des meilleurs pilotes de la CIES. L'engin perdait progressivement de l'altitude avant de disparaître de l'autre côté de la planète géante. Moka ralluma les moteurs éteints durant la descente et conserva l'accélération presque constante pendant que la navette s'arrachait de l'attraction de Jupiter.

L'androïde n'avait pas jugé bon de basculer le poste de pilotage, son cerveau n'était pas irrigué par des fluides sensibles à la pesanteur. Mais, elle et ses deux sœurs, avaient été dotées de capteurs lors de leur mission d'exploration de Hôdo, afin de mesurer les effets du miroir d'Alice sur les humains. Elle pouvait ainsi sentir la peau se plaquer sur sa carcasse, les paupières se coller dans les orbites, la mâchoire s'enfoncer et surtout les vérins refluer la liposilicone vers le dos. La tuyauterie pouvait théoriquement supporter le double de pression, mais il était vain de vouloir bouger sans risque d'échauffer dangereusement les électroaimants. Moka n'en avait de toute manière pas besoin : elle pilotait la navette par la pensée. Le voyage ne serait pas aussi monotone que vers Hôdo, car il fallait rester vigilante. Elle savait que sa trajectoire ne croiserait aucun astéroïde important, mais à plus de mille kilomètres par seconde les petits devenaient dangereux, d'autant plus qu'ils n'étaient pas tous recensés et qu'elle ne les détecterait pas longtemps à l'avance.