Muhammad se précipita pour déballer l'énorme colis qu'il avait reçu. Ce dernier, comme bien d'autre avant, était posé sur un tapis roulant qui s'enfonçait dans un hangar fermé par une grande porte coulissante. Personne ne s'y était jamais introduit, du moins de ce côté-là. Mais personne non plus ne se rappelait d'y être allé de quelque manière que ce fut. Seul, l'empereur si rendait par un ascenseur venant des sous-sols.
Il ouvrit son allinone, prononça un "sésame ouvre-toi" et, le caisson s'ouvrit. Les quatre premiers cocons s'ouvrirent laissant apparaître quatre mannequins de toute beauté. Elles se dégagèrent de leur enveloppe protectrice qui déjà se mettait à fondre comme un sorbet au soleil, puis sortirent du conteneur pour laisser place au deuxième rang d'androïdes. Quand les douze femmes furent sorties de leur écrin, Muhammad, toujours en manipulant l'allinone, referma la grande boîte, qui ressortit comme elle était entrée, vide cette fois et repartit avec le silencieux transporteur japonais.
Sans perdre une minute, l'Empereur se rendit avec sa collection de nouvelles poupées dans les antres du palais. Là, il admira le travail des japonais et remarqua que l'une des androïdes portait un bagage aussi grand qu'elle. Il bouillait d'impatience de découvrir ce qu'il contenait, mais Nâhîd ne voulait pas le lui donner.
— C'est à l'androïde du nom de Go-Lem que je dois le remettre. Il saura s'en servir, de toute manière, j'emporte dans ma mémoire le mode d'emploi au cas où il ne s'en souviendrait plus.
— Je vais te le chercher tout de suite, s'empressa de répondre l'Empereur, trop curieux pour perdre son temps à réprimander l'irrespectueuse machine.
Presque en courant, il revint quelques instants plus tard avec Go-Lem qui ne semblait pas du tout pressé. Celui-ci reçut le colis qui contenait un nouveau plastoderme et trois paquets plus petits. Muhammad ne put réprimer son étonnement lorsqu'il vit l'androïde farfouiller dans sa bouche, glisser ses doigts dans les joues et sous le nez, puis écarter démesurément les lèvres. Il extirpa tout d'abord la tête par la bouche. Le crâne n'avait rien d'humain si ce n'était le dentier et le revêtement oculaire. Go-Lem enfin s'extrayait hors de sa peau d'origine comme d'une combinaison moulante.
Nâhîd sortit de la plus grosse des petites boîtes des outils de précision: elle démonta les lentilles et retira les dents laissant apparaître dans la bouche ouverte et édentée, une langue charnue. A part ce dernier détail, Go-Lem ressemblait maintenant à un robot. Sa compagne régla la position des oculaires et de la mâchoire inférieure. C'étaient les seuls éléments de la morphologie des androïdes qui permettaient un réglage fin. Elle ne se faisait d'ailleurs qu'en de rares occasions. Quant à la stature, il n'y avait que cinq modèles standards pour les femmes et ce depuis peu seulement. Au début de la production des androïdes il n'y avait qu'un seul modèle, celui des trois premières gynoïdes de Hôdo. Go-Lem, était légèrement plus petit que Muhammad et la différence de proportion entre le torse et les membres passerait inaperçue pour le commun des mortels.
Les deux autres écrins contenaient une paire de lentilles et un dentier qui furent méticuleusement ajustés. Go-Lem pouvait s'envelopper de sa nouvelle chair, un mélange de tissus plus ou mois élastiques et durs pour donner les divers aspects de volume et de consistance, permettant de modifier certaines proportions. Le plastoderme imitait parfaitement la peau avec pores, poils, ridules, veines, sans oublier les imperfections. Elle tapissait une complexe imitation de couches graisseuses ou musculaires, de cartilages ou de saillies osseuses. Les Japonais s'étaient probablement complus à pousser très loin leur perfectionnisme, car le nouveau pénis de Go-Lem avait aussi toutes les apparences d'un véritable organe à géométrie variable.
Go-Lem s'étira dans tous les sens comme s'il se sentait ankylosé. Il fallait que le plastoderme se positionne, adhère à son corps, enfin, établisse les contacts sensoriels et microéléctromécaniques.
Muhammad resta médusé. En face de lui, se dressait son sosie. Une image si parfaite qu'il avait l'impression que la barbe de Go-Lem devait avoir le même nombre de poils que la sienne. Il était ravi. Maintenant, il pouvait quitter clandestinement le palais, tout en laissant son double sur place.
Il fallait néanmoins faire l'éducation de cet empereur factice. Ce n'était pas très commode. Il y avait tous les proches qui pouvaient le reconnaître. Heureusement, il avait toujours refusé que sa famille résidât dans le palais de la capitale.
Pour les repas, pas de problèmes! L'Empereur des Croyants pouvait se permettre de jeûner. Mais il y avait sûrement beaucoup d'autres situations imprévisibles qui pouvaient démasquer la tricherie. Il décida alors que de temps en temps, ils échangeraient les vêtements avec son sosie, ainsi, incognito dans sa tenue noire, il pourrait observer les comportements et de l'androïde et des autres habitants du palais. A la première fausse note, il s'écrierait : "l'empereur se sent mal" ce qui signifierait que Go-Lem devrait simuler un malaise. Après, il lui faudrait improviser, par exemple en envoyant les personnes présentes chercher du secours, ce qui lui permettrait de permuter les tenues, et de reprendre sa place. Et dans le pire des cas, il se débarrasserait des témoins gênants.
Dès lors, l'Empereur se déplaçait accompagné de deux femmes en noir. L'une d'elle n'était autre que Go-Lem, à moins que ce ne fut l'inverse, car il était très difficile de savoir qui était le vrai maître de la Perse. L'autre garde de corps était Gol-Rahmân. Conseillée par son invisible guide spirituel, elle avait suggéré à l'androïde mâle de demander sa présence comme "complément de neurones".
Muhammad était agréablement surpris par la faculté de mimétisme de son sosie. Il ignorait que les androïdes prenaient modèle sur les humains et adoptaient rapidement des "parents". Ainsi, peu à peu, Gol-Rahmân devenait le maître zen, un saint homme non dénué de pragmatisme. Comme il se devait, Go-Lan, de son côté, s'imprégnait de l'esprit de Son Eminence.
Ce dernier ne tarda pas à s'apercevoir de la réapparition de Go-Lem sur le Réseau. Comme le commandait son programme de mission initiale, il s'enquit des activités de l'empereur. Mais Go-Lem "était" l'Empereur qui détenait des secrets qu'il ne dévoilait même pas à sa famille, aussi préféra-t-il, avant de communiquer avec son frère, en parler à sa conseillère, qui lui dit laconiquement: "c'est toi qui dois trouver réponse à cette question. Tu es prince, maintenant, et tu dois assumer ton rôle afin de devenir Empereur Universel."
Go-Lem en conclut qu'il fallait demander l'avis de quelqu'un d'autre. Dans le doute ou l'ignorance, Muhammad s'entourait de plusieurs conseillers. Lui n'avait que sa conseillère et prêtresse. Les autres androïdes n'avaient aucune compétence dans le domaine. Seuls les humains pouvaient lui apporter une réponse adéquate, or il ne connaissait guère d'humains à cause de sa longue claustration. Les deux Japonais qui l'avaient soigné et aidé lui avaient inspiré de la méfiance à l'égard de ses concepteurs tyrans. Ces mêmes médecins d'androïdes y étaient pour quelque chose dans la fourniture de sa nouvelle peau, et Nâhîd qui la lui avait remise, avait un contact privilégié avec les yakusas. Il décida donc, que ces deux hommes feraient l'affaire pour l'aider.
La première recommandation des deux savants nippons arriva rapidement: il fallait avant tout qu'il ait son propre espace mémoriel, afin d'être plus à l'abri des intrusions de Go-Lan. Nâhîd se chargea de l'opération et Go-Lem se rendit compte qu'il avait en réalité deux assistantes de plus : Nâhîd était une technicienne habile en cybernétique et Laylâ, confidente de Muhammad, découvrait les secrets que ce dernier se gardait de stocker dans son cyberespace.
Le lendemain, Go-Lem reçu de nouvelles consignes du Japon. Il fallait convaincre Go-Lan de se substituer à Son Eminence. Le surlendemain, la mafia de Santa-Cruz annonça avec plaisir qu'elle serait en mesure de remplir son contrat. Venant directement des yakusas, les neuf androïdes manquant à la fourniture arrivèrent enfin en Nouvelle Mésopotamie. Une prétendue erreur de destination fit parvenir avec un jour de retard, le colis dans le palais de Son Eminence Akaam, au lieu du laboratoire de Tyr.
— Et bien, qu'attendez-vous pour l'ouvrir? s'impatienta Akaam. Je n'ai jamais eu l'occasion d'examiner ces choses. Chaque fois que j'en ai exprimé le désir, les savants me répondaient qu'il n'y avait plus rien à voir, qu'elles étaient mises en pièces pour leurs expériences. Je me demande toujours s'ils ne me cachent rien, mais je n'arrive pas à le savoir.
Les transporteurs se hâtèrent, et l'un d'eux ne se gêna pas de la présence de Son Eminence pour siffler lorsque les neuf femmes androïdes se dégagèrent de leur cocon dans leur plus simple appareil.
— Je me demande, soliloqua Akaam, si je ne vais pas les garder ici. J'ai cru comprendre que mes chercheurs n'en avaient plus besoin et, ici au moins elles seront mises en valeur. Et celle-ci, que porte-t-elle comme colis? Que contient-il?
— Un cadeau des yakusas, répondit la femme synthétique. J'ai ici de quoi transformer votre androïde mâle à votre effigie. Ils estiment que cela peut vous rendre de nombreux services.
— Les yakusas? Mais je croyais que nos relations étaient rompues.
— Ils préfèrent assurer eux-mêmes leur service. Ils sont très jaloux de leur réputation et plutôt que de laisser des intermédiaires vous fournir, ils ont décidé d'expédier directement les commandes de votre pays. Leur service après-vente est le seul qui soit valable. Vous en aurez pleinement satisfaction. Jugez par vous-mêmes, n'ayant aucun cahier des charges, ils se sont permis d'étudier vos goûts et je suis théoriquement moulée sur votre idéal féminin.
— Je prends note et j'avoue que les modèles que je vois, sont remarquables. J'aimerais voir votre cadeau de "bienvenue".
L'androïde examina autour d'elle, puis déclara qu'il lui fallait un endroit plus propice, une pièce où elle ne risquerait pas d'être dérangée par des va-et-vient.
— D'accord, je vais vous conduire dans mon cabinet privé. Je ne suis pas pudibond comme mon horrible voisin de tartuffe, Sa Sainteté l'Empereur des Croyants, mais je tiens malgré tout à conserver une certaine discrétion dans le palais. Je vais donc faire venir quelqu'un qui vous prêtera des vêtements en attendant de vous confectionner des toilettes dignes de ces lieux et de votre esthétique.
Quelques instants plus tard la troupe, revêtue d'uniformes militaires mal ajustés aux galbes des créatures nippones, pénétra dans les quartiers privés de Son Eminence, composés dans d'un hall d'entrée, d'une petite salle de réunion, d'un bureau et d'une garçonnière. Il donna l'ordre que personne ne vint le déranger.
L'opération commença comme pour Go-Lem.
— Extraordinaire! s'exclama Akaam, lorsque enfin, son double fut prêt. Dommage qu'il soit plus… vigoureux que moi, on s'y méprendrait. Bien, maintenant vous pouvez lui redonner son aspect habituel.
— Vous êtes sûr? Interrogea l'androïde. Nos peaux ne supportent au plus que trois de ces manipulations.
— Autrement dit, il vaut mieux qu'il reste tel qu'il est si un jour j'ai l'intention d'avoir un double. Dommage! Bien! continua-t-il en s'adressant aux femmes, restez ici en attendant que je sache quoi faire de vous, quant à toi, Go-Lan, rhabille-toi et accompagne-moi.
Son Eminence au contraire de son ennemi comptait s'exhiber avec Go-Lan trouvant cette situation amusante. Le regard étonné des premiers gardes fit germer une idée qu'il jugea encore plus drôle. Sur-le-champ sans mot dire, il rebroussa chemin et aussitôt dans l'intimité de son bureau, commanda deux tenues de combats identiques à la taille près.
Dès qu'il eut reçu ce qu'il voulait, il lança à ses androïdes :
— j'en ai décidé autrement! Je vous fais visiter les lieux. Vous, les filles, vous marchez en rang comme un commando. Toi, Go-Lan, tu marcheras à mes côtés.
La femme qui s'était occupée de métamorphoser Go-Lan, demanda ce qu'il voulait dire par "marcher en rang comme un commando". Il fallut qu'il expliquât chaque détail, comment se positionner l'une par rapport à l'autre, marcher au pas, l'allure martiale. Et comme celle qui venait de poser la question semblait la plus éveillée des neuf, il la mit, seule, devant les huit autres et derrière lui et son "frère jumeau". Avant de sortir, ils firent le tour des pièces du quartier privé. Les androïdes apprenaient vite, et, satisfait, son Eminence pouvait maintenant s'amuser un peu.
C'est incroyable ce que, dans la majorité, les gens sont peu observateurs. La plupart des serviteurs, politiciens, diplomates, militaires que la troupe croisait, étaient surpris et embarrassés. Il n'était pas rare que le chef d'état néo-babylonien prenne part aux manœuvres militaires, ni de le voir entouré de gardes de corps. Il était pas mal surprenant de voir par contre des grâces tenir le rôle d'amazones. Et surtout, il y avait ces deux Eminences! Pour éviter un impair, la plupart des personnes saluaient les deux sans porter précisément le regard sur l'un ou l'autre. Le malaise était encore accru lorsque les deux sosies répondaient de manière identique.
Autant, Go-Lem avait longtemps ignoré les autres étages du palais persan, autant Go-Lan visita en un jour la quasi-totalité du palais néo-babylonien, des sous-sols aux tours, des combles aux caves, des communs aux suites d'honneur, des jardins d'intérieur au parc du palais.
A la fin de la journée, Son Eminence qui avait promené son double dans tous les recoins chaque fois que ces obligations le permettaient, s'affala dans son fauteuil préféré.
— C'est amusant, nous voici donc à pied d'égalité avec Muhammad. Et si je comprends bien ce que tu m'as appris, il n'y a que toi et ton homologue à savoir qui est qui. En tout cas, ici, tu peux bien donner le change. Dès demain, tu t'habilleras toujours comme moi. Nous ne nous retrouverons qu'ici, je te préviendrai avec l'allinone. Tu te chargeras d'autres missions supplémentaires, il en a plein qui me sont fastidieuses dont tu t'acquitteras facilement. Quant aux filles, je préconise de ne rencontrer à l'extérieur de ces murs que ces quatre-ci. Elles sont plus petites. Toi, on te verra uniquement avec les autres, ainsi la différence de taille sera moins perceptible.
A nouveau, Akaam s'adressa aux femmes androïdes.
— Il faudra d'ailleurs que je vous trouve une occupation. Il serait dommage de vous confiner dans un emploi purement figuratif. Et puis, il me faudrait vous distinguer. Vous avez un nom?
— Notre numéro de série, répondit celle qui prenait toujours la parole.
— Bien, laissez-moi réfléchir à la question.