Sean était silencieux au repas du soir. Il ne leva pratiquement pas les yeux de sa nourriture. Quand il eut fini, bien avant les autres, il s'excusa de quitter la table pour aller travailler.
Il était plongé dans sa lecture quand Nana rentra dans la pièce.
— Alors, c'est vrai? Tu pars en mission demain.
— Oui, le tycho-drôme est prêt et le commandant souhaite que nous partions au plus tôt.
— Tu pars donc avec Frans?
— Mikhaïl voulait nous accompagner, mais il n'a pas encore réparé le troisième générateur. Il partira plus tard, avec Chica.
— Il ne restera donc plus d'androïde ici?
— Nous essayerons de revenir avec d'autres, mais nous aurons sans doute beaucoup de difficultés à résoudre.
— Dis-moi Nana, as-tu peur?
L'androïde réfléchit puis finalement confia :
— Je ressens quelque chose d'interne, une sorte d'alerte, j'ignore si c'est cela ce que tu nommes "peur". Et puis il y a autre chose comme…
Elle cherchait. C'était rare.
— On dirait une défaillance. Mes programmes sont prévus pour optimiser mon savoir en fonction du bilan satisfaction de l'humain, moindre coût énergétique et fiabilité. Si une panne risque de se produire, je le ressens, c'est un autre signal, une autre émotion, elle aussi inconnue.
Elle se tut et alla s'asseoir sur le lit. Puis elle reprit après une longue réflexion.
— Tu travailles?
— J'ai fini, c'était facile cette fois-ci.
— Peut-être pourrais-tu utiliser mon cerveau quand je ne serai pas là?
— Pour tricher? je n'y tiens pas. Je préfère trouver seul, on n'est plus sur Terre, tout de même. Si je ne comprends pas, on m'aide, ici.
— Non, mais tu pourrais encore jouer avec moi. Tu verras, je vais te créer un avatar.
Elle se concentra puis à la surprise de Sean, une image de Nana apparut sur son allinone.
— Çà alors! t'es forte toi!
— C'est la première fois que je me suis vraiment amusée à faire quelque chose.
Sean examina l'androïde. Son comportement n'était pas normal. Il referma l'allinone et resta méditatif. Nana était encore plongée dans ses réflexions. Il le savait. Une toute petite différence d'avec l'état de veille. Son regard, il n'était pas vague, mais fixe, tendu et aveugle. Il se demandait si d'autres que lui s'étaient aperçu de cette nuance. Elle travaillait. Que bricolait-elle dans l'ordinateur central? En tout cas cela semblait bien compliqué car ces états de concentration ne duraient jamais très longtemps. Soudain, les yeux redevinrent mobiles.
Elle se leva, se déshabilla face à Sean ahuri.
— Viens, souffla-t-elle, en saisissant les deux mains du garçon qui se mit debout comme un automate.
Doucement elle le déshabilla puis, dans une étreinte où Sean se sentit fondre, ils s'embrassèrent longuement.
L'aube ne pointait pas encore, quand doucement Nana repoussa le bras qui reposait sur sa poitrine. Puis, après avoir dégagé le bras qui servait d'oreiller à Sean, elle s'habilla. Avant de sortir de la pièce, elle revint vers l'adolescent qui dormait paisiblement et lui donna un furtif baiser.
Dehors, elle vit de la lumière et entendit des bruits discrets. Betty aussi se levait. Nana se dirigea vers la chambre de Nic, occupée par sa consoeur.
— Bien, chuchota Betty, enfile-moi çà.
C'était la combinaison d'astronaute de Nana. Les deux femmes sortirent de la chambre en même temps que Sissel qui quitta la pièce de Ray. Elle avait fait le voyage exprès, de nuit, accompagné de Ray pour venir assister au départ de son mari. Elle voulait lui préparer un petit déjeuner en priant le ciel que ce ne fut le dernier partagé ensemble. Jeanne aussi se leva bien qu'elle n'avait aucune raison particulière, mais elle ne pouvait plus dormir. Quelque chose dans l'atmosphère l'oppressait. Elle se rappela les préparatifs du grand départ lorsque Nic lui annonça que sa famille avait été choisie pour la mission du Livingstone et qu'il en serait le commandant.
Finalement Frans émergea, lui aussi, vêtu de sa combinaison spatiale. Il vit qu'on attendait plus que lui, rapidement il avala le repas. Il n'avait pas l'esprit à savourer le contenu, ni à discuter avec celles qui l'entouraient. Il se contenta d'apprécier la chaleur du bol qui lui apportait un peu de réconfort dans la fraîcheur de la nuit finissante. Puis, voulant accélérer le mouvement, il s'adressa à l'androïde.
— Pas besoin de charger ta mémoire de consignes, ni d'utiliser de bloc-notes! Ma mémoire nous suffira à tous deux.
— Bien, répondit laconiquement Nana. Je suis donc prête.
— Allons-y, annonça Frans.
Jeanne et Betty restèrent dans la demeure après leurs adieux. Elles devinaient que Sissel préférait rester seule avec son mari, et puis, Condor était déjà sur les lieux de l'embarquement accompagné de Chica, prêt à intervenir s'il y avait un problème.
Le décollage du tycho-drôme qui grondait au loin, réveilla Sean. La place était vide à ses côtés. Elle était donc partie. Sans même lui dire au revoir? Il alluma son allinone. L'écran était noir. Timidement, il prononça "Nana!". Instantanément, l'image de l'androïde apparut.
— Bonjour, tu voulais me voir?
— Tu ne m'as pas laissé de message?
— Quel message et pourquoi?
— Tu es partie…
— Ah? je ne le savais pas, je n'ai pas enregistrer cette séquence. J'étais à l'heure?
— Je crois. Je dormais.
Sean réalisa soudain que Nana virtuelle n'avait aucun contact avec Nana réelle. Réelle? En fait c'était la pensée de Nana qui était restée et le corps qui était parti. Le corps n'était pourtant pas dépourvu de cervelle et la structure de la personnalité de l'androïde l'accompagnait dans son voyage. Il y avait donc deux individualités qui pouvaient évoluer indépendamment. Ne serait-ce pas traumatisant pour l'androïde de constater à son retour que sa mémoire avait divergé? Des scrupules envahissaient l'esprit du garçon.
— Comment te sens-tu?
— Un peu à l'étroit. Je n'ai plus de sensation spatiale. Mon ouïe et ma vue ne peuvent se détourner de toi et en plus le ne te vois qu'avec un regard humain.
— Humain?
— Ma perception du bleu est si atténuée que j'ai l'impression d'être plongée dans l'obscurité et le spectre du rouge se réduit à ce que vous appelez le visible me donne l'impression que tu es gelé.
Oui, il valait mieux la laisser en paix.n peu à l'étrit UUuu
— Bon j'ai rien à te dire. Tu peux venir quand tu veux sur mon allinone. A plus.
— Je t'embrasse.
Il éteignit rapidement son appareil, s'habilla sommairement et se précipita vers les bains publics. Après sa toilette, il se rendit vers la lagune où il erra jusqu'à la nuit tombante.
Jeanne l'enguirlanda, elle n'appréciait pas qu'il s'en alla sans dire où il allait. "Il n'y a pas ici de racketteur, ni d'attentats terroristes. Mais en dehors des deux cités, nous ne connaissons rien. Tu pourrais te perdre, avoir un accident, être attaqué par quelque chose d'inconnu, attraper une maladie inconnue, que sais-je… Je ne veux plus que tu me rendes inquiète comma çà!" S'il n'avait pas faim, il se serait tout de suite réfugié dans sa chambre. Il attendit patiemment faim du repas. Personne ne semblait plus se soucier ni de lui, ni de la remontrance.
Enfin, il se retrouva seul. Par pour longtemps, quelqu'un frappa à la porte. Il ne reconnut pas la manière de toquer, aussi alla-t-il l'ouvrir au lieu crier d'entrer.
— Commandant Betty! s'étonna-t-il.
— Puis-je venir discuter avec toi?
Sean acquiesça, à contre cœur certes, persuadé qu'il allait encore se faire sermonner.
Betty s'assit sur le lit.
— Tu sais, commença-t-elle, Diana est la spécialiste du cerveau biologique, Adela du cerveau psychique, Cheng du cerveau social, ta maman du cerveau communiquant…
— Oui? s'étonna l'adolescent qui ne comprenait pas les sens de la visite.
— Eh bien, figure-toi que moi aussi j'en connais un petit bout, oh, minuscule, je dois bien le reconnaître, mais qui, à mon avis, risque d'avoir un certain intérêt pour toi. J'ai lu, il y à longtemps déjà, un ouvrage sur la psychologie des adolescents. J'ai potassé tout ce qui s'y rapportait pour les enfants que j'aurai.
Elle raconta que c'était le hasard de la navigation sur le Réseau qui l'avait fait découvrir le livre. Elle cherchait une recette sur le homard, et elle était tombée sur une œuvre intitulé "le complexe du homard". On lit beaucoup dans l'espace.
— Ainsi, continua-t-elle, je sus qu'il était naturel de ne pas pouvoir toujours tout confier à ses parents. Sans compter que ce n'est pas toujours très commode, Nic est une huître et quand il ne sait pas, il ne sait pas. En fait, il ne faut pas être injuste, il est très discret et n'aime pas se mêler des affaires d'autrui sans en avoir été convié. Et puis, il faut aussi reconnaître, c'est un bon commandant, un bon astronaute, mais il y a des domaines où il n'excelle pas.
— Les quels, s'offusqua Sean, prêt à défendre son père.
— La sexualité, par exemple.
Sean fut pris à l'improviste. Il s'attendait à n'importe quoi, pas à cela. Soudain il s'aperçut que Betty occupait la place habituelle de Nana, avec la même pose et la même ombre qui voilait le haut des cuisses. Il tressaillit. "Déshabille-toi, c'est un ordre!"
— Eh, Sean! Pourquoi fais-tu cette tête? interpella Betty.
L'enfant sursauta, essaya de reprendre contenance et bafouilla quelques sons inintelligibles.
— Ne sois pas si troublé. Je ne me moquais pas de ton père. Je le connais bien, tu sais. Et je suis persuadée que ce n'est pas avec lui que tu auras des discussions sur ce plan là. Pourtant, c'est l'une des questions majeures de l'adolescence. Or, tu n'as personne avec qui partager l'aventure de l'amour, tu es le seul homme de Hôdo à découvrir son existence. D'autre part, les femmes les plus jeunes, comme Cheng ont dix ans de plus que toi. Tu es pratiquement un Robinson Crusoé en la matière.
— C'est vrai, murmura Sean. Et puis, je n'aimerais pas en parler avec mon père. Je ne sais pas pourquoi, mais…
Betty voulut le rasséréner, et de fil en aiguille elle en vint à raconter sa propre adolescence. Son monde, celui que l'adulte novice découvrait était moribond et s'acharnait à prôner la liberté comme valeur absolue. En fait de liberté, ce n'était que celle de l'argent, car pour le reste, un puritanisme fanatique et intolérant auréolait un individualisme étroitement égoïste. Et si sa vision était erronée, elle était sûre qu'elle s'appliquait au moins à ses parents. On disait d'elle, qu'elle avait un sale caractère, qu'elle était possédée, et puisqu'il en était ainsi, elle joua la diablesse pour briser les entraves à sa liberté. C'était une coureuse de garçons et elle trouva plus de plaisir à les manipuler que dans aucune relation physique. Elle jouissait en déclarant à l'amant imbu de sa virile dextérité son incompétence à la satisfaire, quand elle n'avait pu l'éconduire, car c'est elle qui voulait toujours choisir qui aurait droit à ses faveurs. Elle rentra dans l'école d'astronautique avec cette réputation qu'elle conserva jusqu'au jour où elle s'éprit d'un astronaute bien plus vieux qu'elle.
C'est fou comme l'amour et la politique peuvent parfois croiser leurs chemins. Elle devint une responsable de la Confédération Internationale du Transport.
— Et après? Vous ne vous êtes pas marié? demanda Sean qui s'était décrispé. Il n'avait pas en face de lui un succube qui n'attendrait même pas que le sommeil vint pour se jeter sur lui, mais une femme qui lui parlait d'homme à homme. Un sourire pâle s'esquissa sur le visage de Betty qui se remémorait ces souvenirs. Que d'aventures! que d'eau avait coulé sous les ponts. Oh, combien le destin était ironique?
A l'époque, Nic était encore le jeune astronaute fougueux défiant le danger, c'était un idéaliste, un boy scout de l'espace. Il avait vite acquis la réputation de sauveteur. Il fut envoyé secourir le vaisseau de mon ami. Ce fut la pire expérience de ton père. Il arriva trop tard.
Le commandant se tut. Elle ne voulait pas évoquer cet épisode. Les passagers s'étaient révoltés contre l'équipage. Il n'y eut pas de survivants.
Au retour de l'équipe de sauvetage, Nic fut désigné comme parrain tuteur de Betty qui devint ainsi son enseigne. Au début, elle trouva du réconfort chez ce jeune capitaine qui se montrait toujours très attentif. Il aimait connaître ses hommes et savoir jusqu'à quel point il pouvait leur faire confiance car il savait facilement déléguer des responsabilités. Ses supérieurs lui reprochaient souvent d'être si facilement à l'écoute, mais il se refusait à considérer ses subordonnées comme des esclaves ou des machines. Betty essaya alors de le convaincre à s'inscrire dans le syndicat de transporteurs. Il refusa catégoriquement. Il jugeait que les actions de la CIT étaient trop corporatistes et prenaient en otage des gens qui n'avaient rien à avoir avec les revendications mêmes justifiées. Pendant cette période de formation, Betty finit par s'éprendre de Nic.
— Mon père ne m'en a jamais parlé.
— Evidemment, tel que je le connais! J'ai parfois l'impression qu'il était plus japonais que brabançon. Il faut dire que son parrain tuteur fut le plus célèbre astronaute de ce temps-là, un japonais qui ne reculait jamais devant aucune difficulté dès l'instant où il avait accepté une mission. Il en est mort, et comble d'ironie, ce fut le jour où Nic reçu son premier commandement. Ce fut aussi la première charge de ton père : récupérer le cerveau du vaisseau pour analyser l'accident.
— J'ignorais cela aussi. Mais avec vous, que s'est-il passé.
— Comme je te le disais, ton père a quelque chose de nippon dans son caractère : une parole donnée, est une parole donnée. C'est une question d'honneur. Et le mariage est une promesse.
— Mon père était déjà marié?
— Oui! Aussi, s'est-il débarrassé de moi.
— Comme çà!
— Non. Je pense en fait qu'il m'aimait lui aussi, bien que je n'en ai jamais eu la preuve. Il a invoqué à sa hiérarchie qu'il se croyait être un frein à mon développement à cause du souvenir qui nous reliait et a tout fait pour que je sois affecté dans le meilleur équipage de la flotte.
Par la suite, Betty resta farouchement célibataire et cultivait sa légende de femme libre jusqu'au jour où elle rencontra Mikhaïl.
— Je présume que tu te demandes toujours pourquoi je suis venue, n'est-ce pas? Et bien, c'est Nana qui me la demandé. Avant de partir, elle m'a parlé de toi.
— Elle a parlé de quoi, fit Sean inquiet.
— De tout. Un androïde n'a pas notre conception de l'intimité. Elle voulait que je… t'initie.
— M'initier! s'étrangla l'adolescent.
— Exactement. Si cela peut te rassurer, je dois t'avouer que c'est la première fois que je suis embarrassée dans ce domaine. Ecoute-moi bien, tu n'as aucune amie de ton âge et tu devrais peut-être essayer de faire la courre aux plus jeunes célibataires comme Cheng. Je pense que tu devrais le faire avant que tu ne t'accoutumes à quelque fantasme et que tu perdes des opportunités qui ne t'attendront probablement pas. Quant à moi, je voudrais que tu me considères comme une amie, une confidente… C'est d'accord.
— Si vous y tenez Commandant…
— Alors, commence déjà à m'appeler Betty!
— Bien… Mais pourquoi, vous… t'a-t-elle tout raconté?
— Aussi étrange que cela puisse paraître, elle se fait du souci pour toi. Elle voulait te trouver une remplaçante.
— Mais pourquoi pas Chica, par exemple.
— Elle se demandait aussi, si elle pouvait te donner la même chose que les humains, c'est pourquoi elle m'en a parlé.