Moka n'avait même pas pris la peine de s'arrêter sur la Lune pour recharger ses batteries. Elle jugea qu'elle avait encore suffisamment d'énergie pour venir se poser sur un terrain qu'elle connaissait en Argentine, loin de tous les conflits asiatiques. Le terrain était propice pour des atterrissages de fortune et pas trop éloigné d'Embarcación où se trouvait une importante gare. Le premier train qui passa se dirigeait vers Santa Cruz de la Sierra, dans la Bolivie brésilienne. A plus de trois cents kilomètres heure, elle y serait en approximativement trois heures. Elle n'hésita pas pour le prendre.
La ville était idéale pour ses recherches, car elle était dotée d'un important centre informatique mis en place par la mafia de la cocaïne et dont le but essentiel, en dehors de leur commerce, était de capturer toutes les données qui circulaient au nord du Mexique. Moka pourrait utiliser le complexe pour se documenter efficacement. Il était en effet notoire que la mafia locale sympathisait plus avec celle de la nouvelle Mésopotamie que celle du Japon malgré l'influence considérable qui s'y était installée au cours des derniers siècles.
Une foule bigarrée emplissait les rues. Elle était justement arrivée pour l'ouverture mensuelle du carnaval. Après l'effondrement des USA, Las Vegas avait perdu de son attrait et cette ville avait repris le flambeau du fantasme. Moka n'était pas intéressée par le spectacle qui se déroulait devant elle, mais elle aperçut un détail que sa vue lui permettait de discerner.
Le début du cortège était composé de pom-pom devils. Ces femmes qui dansaient au son des trompettes et tambours, portaient une cape noire doublée d'une toile catadioptrique rouge. Dans le fond noir, un diable holographique surgissait au hasard des mouvements et replis du tissu. De la chevelure ample de ces bacchantes, surgissait une paire de cornes toutes enroulées comme celles d'un bélier pour les novices, plus effilées que l'oryx pour les maîtresses, et pareil au koudou pour les autres. Les joues et le menton étaient cachés par un appareil qui pouvait changer le visage des belles Walkyries en vampire ou tout autre monstre fascinant de l'imaginaire humain. Pour tout vêtement, elles ne portaient qu'une jupette irisée dont la transparence ne laissait entrevoir que fugitivement leur nudité à moins que ce ne fût lorsque le voile vaporeux ne flottait haut lorsqu'elles jetaient leur bâton phallique. Les humains qui s'extasiaient devant ces brefs aperçus de charmes ne pouvaient voir comme Moka que certaines d'entre elles étaient froides. Il y avait dans le cortège plusieurs androïdes.
Le reste n'attirait pas Moka insensible aux filles agencées comme des pièces montées élevant leur reine de beauté le plus richement parée possible tout en restant habilement érotique. Elle se mit à suivre le défilé, bousculant les touristes qui se pâmaient sous les lumières étincelantes des déesses de la fête. Moka constata que ses soeurs androïdes étaient plus agiles qu'elle. Leur structure devait être plus légère mais elle préférait la sienne qui permettait pour l'instant de se frayer un chemin à travers une foule compacte.
La nuit enveloppait maintenant la ville, et les hautes parois réfléchissantes des immeubles se constellaient de mille feux. Dans l'avenue, les lampadaires restaient éteints pendant le passage des carrosses afin de mieux profiter de la clarté diffusée par les lasers, les néons et toutes les gammes de brillants artifices.
Plus, le cortège avançait, plus les bâtiments étaient élevés. Ils étaient tous inspirés de l'architecture nippone reconnaissable aux lambris de verre et aux gigantesques colonnes de fibres translucides stylisant le bambou. Tout à coup, les immeubles devinrent moins imposants, le cortège se dirigeait vers le vieux centre ville que Moka reconnut en apercevant au loin les faîtes d'une construction religieuse de type catholique de l'époque coloniale. Il y avait là un ancien centre administratif et universitaire qui étaient relégués au patrimoine culturel. Une petite place plantée de palmiers et de toborochis, l'arbre emblème de la ville, y dispensaient généreusement leur ombre pendant les chaudes heures de la journée. Les Pom-pom devils gesticulaient avec une rage soudaine que l'androïde, peu experte dans le domaine, catalogua de provocation obscène. Soudain Moka entendit, "les filles, mes soeurs, rejoignez-nous!". Elle chercha dans la foule qui avait bien pu prononcer ce message que seul un robot pouvait percevoir, car c'était un message radio sur sa propre fréquence. Enfin, elle la vit. Elle ressemblait à certaines femmes de Hôdo portant une longue robe blanchâtre, une cagoule d'astronaute et un curieux poncho très étroit mais très long retombant jusqu'aux pieds nus dans de simples sandalettes. Moka avait rencontré, chemin faisant, de nombreuses femmes qui se cachaient le visage, complètement, ne laissant juste qu'une paire de trous au niveau des yeux, mais toutes étaient bariolées et généralement courtes vêtues. Elle décida d'observer cette "sœur" au comportement étrange.
A peine les reines passées, la femme en blanc se rendit vers le lieu de prière que Moka entrevit avant d'arriver sur la place. Elle marchait curieusement, les humains appelaient çà : boiter. Sur le parvis de la cathédrale, une femme identiquement vêtue, mais de chair cette fois l'attendait. Il y avait trop de bruit et Moka n'avait pu se rapprocher assez vite pour saisir le contenu de la conversation qui fut brève. Déjà, l'androïde habillée de blanc se dirigea vers l'arrêt du tram qui se trouvait au coin de l'avenue. Pour s'approcher d'elle, Moka rabaissa la visière de son casque. Elle avait rapidement analysé que ce jour autorisait tous les accoutrements et au moins cette coutume lui permettait de cacher sa véritable nature aux autres androïdes qui semblaient nombreux dans cette ville.
Le véhicule électrique emmena rapidement les deux androïdes vers la banlieue. Santa Cruz était une belle ville moderne en comparaison de la plupart des vieilleries européennes ou nord américaines. Au cœur de l'Amérique latine, elle contrôlait tout le trafic des psychotropes. La mafia avait enrichi et embelli cette région avec la générosité d'un père qui choyait sa famille, la conscience sereine d'un patriarche justicier qui s'était acharné à détruire ces graines de nuisance qui pullulaient dans le nord du continent. Elle s'était même alliée aux barons du dollar pour écouler son poison. Ces barons qui n'avaient pas de sentiments vis-à-vis des leurs, avaient participé activement à l'avilissement de leur propre engeance. C'était facile, il est vrai, de profiter de la détresse, de la misère et des haines qui nourrissaient le peuple. El les seuls qui pouvaient secouer les jougs de l'argent ou du fanatisme de la politique religieusement propre, tombaient souvent dans le rets de la mort douce. C'était ces barons qui lançaient sur les routes des villes leurs épiciers, transportant dans leurs voiturettes orange autant de poison que d'aliments. Sans la dernière guerre de sécession qui avait donné un sursaut de vigueur aux trois nouveaux blocs, il n'y aurait eu, à terme, qu'un immense pays à la dérive. Un beau travail de sape qui enorgueillissait la mafia de la cocaïne. Maintenant, il fallait s'en prendre aux Yakusa qui conscient du danger que pouvait courir la jeunesse nipponne, mettait de plus en plus de bâtons dans les roues dans leurs projets d'expansion économique.
Au premier périphérique, l'androïde en blanc sortit, suivie de Moka qui se tenait légèrement en retrait. L'inconnue s'arrêta devant une large bâtisse plane. Moka qui avait rapidement consulté le plan de la ville savait que cette sorte de vaste hangar était l'Asile des Soeurs de la Charité. "Salut" émit Moka en radio. L'autre androïde se retourna pour voir d'où venait cet appel. Dès qu'elle vit Moka, elle se précipita vers la porte et frappa violemment le heurtoir.
"Curieuse manière de vouloir entrer chez les gens! Pourquoi ne pas utiliser de portier à reconnaissance ou l'allinone?" pensa Moka.
Une silhouette humaine entrebâilla la porte :
— soeur Magdalena, que ce… Ah! je vois, vous nous ramenez une nouvelle.
— Non, sœur Maria, je crains que celle-ci ne soit une récupératrice du mal. Je ne l'ai recensée nulle part dans mes fichiers. Et regardez : elle est plus forte que moi.
En effet Moka avait une tête de plus que la sœur Magdalena.
— Entre vite ma fille, je m'en charge.
"Avec la grâce de Dieu", pensa-t-elle, car si cette machine était dangereuse, elle ne voyait pas comment en venir à bout. Tout à coup, l'inspiration lui vint.
— Suivez-moi, ordonna-t-elle à Moka.
L'humaine s'avança dans un couloir long et étroit sur lequel s'ouvraient de nombreuses portes distantes l'une de l'autre d'un mètre.
— Mes enfants, prenez garde! Je suis peut-être en compagnie de quelqu'un de très dangereux, cria la sœur afin que tout le monde puisse l'entendre.
Déjà certaines chambrettes s'entrouvraient. La religieuse se sentit plus rassurée. S'il y avait du grabuge, il y aurait sûrement des âmes courageuses qui viendraient à son secours.
— Dangereux? où ça? demanda Moka en se retournant pour découvrir à qui s'adressait ce qualificatif.
Soeur Maria s'arrêta net et toisa Moka oubliant qu'il s'agissait d'un androïde qui, de plus, était revêtue de la combinaison d'astronaute, le casque éteint et opacifié. Il était impossible de juger le regard de cet être.
— Qui êtes-vous? demanda la sœur. Que voulez-vous?
— Moka Biscuit. Je cherche à comprendre.
— Une étrangère? Comprendre! quoi?
— Tout. Où est le danger? Pourquoi y a-t-il tant d'androïdes ici? Pourquoi sont-ils plus petits? Pourquoi Sœur Magdalena n'est pas convenablement entretenue? Qui vous êtes? Que faites-vous…
— Holà! Suffit! Vous êtes une machine bien curieuse.
— Machine! Vous ai-je traité d'animal?
La sœur resta coite. "Disons, finit-elle par dire en choisissant ses mots, un être bien étrange. Venez, nous parlerons de tout ça dans le parloir. Nous y serons plus à l'aise. Mais, s'il vous plaît ôter ce casque. Qui que vous soyez, j'aime bien voir à qui je parle."
Sœur Maria essaya de satisfaire la curiosité de Moka bien décidée d'élucider à son tour, le moment venu, la présence de cet androïde dans cette maison de paix et de repos.
Elle ignorait pourquoi la Mafia achetait tant de robots. Elle pensait que c'était pour la luxure, mais d'après sœur Magdalena beaucoup manquaient à l'appel. Cette dernière était d'ailleurs la seule, à sa connaissance, qui avait été endommagée par des ivrognes, dit-on. Une femme humaine serait sûrement morte après un tel traitement. Les hommes auraient pu la détruire complètement si une patrouille n'était passée par-là. Ils se sont enfuis, abandonnant l'androïde.
— Je suis arrivée sur les lieux du drame peu de temps après, car la police nous signale toujours quand il y a d'éventuelles personnes en difficulté. C'est ainsi que j'ai découvert soeur Magdalena qui s'appelait alors Viva Maria. Tout d'abord, je la pris pour une femme, car les vandales n'avaient pas réussi à la défigurer. Quant à ses membres droits, j'ai cru qu'il s'agissait de prothèses perfectionnées. Et puis, elle semblait souffrir.
— Elle souffrait, interrompit Moka, même s'il vaut mieux perdre les membres pour préserver notre système central.
— Je veux bien vous croire. Elle a eu le même comportement que bien des humains : la douleur les rapproche de Dieu.
— C'est une bonne idée. Il est probablement plus rentable de retourner chez son créateur pour se faire réparer. Du moins je parle pour nous, androïdes, car pour vous je n'ai toujours pas réussi à comprendre ce concept, malgré les tentatives de père Kashavan.
— Sœur Magdalena semble moins matérialiste que vous, ma fille.
— Son cerveau est aussi en panne? Et puis pourquoi parlez-vous comme père Kashavan? Vous appartenez au même groupe?
— Groupe? Quel groupe?
— Il dit qu'il est jésuite.
La sœur sourit, amusée par le langage de Moka. Elle dut par la suite lui expliquer pourquoi elle s'appelait sœur et non pas mère. Elle n'avait plus peur de cette étrangère et les heures passaient d'explication en explication. Elle lui parlait comme à une enfant humaine.
Il y avait dans la ville trois bâtiments cédés par la mafia aux carmélites. Le couvent proprement dit se situait assez loin de la ville, en marge de la forêt dans une ancienne hacienda où se préparait la drogue nationale quand on exploitait encore des végétaux pour extraire leurs alcaloïdes. Mais depuis, malgré le nom que s'attribuaient les maîtres de la région, les drogues étaient purement synthétiques et bien plus efficaces, voire dangereuses. Il existait toutes sortes de produits depuis la sucette stimulante et anti-stress, jusqu'au parfum de l'extase qui ne connaissait aucune désaccoutumance ni aucun remède aux dégâts engendrés à chaque inhalation. Les vieilles coutumes barbares de fumigation et d'injection avait cédé la place aux comestibles, aux onguents et aux aérosols psychotropes.
La mafia, très croyante et pratiquante, blanchissait sa conscience en offrant ainsi un cloître, un refuge pour les sans abri et un dispensaire, celui qu'avait vu plus tôt Moka, pour les victimes des nuits chaudes de la ville. Cette situation absurde pour sœur Maria était pourtant bien acceptée. S'il était paradoxal de se servir du Diable pour se prémunir contre lui, ici au moins, les religieuses pouvaient prier et aider sans qu'on les persécutât.
Les bâtisses qui jouxtaient la cathédrale servaient d'hôpital. Un quartier y abritait des êtres étranges. Des monstres exhibés dans les salles de spectacles y trouvaient refuge. La sœur en recensait trois types différents, les régénérés à partir de greffons et de clones, les reconstitués avec des assemblages de prothèses et enfin les mutants.
Moka qui se basait sur les connaissances de Nic, corrigea :
— vous voulez dire les handicapés profonds?
— Je doute, mon enfant, qu'il s'agisse d'accident de la nature, ni même d'un accident de génétique réparatrice. Pour moi il s'agit d'expériences illégales ayant échoués.
— Personne n'est au courant de tels agissements.
La sœur haussa les épaules.
— Evidemment! D'ailleurs ces monstres sont soit détruits, soit enfermés au secret. Mais la mafia arrive parfois à s'en procurer pour les exposer dans leurs shows.
— Je ne comprends pas la nature humaine. Pourquoi faire des lois pour les enfreindre?
— Le pouvoir. Le pouvoir sous toutes ses formes. Le pouvoir extraverti, celui de la domination d'autrui, et le pouvoir introverti, celui de l'expertise. Je fais en quelque sorte partie de ces derniers en dédiant ma vie à Dieu.
— Et la domination d'autrui?
— Oui, par la possession avec l'argent ou la force, ou par la soumission avec les manipulations intellectuelles ou psychiques.
— Et les mutants? Pourquoi?
— L'excellence scientifique sans doute pour les savants qui se risquent à recréer l'humanité. Peut-être le fou désir d'engendrer un être plus parfait que leur procréateur. Et derrière eux, sûrement des mécènes désirant appuyer leur domination sur une meute de zombies efficaces et dociles.
Un malaise traversa le coeur de sœur Maria. Elle avait soudain l'impression qu'elle dévoilait un monde de noirceur à une enfant qui n'y était peut-être pas préparée. Elle était confuse de sa maladresse.
— Donc, si je vous comprends bien, et en fonction des données auxquelles j'ai accès, vous vous occupez d'axiologie, reprit Moka.
La religieuse sursauta. Ce n'était certes pas le langage qu'aurait utilisé le petit d'homme découvrant son monde, mais il était incroyable qu'il put sortir de la bouche d'un androïde même bien documenté.
— Par le passé, notre religion s'est égarée parfois à renier une âme à certaines catégories humaines. Peut-être que la peur de retomber dans de telles erreurs me pousse à me poser la question de savoir si vous ne seriez pas… comment dirais-je? un "homo syntheticus". Excusez-moi, ma fille, je crois que suis fatiguée et je voudrais me reposer bien que votre présence et notre discussion m'aient intéressée. Avez-vous un endroit pour dormir, vous pouvez rester ici, il reste des chambres de libre et nous reprendrons çà demain. Mais avant de nous quitter, dites-moi pourquoi vous êtes ici.
Moka fut embarrassée. Elle ne savait pas comme les humains inventer de mensonges. Cet art était bien trop compliqué. Inventer des réponses réalistes ne pouvait se faire sans une étude approfondie qui prendrait des heures de documentations et de vérification. Certes, les humains arrivaient à croire facilement n'importe quoi, mais elle ne se sentait pas à la hauteur pour se lancer dans ce jeu tant puéril que périlleux.
— Vous dites que vous êtes vraiment comme père Kashavan?
Pourquoi pas finalement, elle abritait bien une androïde sans lui faire de mal, en la considérant comme une sœur.
— Je viens de Hôdo et j'ai une mission ultra secrète que je préfère, pour l'instant, vous taire.
— Mon enfant, ou vous en dites trop, ou pas assez. Si votre mission est ultra secrète, n'en faites pas allusion du tout. Demain, vous me parlerez de ce Hôdo que je ne connais pas et nous essayerons de mieux nous connaître.
— Je voudrais pourtant parler à sœur Magdalena avant de nous quitter. Tout de suite, insista-t-elle
— Pourquoi cette hâte? fit la sœur religieuse en fronçant les sourcils, de nouveau méfiante.
— Elle est blessée. Vous, humains, "homo sapiens", ne savez pas si elle souffre et comment. Je veux savoir ce qu'elle a. Peut-être pourrais-je la dépanner.
— Vous parlez comme une femme de chair et d'os. Vous paraissez mue par certaine charité chrétienne. Qu'elle genre d'être êtes-vous? Vous semblez aussi plus intelligente que sœur Magdalena. Tant pis, je prends le risque mais je resterai en présence de vous. De toute manière, j'ai déjà vu tellement de plaie que rien ne peut plus me faire tourner de l'oeil.
La sœur entrouvrit une porte de l'autre côté de la pièce, héla quelqu'un et lui demanda d'aller quérir sœur Magdalena. Encore une fois, l'androïde constata l'absence de moyens électroniques pour communiquer dans cet endroit. Elle ignorait que la règle des religieuses imposait une rigoureuse pauvreté.
— Vous m'avez demandée, ma Mère? interrogea l'androïde religieuse en apparaissant dans le parloir.
— Oui. Je crois que l'androïde que voici et qui s'appelle Moka vient en ami. Elle voudrait examiner tes blessures.
— Avant tout autre chose, je voudrais que tu ne me parles qu'en phonie. Je ne sais si tu veux qu'on ignore ta présence ici, mais moi je tiens à rester incognito, prévint Moka à sa consoeur.
Sœur Magdalena ôta ses vêtements afin que Moka puisse l'observer. C'était bien ce qu'elle pensait, des cicatrices sur la tête, la poitrine et le ventre indiquaient que les coups avaient été donnés sur tout le corps. Mais à l'aide de ses membres, elle en avait protégé les parties vitales, le cerveau, la centrale énergétique et le poste de contrôle mécanique. Par contre, les plaies étaient si larges sur les bras et les jambes, que la peau n'avait pu se reconstituer.
— Tu as froid, là? demanda Moka en indiquant les endroits écorchés.
— Très froid. Zéro absolu. L'absence de pression ne me gêne pas, pas plus que le PH neutre.
— Votre peau est sensible? demanda sœur Maria.
— Nous avons des sens identiques à vous, sauf le goût et l'odorat. De plus, comme nous sommes construits pour évoluer uniquement dans un environnement humain, nous avons des limitations. Seule notre vue est plus sensible que la vôtre. Par contre notre ouïe est moins discriminatoire que la vôtre et nos capteurs tactiles ne disposent que de trois éléments. La mesure de pression nous permet de manipuler les objets, la mesure du PH à éviter les accidents chimiques et la température nous indique si nous sommes dans la marge de sécurité de -80 à +45 C°.
— Votre combinaison d'astronaute a un rapport avec ce que vous me dites?
— Exactement, sœur Maria. Au cours de mes voyages, je coupe le chauffage de ma navette le plus longtemps possible pour économiser l'énergie.
— Ainsi, vous connaissez la douleur?
— Oui, de nombreux capteurs nous permettent de détecter les défaillances. De même, l'absence de signaux des capteurs est aussi source de douleur. C'est pourquoi soeur Magdalena a froid. Quels sont les autres points internes douloureux? interrogea Moka à cette dernière.
Le robot blessé montra divers endroits. Les bras avaient été frappés par des barres de fer ou d'autres objets métalliques. Plusieurs tubulures étaient voilées. Quant aux jambes, elles portaient, en plus, les stigmates d'une arme à feu. De nombreux conduits étaient sectionnés et la rotule droite était en miette.
— Tu peux faire quelque chose? demanda la sœur androïde.
— Pas tout de suite. Mais avec tous les androïdes qu'il y a dans cette ville je devrais bien trouver des pièces de rechange et d'autres peaux. Après je me débrouillerai. Je veux bien t'aider mais toi aussi tu dois m'aider.
— Comment?
— Je dois découvrir ce que le Yakusa prépare dans certains domaines afin d'évaluer quels sont les risques d'invasion de Hôdo.
— Attendez, reprit sœur Maria. J'ai l'impression que si vous continuez, vous allez m'ôter toute envie de dormir. J'aimerais comprendre.
— Alors, allez vous reposer et je vous expliquerai demain matin. Je sais que les hôdons respectent beaucoup la chronobiologie.
— Bon, j'essaierai de patienter. En attendant, je vais vous offrir le gîte puisqu'il semble que vous n'ayez nulle part où aller. Voulez-vous que je vous apporte demain des vêtements plus discrets. Ils ne sont pas luxueux, ce sont nos tenues.
— Elles me conviennent. Pourrais-je les garder? J'aimerais savoir ce qu'en penserait Nic.
La sœur n'essaya plus de comprendre pour ce soir. Elle conduisit Moka dans l'une de ces nombreuses petites pièces aperçues en rentrant dans le refuge. Chacune était une minuscule chambrette, avec un lit, une petite table de chevet et un porte manteau. "Bonne nuit et que Dieu vous garde" chuchota la sœur en laissant Moka qui fut ravie d'avoir un abri fiable où elle pourrait entamer ses recherches.
— Encore un mot, fit la sœur sur le pas de la porte. Si j'ai bien compris, vous pourriez lui changer de visage. Trouvez-lui quelque chose de plus discret si possible.
— Comme quoi, par exemple?
En guise de réponse la sœur montra le décor de la chambrette, une peinture et une statuette représentant la Sainte Vierge.