planète Hôdo
Tome II, Homo Syntheticus
Chapitre 17. Tyrans

— Successivement, vos plans échouent! Vous deviez vous emparer du milanaute spécial des yakusa et étudier leurs derniers androïdes. Qu'allez-vous proposer maintenant, comme nouveau fiasco?

— Son Eminence peut néanmoins se réconforter, car nous n'avons plus besoin des yakusas pour développer nos propres androïdes. Nous sommes prêts à les tester. Dès que les essais seront concluants, nous n'aurons plus besoin de soudoyer qui que ce soit.

— Si vous échouez encore une fois, une seule fois, Grand Conseiller, vous deviendrez mon Grand eunuque. Maintenant sortez, j'ai à faire.

— C'est que, j'ai amené ici…

— Quoi encore?

Ce n'était pas la chaleur, il faisait d'ailleurs très frais dans le palais, qui suintait sur le visage sec du Grand Conseiller, mais la peur d'un châtiment, pourtant raffiné. Il se retourna et cria vers la porte : "Go, Lan!"

Un androïde pénétra dans le salon : un exemplaire prototype mésopotamien et mâle de surcroît.

— Voici notre version. Elle n'est pas encore militarisée, mais il peut déjà nous être utile. Si vous me permettez que j'explique… supplia presque l'homme.

Depuis leur création, la Perse et la Nouvelle Mésopotamie se battaient sur leurs frontières communes, revendiquant respectivement leurs territoires historiques. La très puissante Perse qui s'étendait de la mer noire à la mer d'Oman était dotée d'une excellente armée, institution religieuse, que la Mésopotamie ne voulait ni ne pouvait affronter. Il lui était aussi difficile d'élaborer les techniques rodées du terrorisme. A chaque fois qu'elle s'y était risquée, les ripostes frontalières furent immédiates, et les limites territoriales se rapprochaient dangereusement de la Nouvelle Babylone. Encore quelques escarmouches, et la capitale basculerait aux mains de l'ennemi. La seule solution qu'envisageaient les Mésopotamiens fut de terroriser anonymement. Leurs services secrets avaient une solide notoriété, même si Son Eminence voyait d'un très mauvais œil qu'elle fut principalement constituée de Palestiniens, car cette province avait mauvaise réputation, surtout la région qui jouxtait la Méditerranée et dont l'ancienne désignation censurée lui écorchait les oreilles rien que d'y penser. Mais, malgré cet inconvénient, de taille, il lui fallait reconnaître leur efficacité. C'étaient eux qui avaient découvert ce que tramaient les japonais avec leur tout nouveau milanaute, un engin capable d'attaquer par surprise et de disparaître aussi vite qu'il ne surgit du néant. C'étaient encore eux qui avaient volé les plans des androïdes. Au grand dam de Son Eminence, ce dernier avait dû accepter qu'on construisît l'usine d'androïdes à Tyr, une cité rebelle par excellence, mais qui comptaient de nombreux savants.

Le premier androïde, Go-Lan, fut offert à Son Eminence Akaam de Mésopotamie, et le second, Go-Lem, irait à l'Empereur Bâb Muhammad le Magnifique en guise de réconciliation après la dernière incursion punitive.

Ces deux androïdes étaient particulièrement dociles et inaptes, pour l'instant, à quelque activité militaire et particulièrement de commando. Les Japonais n'avaient créé que de stupides robots uniquement soucieux de faire plaisir aux hommes. La dernière livraison devait permettre de vérifier si les derniers modèles de ces machines avaient toujours ces curieux comportements qui les rendaient parfois impropres à l'emploi. Il semblait, en effet, très difficile de maîtriser le cerveau devenu trop complexe de ces machines qui n'en faisaient parfois qu'à leur tête. Pourtant, les deux androïdes tyrans pouvaient être habilement utilisés comme espions, car ils communiquaient entre eux, sans que personne ne pût s'en rendre compte. Il était donc possible d'être au courant de tout ce qui se complotait dans l'entourage de l'empereur.

En dehors des explications officielles avancées, les cybernéticiens de Tyr n'avaient en réalité pas besoin de nouvelles poupées mécaniques japonaises pour en découvrir plus sur leurs mécanismes. Ils en savaient assez, mais les cogniticiens avaient formé, sous prétexte de les étudier, une armada d'androïdes pour le propre compte. Déjà une cinquantaine de ses filles était logés dans les milieux les plus chics et stratégiques de la Nouvelle Mésopotamie.

Il n'y avait qu'un seul vrai motif pour construire des androïdes masculins : la censure des persans. Toute introduction d'effigie féminine était punie de la peine capitale, sans procès.

Muhammad Premier de Perse se divertit quand il reçut le cadeau de son ennemi. Le brave ambassadeur qui vint offrir son androïde était escorté d'une femme en noir, et accueilli, en attendant l'arrivée de l'Empereur, par une princesse toute vêtue de fines lamelles de pierres cristallines à peine teintées de nuances rosâtres. Des gemmes plus opalescentes et d'un bleu profond dissimulaient les traits du visage que l'on devinait aussi parfaitement dessiné que le reste du corps. Le diplomate néo-mésopotamien ignorait que la volupté qui le fascinait et que le corbeau qui collait à ses pas, étaient des androïdes qui l'observaient. Des femmes artificielles qui avaient reconnu l'un des leurs sous l'aspect d'un mâle et en avait déjà averti la sécurité du palais.

Le Persan avait suivi le même raisonnement que les rebelles de Palestine, sauf qu'il ne s'était pas préoccupé de fabriquer ses propres robots. De plus, n'étant pas en conflit avec les yakusas comme son voisin, il obtenait sans difficulté de ces derniers, leurs belles créatures sur mesure, avec leur nom déjà attribué, et même livrées vêtues par les grands couturiers chinois. Les Japonais ne comprenaient pas pourquoi leur client était si pointilleux sur l'esthétique de ses modèles, car elles étaient habillées de la tête aux pieds. Si la première enveloppe de fins voiles laissait transparaître l'œuvre esthétique des plasticiens, la seconde cachait tout derrière l'opacité d'un taffetas plus obscure qu'une nuit sans lune. Même les mains étaient gantées. Ils pensaient que les dignitaires persans aiment découvrir par eux-mêmes la réalité de leur imagination. Pourtant, sous cet accoutrement, ses dames étaient les yeux et les oreilles de l'Ordre Impérial, tour à tour, discrètes observatrices sur le trottoir ou confidentes sur l'oreiller. La véritable nature de ces femmes était ignorée de tout le monde, car tous ceux qui en savaient trop mouraient dans une étreinte fatale.

L'empereur en personne achevait l'éducation de ses créatures. Il avait appris d'un cogniticien, première victime de sa méthode, comment convaincre les pacifiques androïdes de tuer. Il suffisait de persuader ces femmes candides, destinées à faire jouir, que la mort était le summum de l'orgasme. Ainsi, personne, à part lui, n'avait pu dire quels plaisirs se cachaient sous la tenue des veuves noires, et, la copulation consommée, la police ne retrouvait que des corps obscènes morts d'overdose aphrodisiaque sans autres traces de la mystérieuse complice des ébats. Parmi les victimes, on pouvait compter un inspecteur de la Police Religieuse. Peut-être avait-il trouvé plus que ses collègues.

A peine se retrouva-t-il seul que Muhammad entraîna Go-Lem dans le sérail des autres androïdes. Là, au dernier sous-sol, il n'y avait aucun danger de fuite. Cet espace était en réalité un vaste dortoir qui pouvait abriter une soixantaine de robots. Un énorme ordinateur autonome, isolé du reste du monde, occupait une salle isolée. Même cette dernière pièce était luxueusement décorée, car, c'était l'endroit où se retirait l'Empereur. Doté de tout le confort dû à son rang, c'était en compagnie de ses odalisques artificielles qu'il écrivait ses mémoires dans l'une des serres souterraines, élaborait ses plans dans quelque fontaine parfumée, rédigeait ses rapports dans la grande bibliothèque de livres précieux. Parfois, une petite envie le conduisait vers les alcôves où l'attendaient lascivement quelques élues débarrassées de leur sinistre uniforme. Ensuite, soulagé, il se rendait dans le hammam aménagé en serre tropicale. Enfin, débarrassé de toute souillure, le Magnifique qui était aussi Très Saint Prophète, parcourait le dortoir où les androïdes dormaient de leurs quatre heures de maintenance. Elles étaient nues, non pour préserver leurs vêtements, mais pour qu'il puisse choisir aisément le prochain type qui satisferait ses besoins. L'Empereur se devait d'être organisé, méthodique et rapide, car ses charges étaient lourdes et nombreuses. Il n'avait guère de temps à perdre, toute la Perse reposait sur ses épaules.

Muhammad décidait d'exploiter au mieux le cadeau empoisonné de son ennemi. Rapidement, il analysa le mental de l'androïde tyran qui ne pouvait plus contacter son homologue néo-mésopotamien dans cette partie du palais à l'abri de toute indiscrétion électromagnétique. En fait, de mâle il n'avait rien de plus, que les autres, au contraire. Les scientifiques ennemis n'avaient pas enrichi les programmes initiaux des japonais et s'étaient contentés de "couper" ce qui ne correspondait pas à l'image qu'ils se faisaient de la masculinité. Toute la sexualité avait été redirigée vers le petit bout de pénis qui pendouillait lamentablement sur une paire de bourses vides. Un bref moment, il se demanda quelles étaient les caractéristiques techniques de cet appendice, mais il y avait plus utile, pour l'instant, à traiter. Plusieurs séquences avaient été effacées et notamment le programme initial de courtisane imprégné de culture extrême-orientale. Là, s'arrêtaient les compétences de l'Empereur, il lui fallait donc s'en remettre aux cogniticiens, avant d'attribuer une quelconque tâche à cet encombrant personnage.

Comme à chaque fois qu'il devait résoudre un problème ardu, le Magnifique décida de se relaxer dans une des trois fontaines. Il choisit celle aux roses. Soudain, une idée de génie lui vint à l'esprit. Pourquoi, ne pas en parler avec les yakusas. D'une pierre, il faisait deux coups. Non seulement il aurait les informations voulues, mais en plus l'estime nippone d'avoir démasqué une forfaiture, une traîtrise mésopotamienne, car sur le plan économique et industriel, chacun devait garder sa place sans empiéter sur le champ d'action des autres. Violer la propriété privée de production et de commercialisation était passible d'éradication.

Satisfait, l'Empereur se rendit dans ses bureaux en surface, afin de pouvoir communiquer avec l'extérieur. Il attendait sous peu un nouvel arrivage du Japon et il pouvait demander que ce dernier soit accompagné de spécialistes afin d'analyser sur place un curieux phénomène.

Le curieux phénomène était resté bêtement immobile, nu comme un ver, dans la salle informatique. Comme tous les jeunes androïdes, il était perdu hors de sa connexion habituelle, ne sachant que faire, et cherchant désespérément son site informatique. Il était sans cesse perturbé par les pensées des autres qui se dénommaient sœurs et qui disait "frère" en parlant de lui. L'une après l'autre, elles venaient examiner ce spécimen qui avait une morphologie différente. Peu à peu, oubliant ses angoisses, Go-Lem fusionnait ses pensées avec ses voisines. Certaines qui avaient déjà eu des rapports avec les humains, lui expliquaient le fonctionnement du tuyau qu'il portait au bas-ventre. En vain, il essaya de s'appliquer à en changer la géométrie, mais il ne découvrit pas les circuits qui permettaient de piloter cet ustensile qui ressemblait plus à une garniture destinée à remplacer les seins de ses sœurs.

L'absence de l'Empereur ne dura guère. Entre temps, il avait trouvé comment employer Go-Lem. Il serait préposé à l'entretien des quartiers secrets, se chargeraient de tailler les rosiers, nettoyer les bains et de toutes les tâches qui pouvaient abîmer la peau délicate et précieuse de ses charmantes créatures féminines.

Mais Go-Lem ne comprenait pas. Ses ordres étaient d'écouter tout ce qui se disait dans l'environnement du maître des lieux et non de servir de valet. De plus, l'ordinateur puissant, dimensionné à l'importance de l'Empereur, était vide. Il n'avait pas de quoi se documenter sur les procédures de nettoyage, jardinage et autre. Mais le maître était souvent absent et son voisinage, le seul qu'il connaissait, était les sœurs. Il ne lui restait donc qu'à écouter ses dernières. Ensuite, il devait rapporter ce qu'il avait entendu : mais à qui puisque seules, elles pouvaient l'entendre.

Deux cogniticiens japonais furent dépêchés. L'homme aux cheveux grisonnants, examina longuement Go-Lem et décréta qu'il souffrait de psychasthénie l'autre, à l'allure plus jeune malgré la quarantaine, conclut laconiquement qu'il manquait tout simplement une case dans le crâne de l'androïde. Il faudrait au moins une semaine pour approfondir le diagnostique et envisager une quelconque mise en service de ce travail bâclé par une bande d'apprentis cybernéticiens.

— Il nous a fallu des années pour régler les paramètres de ces cerveaux, et encore, nous sommes depuis l'aube de la robotique les experts incontestés de la planète, se vanta le jeune spécialiste.

— Il faudra en informer nos instances supérieures, continua le vieux. Cette intrusion dans notre domaine est une déclaration de guerre. Nous vous sommes très reconnaissants de la coopération de votre Grandeur. Où ira-t-on, si l'on tolère que n'importe qui fasse n'importe quoi? Il doit s'agir de révolutionnaires dangereux qui prônent le libéralisme. Pouvez-vous nous dire d'où viennent ces copies frauduleuses.

— Depuis le recensement planétaire de la CIES, lorsque nous nous sommes constitué en unions informatico-économiques, et qu'est né Le Croissant, l'association des peuples de l'antique Perse s'affronte avec celle de la Nouvelle Mésopotamie. Bien que nous soyons les garants qui protègent nos frontières orientales, principalement avec la Réunion Indienne, mon voisin n'a jamais accepté nos limites territoriales occidentales. Pire, de tous les territoires du Croissant, c'est, non seulement, le seul où l'Islam n'est pas religion officielle, mais en plus, où aucune confession n'y est tolérée.

— Sans compter qu'il rejette toute mafia et tout consortium, ajouta le jeune Japonais.

Bâb Muhammad cligna des yeux avant de reprendre, indiquant par là qu'il comprenait qu'il avait en face de lui, des alliés.

— A l'ouest de la Néo-mésopotamie, un ancien ramassis de religions diverses qui se haïssaient naguère mutuellement, constitue aujourd'hui un bloc prétendument uni, la Palestine, dont le siège est à Tyr. C'est probablement là que se trouve la fabrique clandestine d'androïdes.

Ces dernières explications satisfaisaient les Japonais qui s'en seraient contentées. C'étaient des techniciens et l'histoire du Croissant ne les intéressait pas.

— Mes innombrables devoirs m'appellent, reprit Muhammad, je vais devoir vous laisser seuls ici. Si vous avez envie de quoi que ce soit et si vous voulez sortir, envoyez-moi un androïde, celle qui se nomme Laylâ. Ce niveau ne communique pas avec le reste du palais. Ah! encore autre chose, ne touchez surtout pas aux autres androïdes, ceux de votre facture, et ne rentrez jamais dans le dortoir sans ma présence.

Le vieux japonais bougonna :

— sa Sainteté peut nous faire confiance. Nous mettons un point d'honneur à ne pas utiliser le matériel qui vous est vendu. Et comment saurons-nous que nous nous approchons de ce dortoir?

— On y accède par deux antichambres. Vous ne pourrez vous tromper, car ce sont les seules pièces où vous trouverez des statues, des Vénus.

Dès que le maître des lieux s'éclipsa, visiblement rassuré, le jeune ingénieur s'adressa à l'ancien.

— Ne trouvez-vous pas étrange qu'il faille pénétrer à ce niveau par un sas et qu'il n'existe aucun moyen de communication avec l'extérieur. Regardez, mon allinone ne fonctionne qu'en local.

Le professeur répondit uniquement par une moue sonore.

— Et pourquoi cette crainte qu'il avait que l'on touche à son matériel?

Autre moue un peu plus bruyante. Sans mot, le vieux se connecta sur l'ordinateur du niveau et utilisa les commandes de clavier plutôt que les vocales. Au bout de plusieurs minutes ponctuées de grognements sur tous les tons, allant de la surprise à la désapprobation, il parvint à localiser où les androïdes stockaient leurs expériences.

Finalement, il lança à son assistant : "si nous voulons sortir vivant de ce trou, nous nous garderons bien de nous approcher de nos androïdes." Et en guise d'explications, il lui tendit son allinone.

Les yeux de son collègue s'écarquillèrent en lisant les données qui étaient affichées sur l'appareil.

— Je comprends pourquoi il ne voulait pas qu'on touche à ses androïdes. Et c'est autorisé çà?

— Bien sûr, c'est à lui. Il en fait ce qu'il veut. Néanmoins, il est intéressant de savoir quel usage on peut avoir de nos machines. Elles ont été prévues pour le plaisir, pas pour le terrorisme.

— Eliminer des adversaires politiques et des témoins n'est pas du terrorisme!

— Et l'autre là, le mâle tyran, qu'est-ce? Nos androïdes ont été conçues pour ne pas se retourner contre nous, et que découvrons-nous? l'un les dévoie, l'autre les copie dépourvus de morale, d'éthique. Ces imbéciles ont ôté de la mémoire certaines caractéristiques, telle que celle de plaire à l'homme. C'est qu'ils avaient l'intention de lui faire agir contre l'homme, lui aussi, mais d'une autre manière. En agissant ainsi, ils ont détruit une grande part de la féminité que nous y avions introduite. Leur machine n'était plus ni charmante, ni attractive comme nous le souhaitions pour accomplir ses fonctions érotiques. Elle n'était plus maternelle afin d'entourer ses fréquentations de soins attentifs, car notre étude de marché avait indiqué un fort besoin de complicité dans le sexe. Souvent, leur seule présence suffisait à combler notre clientèle. Nous nous sommes inspirés bien évidement de nos légendaires geishas et nous avons créé des modèles parfaits de favorite. Ils ont cassé tout çà et je pense que c'est pourquoi ils ont modifié les originaux en androïdes mâles. Je n'apprécie pas qu'on nous copie aussi stupidement, et en faisant un si mauvais travail. Et, puisqu'ils ont violé les contrats internationaux de répartitions de responsabilités, je vais leur jouer un bon tour. Aux uns comme aux autres.