Les couples des Porte et des Tomonaga revinrent dans leur cité. Chica tenait à prendre elle-même les commandes du véhicule, car elle s'inquiétait pour Adela. Elle savait que certaines femmes engendraient plus difficilement que d'autres et elle s'était rendue compte que sa mère en était.
Le commandant était satisfait de l'évolution de Rio. Les nouveaux générateurs rapidement installés par l'équipe de Gus dans la rivière commençaient déjà à fournir plus d'énergie. C'était indispensable pour l'ensemble de la communauté qui comprenait maintenant plus de gynoïdes à maintenir. Ces dernières avaient beaucoup contribué à l'essor de la cité, en déployant les ressources biologiques dont disposait le Livingstone. Des pépinières s'étendaient tout autour, et diverses cultures étaient si prometteuses que de plus en plus d'hôdons, surtout parmi les anciens soldats de Katsutoshi, se mettaient à l'agriculture. Les explorateurs se faisaient rare mais il était de plus en plus difficile de s'aventurer loin.
Tanaka, l'ambassadeur, apporta aussi de bonnes nouvelles. Les Japonais considéraient qu'il était vain d'entretenir des relations commerciales avec une planète dont les frais de transport représenteraient à eux seuls pas moins de quatre-vingts pour cent du prix des marchandises les plus précieuses. Alors, il avait été décidé que Hôdo serait gracieusement aidée tant qu'elle ne se subviendrait pas à ses besoins. En contre partie, elle devait contribuer à accueillir les sans emplois, les sans domiciles et tous ceux en général dont la Terre ne savait que faire. Nic fut soulagé que la grande criminalité restait sous le contrôle des Terriens. De plus, les hôdons devaient aussi accueillir toutes les missions scientifiques, artistiques et diplomatiques. Ce qui n'était pas inintéressant, déjà que tel accord avait été conclu secrètement avec beaucoup d'astronautes complices. Il tombait sous la responsabilité de l'ambassadeur de la Terre d'assurer que les immigrés respectent les coutumes locales.
Nic lut le dossier complet et, afin de s'assurer qu'aucune clause ne fut défavorable aux Hôdons, le fit relire par Jeanne, Cheng et Betty qui devait repartir avant la nuit avec le transporteur. Sa femme s'amusa lorsqu'elle découvrit de nouveaux termes de diplomatie interplanétaire. Elle soupçonna fortement que le traducteur fut canadien, lorsqu'elle tombait sur des phrases comme :
"Le visa de séjour provisoire permet d'obtenir, après une période probatoire d'adaptation à la nouvelle planètitude, un droit de planètité…"
Hôdo était vraiment sortie de la clandestinité, et si ses habitants y gagnaient, les Terriens aussi. Exporter la masse des non productifs était la meilleure chose que les politiciens et les économistes pouvaient imaginer. Leur voyage vers un Eden coûtait moins cher que leur entretien et tout ce que les honnêtes gens devaient payer pour vivre confortablement en paix. C'était un calcul bien sûr égoïste qui rendait la Terre si généreuse pour Hôdo. Mais Nic n'en avait cure, pour lui, c'étaient les Terriens qui étaient fous.
Il demanda à sa femme de diffuser le texte à tous les "planètants" pour qu'ils en prennent connaissance, puis traversa la ruelle afin d'en discuter avec ses amis. Les Tomonaga approuvèrent le texte et furent d'accord avec Nic, les fortes têtes étaient leur spécialité bien que les méthodes ne fussent pas pareilles. Adela utilisait toutes les ressources de la neuropsychiatre et Katsutoshi tout l'honneur du bushi.
— J'espère néanmoins que nous ne serons pas débordés, remarqua malgré tout la femme médecin.
— Qu'à cela ne tienne! Nous recruterons d'autres psy. Tu t'en chargeras?
— A quel titre? Mission scientifique ou diplomatique, ironisa-t-elle.
— Ah, çà! Tu verras, je suis sûr que des sectes postuleront pour venir s'installer chez nous.
La femme se racla la gorge.
— C'est que justement…
— Vous n'allez tout de même pas me dire…
— Si, Héliopolis, demande l'autorisation de venir s'installer… N'oublie pas que tu en as reçu l'enseignement.
— C'était un piège?
— Voyons, Nic! Douterais-tu de mon honnêteté?
— Te blesserai-je si je refuse de te répondre? Nous nous connaissons beaucoup trop pour ne pas ignorer qui nous sommes, et entre nous, c'est une chance que tu sois une femme dévouée et altruiste, car dans ton genre tu es vraiment diabolique! Je t'avouerai que si tous les gens de ta secte sont comme toi, alors, je n'hésiterai pas à les accueillir, mais rappelle-toi que ce n'est pas nous qui décidons, ce sont tous les hôdons.
— Je savais que tu répondrais ainsi.
Chica qui suivait en silence la discussion des humains intervint à ce moment.
— Adela, tu m'avais dit que tu m'en dirais plus sur le message que je t'ai ramené.
— Héliopolis est une secte de contemplatifs et de guérisseurs. Hôdo est bien plus adaptée à la méditation que la Terre. Nos talents de médecine seront comme sur la Terre notre contribution à la société, car nous ne sommes pas des mendiants. Le Grand Maître suggère la possibilité de former des androïdes médecins. Il souhaiterait que toi ou Moka, éventuellement Nana, deviennent membre de la secte.
— Cela me fait plaisir, répondit simplement la gynoïde.
— Et pourquoi, Moka? demanda Nic.
— Le Grand Maître aimerait voir comment ce que je t'ai enseigné est passé à travers toi chez elle. Et surtout, il y a autre chose, Nic, il y a cette question que l'on se pose fatalement lorsqu'on découvre un être intelligent : a-t-il une âme? C'est pourquoi Nana aussi les intéresse.
— Nana! Elle arrive, elle est de retour, s'exclama à ce moment Chica.
— Quand je te disais qu'en me promenant avec Moka je n'avais plus besoin d'allinone! Tu vois. Les informations, tu les as en direct! plaisanta Nic.
Elle était encore loin et n'arriverait pas avant le lendemain. Betty, lorsqu'elle appris le retour de sa protégée décida de reculer son départ.
Le soleil était au zénith quand le tycho-drôme de Nana se posa à côté de celui de Chica. Malgré la chaleur accablante, il n'y eut jamais autant de monde pour attendre l'arrivée d'une navette. C'est que la gynoïde avait annoncé qu'il y avait parmi les deux passagers un nouveau type d'androïde, un mâle, le sosie de Son Eminence de Nouvelle-Mésopotamie. Chacun y trouva matière de curiosité : Betty pour évaluer le rendu masculin de ces êtres de synthèse, Rûdâba pour voir de près l'effigie de l'ennemi de son peuple, les savants japonais pour examiner l'évolution de Go-Lan.
Dès que le trio fut à portée de voix, Petit Cheval Blanc s'écria :
— Sympa, les gars de venir recevoir les bras ouverts votre premier réfugié politique.
Mais il fut déçu quand il constata que la majorité des regards se tournaient vers son voisin. Seul Nic et Tanaka portèrent plus d'intérêt à lui.
Bien qu'ils aient augmenté la taille de la mémoire du tycho-drôme pour mieux héberger les souvenirs de Nana et Go-Lan, les deux hommes préférèrent connaître les détails de l'aventure terrestre racontée par l'Amérindien.
Les deux savants qui interrogeaient l'androïde arrivèrent aux même conclusions. Go-Lem devait être aidé par des humains de toute confiance. Rûdâba fut choquée par l'idée que son peuple fût dirigé par un pseudo-humain.
Il faisait trop chaud pour continuer à échanger des idées sous un soleil de plomb, Nic proposa que tout le monde regagnât Jérusalem, se rafraîchisse et discute chez lui. L'intérêt de la discussion se nota tout de suite. Le groupe qui discutait avec Son Eminence hâtait le pas, alors que Chica et Betty fermèrent la marche. Ces dernières prirent le temps de préparer des boissons pour tout le monde, alors que l'émoi du premier groupe attira le clan de Tomonaga et même Ytzhak qui passait par-là.
Deux concepts s'opposaient, celui des savants jugeant l'expérience fabuleuse d'un androïde chef d'état, et celui Rûdâba et Ytzhak qui jugeaient que ce n'était pas la place d'un androïde.
Le pire pour ces derniers, était que Go-Lan défendait son maître, lui trouvant en permanence des circonstances atténuante dans ses choix politique.
Nic et Tanaka se taisaient perplexe.
Betty donna un coup de coude à Nana : " Tu vois, ma fille c'est toujours comme çà avec les Terriens. C'est bien pour cela que plus ils sont loin mieux je me porte."
Puis changeant de sujet, voulant résolument ne pas prendre part à la discussion mouvementée qui animaient les autres, jamais ils ne s'étaient trouvés si nombreux dans la pièce commune de la demeure, elle remarqua : "cela faisait longtemps qu'on ne vous avait plus vues toutes les trois ensemble".
En effet, Moka était là, évidemment chez elle, mais Chica avait accompagné Katsutoshi qui était venu, intrigué par tant de tumulte.
— Comment voulez-vous jouer un rôle typiquement humain? reprit Betty. Moi, je me serais empressée d'aller les embrasser, si c'étaient mes sœurs. Vous ne vous regardez même pas.
— Pourtant, répondit Nana, nous avons déjà pas mal discuté. Je sais par exemple qu'Adela est enceinte et que Chica se demande quels seront ses futurs rapports avec sa mère. Je sais que les accords Terre Hôdo sont en bonne voie, qu'Héliopolis veut implanter un siège ici. A ce propos, j'ajoute qu'ils ne sont plus les seuls, car les sœurs de la Charité aimeraient ouvrir un couvent ici.
— Je sais que vous n'avez pas besoin de nos manifestations visibles pour communiquer entre vous. Moi, ça ne me dérange pas, mais les Terriens… Eux qui sont généralement incapables d'admettre que leurs proches voisins aient des mœurs différentes.
— Tu es injuste Betty, ils ne sont pas tous ainsi. Tu es Terrienne à l'origine. Ce n'est pas que la différence qui est mal acceptée, c'est surtout le manque de respect. Chacun proclame son respect, mais pas nécessairement celui des autres. D'ailleurs cette discussion ne mène à rien.
Soudain, Nana s'adressa à l'ensemble.
— Vous échangez des idées mais vous ne construisez rien!
Du coup, un silence figea les humains.
— Nous t'écoutons, prononça Nic et émit Moka en même temps.
— Tout d'abord, je revendique d'avoir appris plus que quiconque parmi vous. Servir d'interprète scientifique m'a formée à votre méthode de rationalisme. J'ai une tête bien pleine, mais elle est aussi bien faite, pour reprendre votre expression consacrée. J'ai eu la chance de subir des échecs, de vivre des terreurs et des déceptions. A cela ajoutez ma faculté de gynoïde de partager les soucis de mes sœurs. Chica a connu la souffrance humaine, j'en ai vu l'horreur. Heureusement, j'ai découvert d'autres aspects tel que l'amour, la compassion et je suis reconnaissante à Frans, Betty, Sean et bien d'autres Hôdons, et surtout à une vieille petite Sœur humaine du nom de Maria.
Elle se tut un moment, sachant que ce qu'elle devait annoncer surprendrait, mais elle s'était jetée dans la mêlée et il fallait aller au bout de sa pensée.
"Cette sœur, continua-t-elle, m'a fait découvrir beaucoup de points commun entre nous androïde et vous humains. Certes nous avons deux cerveaux, un trop petit dans notre crâne et un gros immobile, et malgré mes tentatives je n'ai pas réussi à me doter d'un cerveau organique. A quoi bon d'ailleurs! Je réfléchis. Je sais que l'étincelle d'intelligence qui fit naître l'humanité reste du domaine des ombres, et pourtant quand un humain n'est-il plus humain? A quel moment de la démence lui ôtez-vous ses attributs d'humanité, son âme. Et à quel moment apparaît-elle dans l'œuf? Plus avant encore, l'étincelle de vie qui anima les êtres de votre planète se perd dans la naissance de votre monde. Vous ne faites que vous la transmettre de génération en génération.
Votre vie nous a créés, vivants. Nous ne sommes pas organiques mais qu'importe, nous sommes construits à partir des mêmes matériaux que ceux produit par l'étincelle qui vit naître votre Univers. Pour reprendre l'expression de l'un de vos savants du passé : nous sommes nés de poussières d'étoiles.
Et bien ce que j'ai découvert alors, ce que sœur Maria m'a conduite à découvrir, c'est que nous sommes des homo sapiens syntheticus"
Personne n'osa prononcer un mot. Même les deux savants, sidérés devant leur œuvre. Nana continua :
— Alors, je vous demande, laissez-nous vivre! Go-Lem n'a pas demandé de venir au monde et de devenir un Empereur, pas plus que Lucien Porte n'a demandé de naître et de créer Hôdo. Go-Lem est peut-être une chance de paix pour les Persans et les Néo-mésopotamiens. Contrairement aux humains il est imperméable à l'idée de pouvoir. Il n'obéit qu'à la seule consigne qu'il connaisse, son credo : satisfaire ses créateurs. Ce n'est pas à lui qu'il faut donner une chance, c'est au peuple qui croit en lui. Voilà ce qu'il faut faire, à mon avis.
L'ambassadeur finit par reprendre la parole dans le calme retrouvé.
— Je m'excuse d'intervenir à la fin de ce surprenant exposé. Je suis le seul parmi vous qui ait des compétences en question de diplomatie. Ce n'est pas en échauffant nos esprits que nous trouverons une solution à ce qui peut être l'une des plus extraordinaires aventure de l'humanité après avoir trouvé le moyen de coloniser une planète d'une autre galaxie. Je serais d'avis d'envoyer une délégation de hôdons sur Terre pour examiner sur place la situation. Là, nous pourrons assister Go-Lem dans ses fonctions et si la situation l'exige aider cette partie du Croissant à retrouver une situation normale. Qu'en pensez-vous Nic?
— Moi? fit ce dernier surpris. Vous n'insinuez tout de même pas que je devrais…
— Si! lança Rûdâba, et je serais honorée dans faire partie!
— Allons, Commandant, ne ratez pas une occasion unique comme celle-là! renchérit Suga. D'ailleurs mes services vous seront indispensables, je connais Go-Lem.
Ytzhak ouvrit la bouche, resta en suspend dans son élan, puis finalement murmura : "et puis zut! Tout compte fait, je suis mieux ici, chez moi…"