planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 2. L'organisation à bord du Livingstone.

Lentement, régulièrement, les navettes apportaient leur chargement d'hommes et de matériel. A bord, des regards s'extasiaient en contemplant le sea-morgh'N, le futur vaisseau des nouveaux arrivants. Parmi eux, peu nombreux étaient ceux qui avaient déjà quitté la Terre, et encore moins ceux qui avaient pu observer de près ces sea-morgh'N qui ressemblaient à des joyaux d'orfèvre avec leurs facettes aux mille feux.

Sea-morgh'N désignait toutes les constructions spatiales assemblées de trois catégories d'éléments normalisés: les astro-labs, les milanautes et les tycho-drômes.

Le Livingstone était mu par trois milanautes ressemblant à d'énormes labradorites à cause des reflets de couleur bleu cobalt qui couraient sur la surface de marbre noire. Avec leurs puissants propulseurs conçus pour la guerre, ils n'avaient jamais été utilisés autrement qu'en locomotive de l'espace.

Les astro-labs avaient la même forme de prisme droit à section hexagonale. Mais ils étaient bâtis dans un autre matériel. La coque ressemblait à un vitrail plongé dans la nuit. Les facettes isophotes, plus résistantes que l'acier, reflétaient d'étranges lueurs irisées. Par endroits, des percées lumineuses et verdâtres indiquaient la présence d'un hublot ou d'un sas muni d'un collier d'arrimage. L'assemblage avec d'autres unités formaient en général des roues ou des cylindres poussés par les milanautes puis, éventuellement, laissés en orbite autour d'un astre. A l'origine, les astro-labs étaient des laboratoires de recherche. Peu à peu, ils servirent au transport de tous les équipements de communication, de survie et des quartiers d'habitation pour les longs voyages. La mise au point d'un nouveau verre capable de réguler par transparence ou réflexion la lumière, de l'infrarouge aux UV, permettait d'économiser les dépenses d'éclairage et surtout de régulation thermique. En revanche les faces exposées aux ardeurs solaires se transformaient en miroirs éblouissants qu'évitaient de regarder les pilotes de navettes. Vus de l'intérieur, ces panneaux protecteurs se comportaient à l'envers. En général, ils ressemblaient à des vitres dépolies recouvertes de givre ou de poussières adamantines, sauf quand ils devenaient transparents pour observer l'extérieur.

Les tycho-drômes étaient des navettes capables de voler en atmosphère ou de flotter sur des fluides denses. Au repos, ils ressemblaient à de grosses punaises des bois plantées sur les sea-morgh'N. Ils étaient souvent utilisés pour engendrer une rotation de la station sur elle-même lorsqu'elle était en orbite ou pour corriger des trajectoires. Pour l'instant, ils continuaient leurs va-et-vient entre la Terre et le Livingstone, rapportant toutes les trois heures, leur lot de seize nouvelles âmes élues pour le grand voyage.

Les pionniers étaient composés de quatre groupes professionnels. Les astronautes étaient chargés de conduire le vaisseau à bon port. Les gens d'armes devaient protéger la colonie aussi bien vis-à-vis de l'extérieur que de l'intérieur. Les scientifiques, nombreux, étaient de grands sorciers pour résoudre tous les problèmes et élucider tous les mystères à venir, imprévus et imprévisibles. Enfin, les artisans assuraient le maintien d'une vie sociale normalisée.

Nic et Betty tenaient à ce que les nouveaux arrivants pénètrent dans le sea-morgh'N par le milanaute maître. Cela leur permettait de faire les présentations, de distribuer le traditionnel "Bienvenue à bord", et d'en profiter pour connaître ces individus qu'il fallait loger le plus astucieusement possible afin d'atténuer toutes frictions conflictuelles.

Midi, les premières gens d'armes arrivaient. Katsutoshi, le chef de la sécurité, avait passé à la ceinture son sabre, arme qu'il jugeait plus digne de ses fonctions que le pistolet d'ordonnance des astronautes. Les armes à feu traditionnelles, prohibées dans les vaisseaux, avaient été substituées par une nouvelle panoplie adaptée aux règles de sécurité de l'espace. Les billes en plastique remplaçaient les traditionnelles balles. Seuls, les officiers supérieurs pouvaient utiliser ces capsules colorées et les distribuer aux hommes de la sécurité s'il le fallait. Les munitions vertes contenaient des sédatifs, les jaunes, des hypnotiques, et les rouges, de violents poisons mortels. Ces stocks étaient d'ailleurs rangés sous-clé. Tout aussi précautionneusement enfermées, étaient les armes d'assauts avec leurs chargeurs de gélules aux actions plus diverses encore, destinées à terrasser d'éventuels extra terrestres inamicaux.

Le Japonais s'était arrangé avec les autorités de la CIES et l'appui de Nic, pour recevoir en personne les guerriers et les justiciers, laissant au chef des pompiers, les hommes du génie et les sapeurs. L'armada du Livingstone ressemblait à la légion étrangère par son mélange de population et la dureté de caractère des hommes recrutés dans les milieux les plus révolutionnaires de la Terre. Mais l'ascendant des deux officiers subjuguait leurs subordonnées. L'âme soldatesque est encline à se plier à la hiérarchie avec d'autant plus de facilité qu'elle est représentée par des êtres de vaillance et de noblesse. Le Japonais s'était assuré l'obéissance de tous jusqu'à la fin de la mission, c'est-à-dire la découverte d'un nouveau monde. Il était confiant et savait qu'il n'y aurait aucun acte terroriste, ni même la moindre bagarre. Il avait d'ailleurs été clair lorsqu'il avait annoncé que tout gendarme qui serait cause de désordre, serait passé au fil de sa lame.

Il n'en était pas de même pour les artisans dont les premiers représentants débarquèrent à l'aube du quatrième jour.

Comme tous les colons, ces derniers appartenaient à des organisations puissantes et peut-être plus dangereuses que celles des gens d'armes, car plus dissimulées. Du moins, Nic put s'en rendre compte. Avant chaque arrivée de personnel, il étudiait le dossier de chacun. Il reconnut immédiatement le blanchisseur dans le groupe qui se faufilait à travers le sas. Comme prévu, l'homme portait un uniforme blanc et s'était coiffé d'une sorte de bonnet tibétain, blanc, lui aussi.

Gus pâlirait en voyant l'un des ces Hommes Blancs dont il connaissait les noirs desseins. Par chance, le sas d'accueil n'était pas un endroit fréquenté par le susceptible ingénieur. Il réagissait de façon si épidermique qu'il valait mieux remplacer nègre par mélanoderme même dans les expressions les plus traditionnelles et dépourvues de toute allusion raciste.

Nic avait pour mission de conduire tous ces gens sans "incidents". Il devait s'acquitter de sa mission, un challenge, et réussir à débarquer le même nombre de passagers qu'il en avait embarqué. Après les traditionnelles formules d'accueil, le commandant s'adressa solennellement aux nouveaux venus.

— Messieurs, je signale que la CIES impose une tenue réglementaire stipulée dans le contrat que vous avez signé. Je suppose que vous pouvez croire que vos habits seront fournis à bord du vaisseau comme la tenue de survie. Je constate en effet que certains d'entre vous ne sont pas en règle, ajouta-t-il en appuyant son regard sur le blanchisseur.

— Comment! s'exclama l'homme en blanc, autant indigné que surpris par le reproche. Je considère que la CIES n'a pas à me dire comment je dois m'habiller dès l'instant où j'ai respecté les consignes de sécurité de la norme NA-SE. Cela fait plus de cinq ans que j'exerce mon métier à bord de sea-morgh'N et je connais bien le sujet.

Nic n'en douta pas. Les blanchisseurs étaient chargés de recycler les vêtements usagés, tâches indispensables à bord des vaisseaux aux longs cours.

— Je connais les lois de l'astronautique et je suis civil, enchaîna l'homme avec arrogance. Et ce n'est pas la face de citron qui vous sert de chef militaire qui m'intimidera. Je me plaindrai pour violation des droits de l'homme. Quel est ce vaisseau? On ne laisse jamais la paix aux honnêtes gens!

Katsutoshi était par pure coïncidence présent sur la plate-forme de transfert. Le Japonais fit comme s'il n'avait rien entendu mais se jura de garder à l'œil ce gaïjin au nez particulièrement bien développé. Nic menaça l'homme d'expulsion au prochain manquement de respect vis-à-vis du commandement du vaisseau. Il ne pouvait guère faire plus et chacun, hélas, le savait. Mais, il ne pouvait pas laisser passer cette attitude sans réagir. De plus, cet avertissement lui laissait la fraction de temps nécessaire pour réagir quant à la fameuse norme derrière laquelle se retranchait le blanchisseur afin de conserver l'uniforme de la secte atlanthéenne. Puisqu'il voulait jouer avec ses droits et la loi, Nic s'en servirait aussi, et les lois, c'était connu, étaient à double tranchant.

— J'apprécie votre souci de conformité en l'occurrence, mais vous avez oublié un détail. Le fait que nous soyons dans un vaisseau expérimental ne vous rappelle-t-il pas un petit aliéna?

Nic laissa à l'homme quelques secondes de réflexion, juste assez pour ébranler sa morgue.

— Cet alinéa, reprit le commandant, stipule que lors d'une expédition militaire, expérimentale ou exploratrice, les passagers, civils ou non, sont tenus de respecter les consignes NA-CL.

Ces dernières étaient draconiennes. Toute personne à bord du vaisseau était considérée comme un astronaute à part entière avec ses droits et surtout ses devoirs, à commencer par le respect absolu de la hiérarchie sous peine d'être jugé et puni de mutinerie.

La norme NA-SE se limitait à préciser la nature des vêtements qui devaient protéger le voyageur en cas d'incendie, de dépressurisation et de forte accélération. Il fallait même que le matériel fût antiallergique et recyclable. Cela, le blanchisseur le savait très bien. Mais la norme NA-CL, qui classait les habits en quatre catégories, dites d'hygiène, de confort, de travail et de survie, décrivait avec minutie, même la coupe et la couleur puisqu'il s'agissait d'uniformes réglementaires. La liste des recommandations était si longue et les interdictions si nombreuses, qu'on pouvait découvrir, au sujet de la première classe d'habits regroupant les effets de corps et les appareils orthopédiques, que toutes fioritures, broderies, dentelles étaient prohibées sous prétexte de minimiser les aspérités et les accrocs. La deuxième classe dite de confort décrivait en réalité la tenue standard et ne comportait que deux pièces, une combinaison moulante assurant les fonctions d'isolation en environnement normal et une longue tunique descendant jusqu'à l'aine. Cette dernière intégrait plusieurs puces et capteurs permettant entre autres l'identification et la localisation de chacun. L'aspect soyeux du tissu qui ne comportait aucune couture, était dû à un fil arachnéen qui cumulait à ses nombreuses qualités de souplesse, de résistance, celles de fibre optique. La couleur de l'uniforme était imposée en fonction du teint de la peau. En effet, il avait été jugé par les experts de la sécurité en milieu hostile, que le visage devait pouvoir être observé distinctement afin de constater aisément la moindre anomalie de santé. Au grand dam du blanchisseur, ce dernier serait contraint de porter le noir qu'il abhorrait. Certes, il pouvait revêtir la tenue de travail qui selon ses fonctions ressemblait à une salopette en toile bleue délavée, bardée d'horribles bandes violettes fluorescentes sur la poitrine, les omoplates les poignets et les chevilles. En tout cas, aucun couvre-chef, autre que ceux des tenues autorisées, n'était toléré.

Cette distinction de couleur vestimentaire en fonction du teint de celui qui portait l'uniforme ne pouvait en tout cas pas être taxée de discriminatoire, car il était aussi facile de changer la pigmentation de peau que celle de l'iris ou de chevelure. De plus, ces variantes étaient si aisément réversibles, qu'elles autorisaient pratiquement de revêtir l'habit de son choix. Il n'était pas possible d'en faire autant pour la chirurgie plastique, ce qui rassurait le blanchisseur qui aurait eu l'impression que les autres races le dépouilleraient de ses nobles caractéristiques de bon arien. Quant aux tatouages, ils restaient tout aussi indélébiles que par le passé, et Katsutoshi pouvait garder en toute tranquillité le fier ryu qui ornait son dos.

En attendant d'enfiler la quatrième classe de vêtement, le scaphandre de survie, rien n'interdisait la tenue d'Adam, conclut Nic, avec une pointe d'ironie. Ce qui ne pouvait tarder, car il invita les arrivants à passer par la porte uniformément verte, sans croix ni croissant, celle du dispensaire où Adela les examinerait avant d'accorder l'autorisation définitive de rester à bord.

C'était d'ailleurs à la fin de la consultation que les voyageurs enfilaient leur uniforme préparé dans les minutes qui suivaient la mensuration. Cette visite fut un véritable calvaire pour le blanchisseur qui ne tarissait pas de sectarisme. Il fut accueilli par une femme "arabe" et un Noir. Il devait se mettre nu devant ces "deux-là". Non seulement physiquement, mais aussi mentalement, avec toutes leurs questions indiscrètes. On n'eut même pas la décence de lui fournir une chemise d'hospitalisation lorsqu'Adela le pria de passer, nu comme un ver, dans la pièce voisine pour lui montrer le générateur de vêtements et lui apprendre qu'il aurait par la suite, la responsabilité de cette machine comme le voulait le règlement. En effet, tous devaient entretenir dans leur quartier une certaine quantité de matériel de la communauté volante. C'était à ce prix, somme toute, léger, que chacun pouvait ainsi se permettre d'avoir une chambrette individuelle. En attendant, c'était Prosper, le médecin noir, qui introduisait la cartouche de mensuration dans le générateur de vêtements, et en ressortit au bout de quelques secondes une "chose" qu'il osa présenter. La nausée faillit submerger le blanchisseur. L'objet par sa texture et sa transparence évoquait un autre utilisé régulièrement depuis les décennies du SIDA. Quant à la forme! Une sorte de maillot de catcheur du début du vingtième siècle. Prosper, qui n'avait pas réalisé que la mine de dégoût du personnage était due au fait que ses doigts noirs fussent en contact avec les frusques du Blanc, crut que le dépit découlait de l'aspect insolite du slip:

— désolé, Maître blanchisseur, les mesures ont révélé que votre abdomen doit être soutenu, d'où cette coupe qui ne vous est peut-être pas habituelle. De plus, fit-il avec un sourire qui se voulait aimablement complice et qui fut interprété comme un sarcasme, je vous conseille de le porter si vous ne voulez pas que votre embonpoint ne porte ombre à votre masculinité. Comme vous le savez, l'uniforme est très moulant.

Adela savait déjà qui était son patient et, elle qui savait normalement respecter la pudeur de ses visiteurs, se retourna en entendant la petite phrase de son infirmier. Elle faisait semblant de réfléchir distraitement analysant le comportement du blanchisseur, mais un diable lui souffla dans l'oreille de faire face à l'homme et de le dévisager comme un singe de laboratoire. Ce type ne lui revenait pas, et s'en prendre à son chef chirurgien était un affront personnel.

Le blanchisseur se sentit rassuré, entre deux maux, il préféra le moindre et la présence de cette femme lui permettait d'ignorer celle de Prosper Jibahu. Il fut sur le point d'apostropher l'Egyptienne, quand la menace de Nic lui revint à l'esprit. Un médecin comme elle doit faire partie de l'encadrement du Livingstone. Avec une voix douceâtre, il lui adressa, ignorant la présence de ce qu'il prenait pour un vulgaire infirmier.

— Je me permets, Madame, de vous faire remarquer que vous n'avez pas respecté les arômes qui me correspondent. Celui-ci est du musc slave.

Il flairait avec dédain le lubrifiant qui enduisait le tissu afin que ce dernier adhère à la peau sans recours aux élastiques. Les crèmes de contact étaient toujours parfumées et il était possible de choisir parmi une centaine de fragances. Lui, ne désirait que le Yellow Stones aux odeurs de térébenthines sulfureuses, rappelant des parcs de sa terre. Et voilà qu'on lui imposait de puer le "tzigane".

La femme sourit, amusée.

— Dois-je vous rappeler que vous êtes dans un cabinet médical. Nous ne disposons pas comme vous, dans votre métier, de toute la panoplie de senteurs. Nous n'avons que celui-ci ou du yuzu. On dit qu'il servait aux geishas. L'auriez-vous préféré? Il est toujours possible de changer.

Sans répondre, il s'empressa d'enfiler le maillot tant le regard intense du médecin le gênait, surtout quand il rangea ses bijoux de famille. Il ressentait la désagréable impression de se trouver face à un juge ou à un expert en train d'estimer sa virilité d'un œil critique. Elle était à l'aise, plantée sur le sol grâce à ses chaussons magnétiques, alors que lui n'en avait eu en prêt que pendant la mensuration. Heureusement, il était habitué au manque de pesanteur, car il exerçait son métier depuis de nombreuses années dans les paquebots de l'espace.

Quand Jibahu revint avec l'uniforme, il s'empressa de l'enfiler pour enfin se libérer du regard diabolique de la doctoresse. Il se sentirait, malgré tout, plus à l'aise dans cette tenue trop féminine de danseur d'opérette. S'il avait su que les raisons étaient principalement égalitaires, il aurait été sûrement malade. Car le but de l'uniforme astronautique était justement de symboliser l'égalité des membres d'un vaisseau et non d'imiter une structure militaire. La survie dans l'espace imposait une forte cohésion des membres d'une expédition.

Le blanchisseur revint dans le vestibule d'accueil au même instant où surgirent Jeanne et Ytzhak. Le juif portait toujours la cagoule intégrée à l'uniforme afin de garder la tête couverte comme le lui imposait ses convictions religieuses. La barbe, cachée par la mentonnière, émaciait un visage pourtant large où se lisait la colère. Nic constata que sa femme partageait la même ire. Il savait que celle-ci ne ménageait pas ses propos lorsqu'elle tançait quelqu'un. C'était rare, mais quand la Québécoise s'énervait, elle savait d'instinct comment blesser son interlocuteur. Elle n'avait pas pu accéder à la base de données, car l'administrateur avait oublié de l'introduire dans la liste des accès. Oubli que l'un justifiait par le fait qu'il fallait du temps pour peaufiner la mise en œuvre du système et que l'autre déniait, invoquant la longue période de préparation du sea-morgh'N.

Le commandant n'eut pas le temps de régler le différend, car le blanchisseur venait de sortir du cabinet d'Adela. Lucien constata l'infantile hargne boudeuse du personnage qui s'était refusé à moirer son uniforme comme les autres passagers puisqu'il était prévu, en effet, de permettre certaines variantes pour rompre la monotonie et permettre l'expression de l'individu. Malicieusement, le commandant feignant une affable courtoisie de steward s'adressa à l'homme dépourvu de son bonnet blanc.

— Si vous tenez à vous coiffer pour quelque raison philosophique, vous pouvez suivre l'exemple de Monsieur Agnon. Vous avez le choix entre la cagoule de l'uniforme et la capuche de la tunique.

— Vous me prenez pour un… . Le blanchisseur ravala l'insulte qui lui brûlait la langue et continua en chuintant,… Juif! Je porte mon bonnet ou rien.

La mauvaise humeur de l'Israélite changea instantanément de cible. Et Nic eut le temps d'observer le croisement haineux des deux regards. Apparemment, le problème informatique était relégué aux oubliettes ce que confirma Ytzhak en s'empressant de lâcher avant de s'éclipser:

— avec votre permission, Mon Commandant, j'ai du pain sur la planche.

Jeanne jeta un coup d'œil interrogateur à son mari. "Reste ici, et laisse-le en paix pour l'instant", répondit-il à haute voix. La compagnie de quelqu'un de "normal" lui faisait du bien alors que l'officier Japonais s'en était retourné à ses occupations, laissant seul Nic avec les nouveaux.

Les autres artisans étaient heureusement plus sympathiques et un bavardage anodin s'établissait pendant que l'un après l'autre rendait visite au chef médecin. Aucun d'entre eux ne sortait en grognant du cabinet, certains paraissaient même radieux, voire hilares. Il est vrai qu'Adela savait aisément mettre en confiance n'importe qui. Elle venait de donner aussi les preuves qu'elle pouvait déstabiliser sans vergogne.

Quand tous les nouveaux furent prêts dans leur nouvel uniforme, Nic, toujours accompagné de sa femme se mit à guider les futurs hôtes de "son" vaisseau vers leur quartier respectif. Pour la première fois depuis son arrivée, le blanchisseur se décrispa quand il sut que ses deux voisins étaient de bons chrétiens et des non-colorés. Il fut tout aise de savoir qu'il était libre de vivre comme il l'entendait dans sa chambre hormis la limitation en bruit car les parois n'étaient pas particulièrement insonorisées. Au courant de cette loi, dans la pièce contiguë, l'Irlandais responsable de l'esthétique masculine s'était procuré une cornemuse "électrique" qu'il pouvait écouter dans ses casques sans perturber le silence des lieux. Le troisième larron avait logiquement une fonction compatible. Le Corsaire, comme se dénommaient les citoyens de la Corse-Sicile, était spécialisé au service de la séduction féminine. L'originalité de ce bel Apollon résidait dans le fait qu'il était le seul dans le Livingstone qui luttait pour une cause non-indépendentiste, rêvant par la même occasion, d'un grand empire. Peut-être était-ce par mégalomanie qu'il avait poussé le moireur au maximum, car son uniforme scintillait d'étoiles bleues et jaunes comme si le tissu était broché de paillettes d'or et de fibre de titanite.

Les passagers à peine installés, un homme de Katsutoshi se présentait pour assurer la visite guidée du reste du bâtiment. Nic n'avait que le temps pour retourner à son poste d'accueil évoluant rapidement par bond dans l'apesanteur qui lui était familière.

Pendant une semaine, il continuait à recevoir et à loger. Il n'eut plus d'artisans phénomènes comme le blanchisseur, bien que Betty lui rapportât que deux de ses nouvelles têtes semblaient hors du commun, il s'agissait d'une pasionaria philippine et d'un prétentieux émir.

Quant aux personnalités scientifiques, il n'y avait rien à redire. L'originalité ou les maniaqueries de certains prêtaient plus à sourire qu'à inquiéter. Tant qu'il n'y avait pas de savant fou ni d'eugéniste apprenti sorcier, Nic se sentait à l'aise. Le seul incident fut la fois où une alerte à la bombe se déclencha à cause de l'un de ces grands cerveaux qui préférait les vieilles horloges mécaniques aux appareils modernes pourtant beaucoup plus précis.

En tout cas ce ne fut pas avec ce type d'engin que l'heure du sea-morgh'N fut programmée. Tout l'embarquement s'était déroulé dans les délais et le vaisseau était prêt pour le voyage.

Les deux commandants, Betty et Nic, étaient sur la passerelle.

— Propulsion de confort, accélération de croisière, articula ce dernier à l'adresse du pilote.

— Propulsion de confort, accélération de croisière, fit en écho Roxane, pour signaler qu'elle avait compris l'ordre et qu'elle l'exécutait.

— Trajectoire calculée! Nous atteindrons 1G dans cent une heures, enchaîna Andy.

Nic put alors adresser les traditionnelles ritournelles du commandant :

"la CIES vous remercie de la confiance que vous lui avez accordée pour ce voyage qu'elle souhaite agréable…"