"Vivre et survivre.
Voilà le fond du problème, mais tant que l'humain n'acceptera pas qu'il ait été programmé, comme une machine, à vivre et à survivre, il devra se contenter d'errer au hasard des inspirations politiques, philosophiques et religieuses.
Tout être vivant ne fait qu'une seule et même chose, s'emparer d'énergie pour perpétuer. Plus il est habile, plus il accroît son champ d'action dans l'espace. Plus il est intelligent, plus il domine la durée, car il peut prévoir. Mais ses prévisions s'arrêtent au seuil de la vie, et même s'il sait qu'il vit à travers les gènes qu'il a transmis à sa postérité, sa mémoire ne dépassera pas les dures frontières de son cerveau malgré l'imagination qui peut le projeter dans l'au-delà.
Accaparer de l'énergie coûte un certain travail, qui obéit à l'incontournable loi du rendement thermodynamique. La merveille de l'intelligence intervient alors pour choisir le meilleur chemin qui conduira au but, faisant en sorte que ce ne soit pas l'acteur qui fournisse la totalité de l'effort, et donnant même parfois l'illusion de violer les lois de la physique comme la réfrigération qui semble à première vue aller à l'encontre de l'entropie.
La première grande découverte de l'homme ne fut ni la roue ni le feu. Ce fut lorsqu'il se rendit compte qu'il était plus facile de soulever une charge à plusieurs que seul. Le premier outil de l'homme, fut l'homme.
Et cet homme, comme tout animal, est doté de faculté destructive ou de fuite, pour assurer sa survie. Ainsi est-il programmé. Qu'il le veuille ou non, cela n'y changera rien. Pourtant, comme son intelligence lui enseignait qu'il valait mieux garder ses outils plutôt que d'en chercher ou d'en refaire de nouveau à chaque nécessité, il devait conserver dans son entourage les autres. Il devait s'empêcher de les détruire, il devait les empêcher de fuir, et il inventa des règles de convivialité, partage des biens et partage des tâches. Plus les liens qui unissaient ses êtres devenaient complexes plus il fallait maîtriser l'agressivité, celle des autres, plus que la sienne, d'ailleurs.
L'instinct agressif le travaille encore plus que la sexualité dont il admet l'existence, bien que souvent enrobée d'idéalisme. Il devait rester caché honteusement sous les voiles pudiques des civilités que seuls les vandales exhibaient pour effaroucher les bonnes gens. Bonnes gens qui, si elles s'adonnaient plus ou moins discrètement aux joies de l'amour, se donnaient de la même manière au plaisir du pouvoir. Le sexe et l'agressivité avaient chacun leurs masques. Des masques qui changeaient avec le temps au gré des nouveaux besoins inventés par l'homme lui-même pour compenser les inconvénients engendrés par les solutions antérieures.
Le pouvoir, lui, avait de nombreux déguisements et ne se cantonnait pas uniquement sous l'uniforme guerrier, il se faufilait dans tous les domaines de la communauté, volant les tenues sacramentelles, arborant les emblèmes libertaires ou les bannières communautaires, circulant sous forme de billets puis de bits. Nombre de penseurs se sont penchés sur des modèles sociaux basés sur la finance, une création digne de l'abstraction humaine. Ils ne s'attaquaient qu'à la partie visible de l'iceberg, négligeant la programmation humaine tapie sous de bonnes manières, et maintenue cachée par quelque astuce démagogique, assurant honneurs et réputations diverses, voire passeports pour d'hypothétiques paradis. A cette panoplie de trompe l'œil, s'ajoutait la compassion, produit de l'intelligence projective qui, condamnée à vivre avec les autres, découvrait comme dans un miroir ses propres défaillances. A moins que l'altruisme ne soit aussi gravé dans les gênes, contrepoids à l'agressivité, éternelle manifestation du Yin et du Yang, destiné à sauvegarder l'espèce contre elle-même avec une priorité croissante au fur et à mesure de la similitude. Une similitude soumise au seul critère de l'intelligence capable d'inverser les valeurs.
Finalement, l'homme ne se comporterait-il que comme un robot qui tente tout simplement de vivre comme il a été programmé? Un robot dont l'imagination fertile a résolu la survie après l'ultime fin dans un subtil jeu complexe de valeurs virtuelles qui le rend à l'image d'un Dieu qu'il a lui-même créé?Un robot programmé pour trouver une réponse à tout? Et pourtant, ne restera-t-il pas au bout de sa quête de survie un dernier Pourquoi?
Vanitas vanitatum, et omnia vanitas…"
Cheng entendit quelqu'un pénétrer dans la tente et appeler depuis la pièce centrale le Commandant.
Elle était seule dans l'habitation. Elle ferma l'allinone sur lequel elle rédigeait consciencieusement ses travaux et ses réflexions. Elle sortit de sa chambre et alla à la rencontre de l'homme qui s'avéra être Ytzhak pour lui dire que Nic était parti à Rio où les architectes construisaient la première maison en dur comme en avait décidé le sort joué aux dés.
— Peut-être est-ce mieux ainsi, fit Agnon. Autant que j'en discute avec vous puisque vous êtes chargée des relations sociales.
Cheng ne put s'empêcher de sourire, l'Israélite avait le goût des mots justes et souvent il les utilisait comme par mégarde, feignant un trou de mémoire ou une distraction passagère et désinvolte.
— Quel est votre problème, Ytzhak?
— Le commandant m'avait demandé de mettre les connaissances historiques de ma communauté au service de la vôtre… la nôtre, corrigea-t-il. Nous avions pu rendre viable une région désertique. Une terre où devait couler le miel au lieu du sang. Aujourd'hui, on surnomme la vallée du même nom que la mer qui recueille ses eaux, la vallée morte.
Cheng hocha la tête, elle savait. Trop même. Elle s'était assez penchée sur l'histoire de l'humanité pour ne pas en ignorer les grands drames. Et parfois, elle se sentait sombre dans une désespérance incommensurable et ineffable. Embarrassée, elle ne sut que dire et sur un ton mi-figue mi-raisin elle prononça la phrase traditionnelle des astronautes:
— Bienvenue à bord!
Ytzhak sentit la gravité de la Chinoise et voulut la détendre en répliquant: "mais nous ne sommes plus sur le Livingstone…"
— Et ceci, qu'est-ce? fit-elle en montrant le sol. Qu'est-ce? si ce n'est qu'un habitacle voguant quelque part entre les infinis. Un voyage dont on ne verra jamais le terminus.
— C'est vrai, et ici, nous avons pris le train en marche, n'est-ce pas!
Elle sourit enfin un peu moins amère.
— N'est-ce pas notre destinée finalement, poursuivre une quête sans fin qui nous conduira toujours plus loin? Et toutes les bonnes volontés sont bien venues pour rendre plus confortable le séjour sur notre planète vaisseau.
— Oui, peut-être. Maintenant que j'ai terminé ce que j'avais à faire, je me sens un peu désœuvré. Et ce qu'il y a de plus grave, ébranlé. Je crois que je réalise seulement maintenant que nous sommes sur un autre monde. Quel sens peut avoir la Terre promise, un si petit lopin, si minuscule et si perdu dans l'immensité qui nous entoure? J'ai besoin de me changer les idées, et même s'il m'en coûte de concevoir que nous sommes la graine qui germe loin de l'ombre des cèdres ancestraux, il me faut enfoncer mes racines, ici, si je veux survivre.
"Bien sûr, pensa Cheng, survivre…"
En fait, si Ytzhak connaissait assez bien, plus en littérature qu'en pratique, l'art de créer des oasis, il ne connaissait guère plus que la majorité des pionniers comment acclimater l'étuve où s'enhardissait la vie hors des eaux. Mais il projetait de créer une zone tempérée entre cette forêt dévonienne et les déserts brûlants, absolument vierges, recouverts à perte de vue d'une fine poussière rouge. L'idée plut à Sissel, qui laissa Rio quelques jours pour partager ses idées avec l'Israélite.
Enfin, elle pouvait s'occuper d'autre chose qu'exclusivement des plantes alimentaires, médicinales ou utilitaires. Sissel espérait depuis longtemps trouver un apprenti jardinier qui pourrait prendre en charge la culture de végétaux moins indispensables. Si la perte d'un grain de haricot était une atteinte à sa responsabilité, elle pouvait en revanche se permettre quelques tentatives malheureuses avec la flore de divertissement. Et, comme elle n'en avait guère le temps, elle confia un lot de semences à Ytzhak comblé de bonheur. Plus tard, il serait fier quand les Hôdons verraient rougir les flamboyants et bien d'autres espèces colorées, parfumées, fruitées, ombragées. Plus tard, Sissel l'avait promis, elle lui donnerait des broméliacées et même des orchidées. Il ne manquait plus que des papillons pour compléter ce décor idyllique où déjà pourraient se régaler les oiseaux-mouches libérés de leur cage de verre. Et encore, Sissel disposait de nombreux insectes et animaux en léthargie. Mais, elle ne voulait pas précipiter leur insertion dans ce monde, l'idéal étant pour elle de faire cohabiter l'aube du dévonien local avec le crépuscule du quaternaire terrien. Ce n'était pas une tâche aisée et toutes les bonnes volontés étaient accueillies à bras ouverts.
Une quinzaine de jours s'était déjà écoulée depuis que Biscuit avait quitté Hôdo, et que le secret de la présence des androïdes espions était enfin levé.
Les trois "sœurs" devaient obéissance à Katsutoshi selon les ordres initiaux qu'elles avaient reçues. Nana fut cédée à Nic lors de son arrivée mais en fait, elle était le joujou de toute la communauté scientifique. Biscuit fut renvoyée sur Terre pour intoxiquer la CIES et Chica comme fut baptisée la dernière après bien des palabres, était restée sous la responsabilité du Japonais. Personne ne l'objecta, il n'y avait plus sur Hôdo que deux de ces machines et quel critère pouvait prévaloir sur tout autre pour changer d'attribution? De toute manière, Chica était au service de tous car elle était à la fois une merveilleuse sentinelle, un solide pompier tant qu'elle pouvait éviter les flammes ou la noyade et surtout une secouriste hors paire pour la rapidité et la précision de ses interventions exécutées avec un sang on ne peut plus froid. Souvent, Frans devait rappeler à Katsutoshi que les androïdes, aussi, devaient dormir afin de restructurer leurs acquisitions.
L'obsession d'une menace terrienne s'était éloignée à grands pas pour la population qui ne demandait qu'à agrémenter leur nouvel environnement. De plus en plus nombreux étaient ceux qui, comme Ytzhak, changeaient leur activité.
Presque toutes les occupations tournaient autour de la maîtrise de l'eau, de la production d'énergie et de l'amélioration de l'habitat.
Les soldats prospecteurs, auxquels s'était joint le journaliste de Hôdo, s'enhardissaient toujours plus loin à la recherche de matériaux ou de sources d'énergie qui pouvaient satisfaire les intransigeances de Gus. Les gardes forestiers étudiaient la végétation, recensaient les espèces, estimaient les arbres que les bûcherons pouvaient ramener aux menuisiers qui élaboraient des systèmes rustiques de conduites d'eau. D'autres creusaient un puits pour produire du méthane et découvraient ainsi que le sol de la région désertique serait utile pour fabriquer des récipients de terre cuites. Un apprenti potier, plus maladroit et plus rusé que les autres, utilisait des tubes en guise de moule. Les fûts qui en résultaient, permettaient de construire des colonnades sur lesquelles furent transportés les panneaux solaires, offrant ainsi de nombreux abris aux allées qui couraient entre les tentes et les tycho-drômes. Il n'était plus nécessaire de se hâter d'un point à l'autre, sans halte sous la pluie battante, ni de souffrir une canicule sans ombre. Des citadins n'attendirent pas que des plantes terriennes s'adaptent sur Hôdo pour embellir les allées, ils rempotèrent quelques fougères indigènes et les disposèrent un peu partout dans le campement.
— Nous voici à destination. Que faisons-nous maintenant, ma belle?
Au loin, on apercevait le tronçon abandonné d'une autoroute qui réfléchissait les rayons de la pleine lune.
— Il faut y aller à pied. Ne peut-on pas cacher votre véhicule?
— Cela risquerait d'allonger notre promenade, ma belle. Au fait, je ne sais pas qui vous êtes. Moi, je suis Petit Cheval Blanc, allusion à une chanson que mon père interprétait dans les bistros de Paris pour se faire de l'argent lorsqu'il décida de ne plus jouer au peau-rouge de carnaval et qu'il se rendit compte qu'il était vain de défendre notre cause. Lui, désignant le médecin, c'est Père Keshavan, un jésuite, un fou de Dieu, convaincu qu'il faut faire œuvre de charité. Pourtant, je ne l'ai jamais vu pratiquer sa religion. Et vous, comment vous appelez-vous?
— Biscuit…
Rapidement, elle réfléchit.
L'ambulance se remit en route.
Le nom servait d'identifiant chez les humains. Etait-il sage de garder le même? Hâtivement, elle consulta le dictionnaire. Deux définitions, une culinaire et une autre? porcelaine rappelant le marbre blanc. Que pouvait signifier un tel nom, une pâtisserie blanche? Elle fouilla, lista, tria compara, soudain elle trouva. Charlotte, prénom féminin et entremets. Il fallait maintenant lui choisir quelque chose de plus adapté. Elle était blanche et maintenant… brune, café au lait, moka, c'était çà, elle avait trouvéå
— Moka, prononça-t-elle, alors que les deux hommes s'étaient contentés de la première réponse et, la voyant songeuse, avaient tacitement suspendu l'amorce de dialogue.
— Biscuit Moka, s'étonna le chauffeur, c'est assez original! Et le prénom?
— Moka, insista-t-elle, n'ayant pas perçu la méprise.
Elle était troublée. Elle avait dû prendre une décision si vite, qu'elle n'était pas sûre d'avoir fait le bon choix. C'était la première fois que cela lui arrivait et ce qui était le plus curieux, c'est que les humains avaient accepté son nom. Elle n'avait donc pas commis d'erreur. Comment s'appelait cette aptitude mentale? chance, intuition, pari?
— Ici, c'est l'idéal pour cacher mon ambulance. Nous descendons Moka?
Rapidement, le trio s'approcha de l'autoroute.
— Pas si vite! haleta le Père.
Biscuit Moka ignorait que le système de vision des humains était moins perfectionné que le sien, et que ces deux compagnons peinaient à suivre le rythme. Elle crut que c'était un appel à la discrétion.
— Vous avez raison, je dois réfléchir.
De toute manière, elle savait qu'ils avaient trouvé l'emplacement de son tycho-drôme. Il était bien là, recouvert d'un camouflage de buisson. Un peu plus loin, une caravane de bohémiens. En fait, des gardes armés jusqu'aux dents. Aucune possibilité de se servir du réseau pour écarter ces sentinelles. Et plus loin, ce camion, lui aussi recouvert de feuillage? Le chargement d'énergie! Ils n'avaient peut-être pas rempli les réservoirs? Comment le savoir?
— Des soucis, Moka?
Elle leur expliqua la situation. C'était l'occasion de voir si ces humains pouvaient encore une fois de plus l'assister. Et ce fut le cas. Le prêtre expliqua qu'il connaissait un astronaute qui serait ravi de leur venir en aide, bien qu'il fut un aigri. Il se proposa de rester avec l'androïde pendant que Petit Cheval Blanc irait chercher l'individu qui traînait dans les bas-fonds mal famés de la ville à l'image de ses voyages dans le système solaire, le seul endroit où il ne sentait aucune gêne à exhiber son visage à moitié brûlé. Parmi les castes d'astronautes, la pire était celles des éboueurs du ciel, traînant derrière leur vaisseau, un chapelet de mortels containers, parfois mal arrimés, tant les hommes condamnés à cette tâche redoutaient de voir jaillir devant eux les portes de l'enfer. Les astronefs eux-mêmes étaient bons pour la casse. C'étaient les plus vieux, rafistolés pour mieux résister aux ardeurs du Soleil vers lequel ils plongeaient avant de larguer les déchets de la folie humaine. A trente-cinq ans, les astronautes qui survivaient à ces missions étaient abandonnés à une misérable retraite anticipée. Et si celui qui était invité à se joindre au trio avait pu conserver une activité dans l'astronautique, ce fut grâce aux relations incroyables du jésuite. Sans lui, ce fils d'une femme philippine non identifiée et d'un père inconnu, n'avait aucune chance de finir dignement ses jours.
Maintenant, l'éboueur de l'espace partageait son temps entre la formation des jeunes qui reprenaient l'ingrate tâche et le contrôle sanitaire des vaisseaux, ce qui lui ouvrait toutes les portes. Il était en effet habilité à vérifier le taux de radiation, des fuites et imprégnations toxiques. Il devait aussi s'assurer de la parfaite étanchéité tant des conduits internes et combinaisons de bord que de la coque. Ce qui lui donnait l'opportunité d'effectuer sans avis préalable des petits vols orbitaux. C'était cette dernière convenance qui avait conduit le père Keshavan à le choisir pour complice.
Le prêtre avait si souvent imploré le Ciel afin que soit accordé à l'humanité l'opportunité de quitter le vieux berceau saccagé d'un enfant bien turbulent et d'entamer une nouvelle tranche de vie. Cette étrange femme venue d'ailleurs, était-ce un signe?
C'était l'occasion de mettre à l'épreuve Moka devant le fait accompli, ainsi, il en aurait le cœur net, car si elle n'était pas mythomane, alors, tous les damnés de la Terre pouvaient réellement espérer fuir leur misère qu'ils traînaient dans ce monde à la dérive. Et les derniers seraient les premiers.
Moka était peu bavarde. Elle ne répondait qu'aux questions et encore, avec avarice de mots. Père Keshavan ouvrit son allinone et se mit à lire.
Prudente, l'androïde se connecta sur le point d'entrée du prêtre, il se pouvait qu'il essayât de prévenir les autorités de sa présence. Mais l'homme ne faisait rien de dangereux, il lisait quelque chose qui s'identifia comme étant une "liturgie des heures". Moka ne comprenait pas pourquoi l'homme traînait tant à en acquérir l'information. Elle avait tout lu en quelques secondes. Il est vrai que le contenu était tellement bizarre qu'il fallait probablement fouiller très loin pour en comprendre le sens. D'autant que les humains utilisaient des modes de communication qui ne passaient pas par le réseau, par exemple, le prêtre touchait son front, ses épaules et son ventre dans un but qui échappait à l'informatique.
Il en était de même pour Petit Cheval Blanc. Elle ne pouvait que traquer l'ambulance et les messages de diffusions diverses, concernant principalement la récupération d'humains endommagés et dans une moindre proportion le trafic routier.
Le jésuite et l'androïde ne virent pas le temps passer, tous deux plongés dans leur méditation.
Père Keshavan admira cette femme qui eut l'élégance de ne même pas sourciller quand elle aperçut le visage de l'astronaute qui, étant mis au courant par le chauffeur dit:
— C'est du gâteau pour moi de vous offrir une petite ballade. Le mieux, est que nous y allions aux abords de la piste en ambulance, cela fera plus sérieux. Après, j'ai tous les sauf-conduits qu'il me faut et je sais baratiner. C'est fou ce que je peux flanquer la trouille aux gardes. Ensuite, nous chargerons l'ambulance à bord du tycho-drôme et nous ferons un petit saut de puce. Veinards! il y en a beaucoup qui voudraient être à votre place.
— Excusez-moi, mais dans mon tycho-drôme même dépouillé, il n'y a pas de place pour une ambulance.
— Allons, petite dame, je m'y connais…
— Pas le mien insista-t-elle.
— D'accord, nous examinerons cet engin que je ne connais pas selon vous, et après je déciderai. Si cela ne vous convient pas, cherchez quelqu'un d'autre. Mais d'ores et déjà, sachez qu'une fois à bord, je suis le seul maître.
Moka se tut.
Comme l'avait annoncé l'astronaute, il put sans problème s'approcher de l'appareil. Mais inquiet par le camouflage et le secret qui entouraient la navette il conseilla à l'amérindien de gentiment endormir les gardes.
A l'intérieur de la navette, sa surprise fut au comble quand il découvrit une énorme machinerie à la place du fret.
— C'est quoi ce bidule?
— Le X2-plasme, qui nous permettra de rejoindre Hôdo.
— Hôdo?
Pour la première fois, les trois humains se demandèrent si la femme n'était pas tout compte fait sérieuse.
— Et zut alors! Vous n'avez qu'une combinaison de vol. J'ai bien la mienne, plus une de secours, cela ne nous en fait toujours que trois.
— Je pas n'en ai pas besoin. Je ne suis pas humaine.
Vivement, le Navajo passa la main devant les yeux. Elle ne sourcilla pas. D'un geste vif, il reversa la capuche, toucha le visage et reconnu une peau synthétique, rarement utilisée, car c'était un luxe que seuls les grands de ce monde pouvaient s'octroyer. Mais en dessous, il ne palpait pas les muscles, les contours osseux ne ressemblaient à rien de ce qu'il connaissait, pire, il n'y avait pas de pouls à l'emplacement de la carotide.
— Qui êtes-vous réellement?
— Je suis un androïde chargé d'étudier l'évolution de l'expédition du Livingstone. Ma mission est terminée, j'y retourne.
— Avec ce rafiot? s'exclama l'astronaute.
— Ce n'est pas un rafiot, c'est un tycho-drôme.
Petit Cheval Blanc suffoquait, ils avaient été manipulés par un robot. Maintenant, lui et le prêtre comprenaient pourquoi elle portait ces vêtements amples et cette capuche qui cachait son visage. Mais l'astronaute voyait la tournure des événements sous un autre aspect.
— Cette bête-là ne peut souffrir de schizophrénie, et je pense qu'elle doit être incapable de mentir. Tout compte fait, il vaut mieux que ce soit une machine qu'une femme hystérique. A mon avis, elle dit vrai et je dois vous avouer que l'aventure me tente, je n'ai eu droit qu'à la brûlante banlieue du soleil et de la Terre. Et vous compères?
— J'ai déjà mis le pied dans l'étrier. Et comme vous je n'ai nulle part où aller.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables. Je crois qu'il est de mon devoir d'y aller. Je vous suis.
— Bien! je vais m'assurer que cette boîte à conserve puisse nous transporter.
L'astronaute monta à bord de la navette, l'inspecta, interrogea l'androïde sur la durée et les conditions du vol. Il sortit quelques instants plus tard l'air renfrogné.
— Les réserves d'oxygènes sont pratiquement épuisées. Il n'y en a pas assez pour trois.
— Et pour deux, interrogea l'ambulancier?
— Ca irait. Pourquoi? Vous décidez de rester?
— Jamais de la vie et je ne tiens pas à tirer à la courte paille. Vous nous avez aidés, et je me sens solidaire de mon compagnon. Le laisser seul serait le mettre dans de sales draps. Non! je pensais qu'il pouvait y avoir un moyen si nous récupérons le matériel de l'ambulance. L'un d'entre nous au moins pourrait être en léthargie. Je dispose de deux lits-sarcophages.
— Deux, vous avez dit. Selon mes estimations, il faut que deux d'entre nous soient effectivement dans ces cercueils. Moi et quelqu'un d'autre car je n'y connais rien dans ce matériel.
— Ennuyeux, je préférerais que vous restiez en éveil. C'est vous l'astronaute.
— Je connais cet appareil, intervint Moka, je peux remplir les fonctions de moniteur médical.
— Alors qu'attendons-nous pour transborder le matériel? Dépêchons avant que les gardes ne se réveillent.
L'avertissement vint trop tard. Une milice émergeait péniblement de son anesthésie. Ahuri, il vit la femme prendre seule, sans l'aide de ses compagnons les lourds sarcophages. Il se demandait s'il continuait encore à rêver quand il s'aperçut que l'ambulancier s'approchait de lui. Il entendit ses paroles rassurantes? "ce n'est rien, mon brave, cette navette est un véritable poison volant dont vous avez été victime. On va vous en délivrer d'ici peu, mais reposez-vous en attendant. Vous verrez, tout ira mieux après."
Il s'assoupit dans les bras de l'homme qui le transportait à l'abri dans la fausse camionnette de bohémien. Puis, il perçut, plus tard, vrombir le tycho-drôme. C'était fini, pensa le garde avant de s'assoupir à nouveau, il était hors de danger.
Là-haut, deux paires d'yeux regardaient ce spectacle qu'ils n'avaient jamais pu contempler avant? un joyau dans un écrin noir, un bijou plus beau que tout ce qu'ils avaient pu observer avant: la Terre.
— Voir Venise et mourir, s'exclama le prêtre.
— Venise? interrogea l'ambulancier.
— Une vieille expression pour une ville qui fut engloutie par la montée des eaux.
— Allez! çà suffit, si vous voulez qu'on arrive vivant à l'autre bout du voyage, c'est l'heure de faire dodo. Et c'est promis, s'il y a assez d'oxygène, je vous réveille avant.
Il tint promesse et réveilla ses deux compagnons de fortune à l'approche de Hôdo, une belle sphère bleutée où l'on ne reconnaissait pas les continents de la Terre. L'androïde n'avait pas menti.
Le tycho-drôme atterrit dans la partie obscure ce qui était une chance pour les humains qui n'auraient pas à affronter la canicule pour leur longue marche vers le village. Jérusalem! Père Keshavan n'en croyait pas ses oreilles.
A mi-parcours, des hommes vinrent à leur rencontre. Biscuit Moka avait prévenu les Hôdons de son arrivée ainsi que des hommes qui l'accompagnaient. Bravement, inconscient de la méfiance qui régnait à leur égard, l'astronaute s'avança, levant la main en saluant comme les astronautes. Un homme lui répondit et s'approcha seul.
— Commandant Lucien Porte du Livingstone, je présume? Stanley, Jonhatan Stanley. On vous croyait disparu.
Le soir, le conseil réunissait tous les responsables de Hôdo. Depuis longtemps, ils ne s'étaient retrouvés ensemble depuis que deux cités existaient.
Tous manifestaient leur contentement. La colonisation de Hôdo se déroulait mieux que prévu. Mais, Adela, Gus et Frans soulevaient le problème de la maintenance du matériel qui tôt ou tard demanderait des réparations, surtout sous un climat inclément.
— Encore, si nous pouvions marchander avec la Terre, mais nous n'avons rien à donner en échange. On ne peut même pas jouer les ferrailleurs: tous les détritus qui ne sont pas recyclés, à cause de leur excessive nocivité, sont jetés sur le Soleil.
— Tous les détritus, vous rigolez! Les poubelles sont faites par bien des petites mains avant d'arriver dans les centrales de recyclage.
— Il existerait une solution qui permettrait d'accueillir des Terriens tout en évitant que n'importe qui vienne nous envahir et bafouer la société que nous édifions, proposa Ytzhak. Nous appelions cela, en Israël, l'halia. Il s'agissait de parrainer tout nouveau venu. On pourrait établir une période probatoire au bout de laquelle l'immigré serait considéré comme membre de notre communauté, resterait un visiteur ou serait indésirable. Quoiqu'il en soit, il devrait venir avec du matériel en guise de monnaie.
Mais si l'on savait que l'expérience avait réussi, qui viendrait, par la suite? Quel drapeau terrien flotterait sur Hôdo rebaptisée au goût de la nouvelle vague de conquistadores, l'emblème étoilé de la CIES?
Hôdo, pourrait-elle rester un havre de paix, un nouvel élan pour l'humanité, ou fallait-il la sacrifier à la désespérance de la Terre?
La survie de quelques-uns assurerait-elle la survie de l'espèce? Fallait-il condamner l'ancien monde pour en enfanter un nouveau?
Qui prouvait que seuls, quelques privilégiés ne profiteraient de l'occasion pour abandonner la Terre à son sort?
— De toute manière, Moka nous a informés qu'il n'y avait que quatre tycho-drômes munis d'un X2-plasme. En fait, elle utilisait le même que celui du journaliste criminel. De plus, les savants de là-bas se sont rendu compte qu'ils avaient surestimé la puissance des générateurs. Les prochains seraient montés à bord de milanautes. Autrement dit, nous avons le temps de les voir arriver en masse. Et à ce moment là, nous serons trop peu pour leur tenir tête.
— C'est facile, il suffit de propager le message, parmi les astronautes des stations éloignées, par exemple.
— Un comble! certains auraient payé un pont d'or pour venir ici, mais nous n'avons rien à faire de leur or. Et finalement ce sont les rébus qui nous servent de monnaie!
Officiellement, la tentative de colonisation du Commandant Lucien Porte fut un insuccès. Le Livingstone avait disparu emportant avec lui plus de mille explorateurs. La pauvreté généralisée sur la Terre, aggravée par les dépenses de luttes contre la pollution, l'accélération de la montée des eaux et les bouleversements climatiques ne permettaient plus de gaspillage pour recommencer l'expérience dans l'immédiat, d'autant que l'échec fut imputé au X2-plasme.
Cependant, une légende raconte que là-bas au loin en direction de la Croix du Sud, des humains émigrèrent et fondèrent un Paradis.
On raconte qu'un tycho-drôme fantôme vogue parfois près de Jupiter. On dit même que des gens y embarquent et ceux qui en reviennent ont tout oublié de leur séjour. On soupçonne que certains astronautes et certains scientifiques sont au courant de ces phénomènes, mais le secret reste bien gardé. Pourtant, la disparition de nombreux matériels ne pouvait passer inaperçu de tout le monde, comme ce tycho-drôme qui s'était volatilisé.
Un jour, la chronique fut défrayée par les prétendus aveux d'une milice. L'homme certifiait qu'il avait vu quatre habitants de cette planète mythique. Il fut frappé par la beauté et la force surhumaine de la femme qui faisait partie du groupe. Quand les journalistes voulurent en savoir plus, ils retrouvèrent le curieux témoin mort d'un coma éthylique.
Néanmoins, certains rêveurs chasseurs d'extra terrestres, parlaient des visiteurs, les messagers de Hôdo. Par recoupement, on constatait qu'il y en avait toujours quatre. Il y avait, bien sûr, l'étrange femme décrite par la sentinelle, omniprésente comme les petits Gris. Il y avait aussi un grand prêtre qui initiait dans une secte très secrète les candidats au Voyage, puis un cheval blanc à l'allure humaine et un monstre au visage diabolique conduisaient les élus vers leur lointaine destinée.
— Et comment s'appelle cette secte?
— Ynti Punku, je crois.
— Mais comment fait on pour la trouver?
— On raconte beaucoup de choses à son sujet. Certains croient qu'il faut aller en pèlerinage sur les rives du plus haut lac du monde. D'autres racontent que c'est dans les bas-fonds des grandes cités, là où rodent les SDF ou aux abords des décharges de matières non biodégradables. Moi, je m'en tiens à la dernière, celle qui dit que ceux qui sont prêts sont appelés. N'est-ce pas écrit dans l'évangile?
— Alors, là, j'ai quelque peine à le croire!
— Vraiment! Homme de peu de foi…
— Ben voyons donc, s'ils ne sont que quatre pour recruter les élus comment pourraient-ils me trouver, à supposer que je sois digne d'eux? Avec ma chance habituelle… Vous ne croyez pas père Keshavan?