Le soir, comme l'avait proposé Nic, fut une grande fête qui réunissait toute la communauté. Même les soldats en mission suivaient la cérémonie au moyen de leur allinone.
Déjà, beaucoup de colons avaient quitté leur combinaison dont le conditionnement atténuait efficacement les odeurs de transpiration, laissant découvrir l'humide effluve de l'étuve tropicale. Le déluge s'essoufflait et quelques gouttes tombaient encore d'un ciel où commençait à poindre de timides étoiles.
En fait de réjouissance, il n'y eut rien de bien organisé. La tempête avait bouleversé maints projets. Seul, les traiteurs purent préparer des friandises accompagnées d'un flot de boissons aussi peu alcoolisées que sur les vaisseaux. En revanche, les commentaires allèrent bon train sur le vestimentaire. Shador, kipa, turban firent leur réapparition en même temps que les médailles, boucles d'oreille, badges et autres attributs religieux, tribaux, sectaires ou coquets, toutes ces parures qui étaient interdites pendant le voyage.
Autant les hommes paraissaient identiquement vêtus, autant les femmes jouaient d'imagination avec leurs drapés, du haïk au pagne en passant par toutes les fantaisies évoquant les diverses déesses de l'antiquité.
Nic se dirigea vers l'estrade qui avait été montée à l'occasion. C'était ce soir que l'on baptiserait la planète. Pour éviter le désordre, au préalable, on utilisa les bonnes vieilles techniques éprouvées des astronautes. Chaque clan élit un nom, puis ce fut au tour des chefs de clans. Et si une majorité ne se dégageait pas, on tirait au sort avec les fameux dés à dix faces que chaque ancien nomade de l'espace possédait dans ses affaires. Il ne resta plus que seize propositions à présenter à la communauté entière.
Un brouhaha surgit de toutes parts, chacun voulant donner un nom à cette Terre. Le Commandant dut avec beaucoup de peine imposer le silence. Il lut le programme mis au point par plusieurs colons qui avaient une certaine habitude de ce genre de festivité. En premier lieu, chaque représentant disposerait de deux à trois minutes pour annoncer et expliquer leur choix. Ensuite, on passerait aux élections. Ensuite, Nic écarquilla les yeux en lisant le texte, Makuta ferait une allocution, avant de passer à la cérémonie du mariage. Ensuite, il était prévu de danser. Ensuite, il n'y avait pas d'ensuite.
Tout à coup, une musique brésilienne emplit la nuit. Diana, à peine vêtue d'un court paréo, grimpa sur la scène à côté de Nic qui se sentit obligé de rapidement se retirer. Elle tendit les bras au ciel en criant? "nos clans ont opté pour Mam. Et ma danse en sera la meilleure publicité", puis lentement, tel un puissant boa s'étirant d'une longue sieste, son buste oscilla sur une paire de jambes solidement plantées. Avec la souplesse et nonchalance du grand reptile, elle se déhanchait, entraînant son ventre mordoré dans des balancements amples et lascifs. Le rythme s'accélérait, le tronc se contorsionnait. Elle fouettait l'air de violents mouvements de chevelure ondulée, les bras tendus puisant une énergie magique. Une frénésie s'emparait de tout son être, fascinant toute la communauté. Sa danse ne dura guère longtemps, du moins de l'avis des spectateurs, car la peau de l'original chef scientifique était toute moite.
Il fallait présenter et défendre le nom choisi. Personne n'avait imaginé le coup de publicité de la prêtresse vaudou. Un murmure parcourut l'assemblée à la fois admirative et contrariée. Il fallait changer de stratégie. Après quelques instants d'hésitation, une autre femme vint exhiber sa manière de danser du ventre comme s'il s'agissait d'un concours où s'affrontaient les belles représentantes des contes des mille et une nuits du proche à l'extrême orient. D'autres suivirent, mais ces exploits n'étaient pas à la portée de tout le monde, et les hommes ne voulaient pas en rester là. Jamais la chorégraphie folklorique de la Terre ne fut aussi bien représentée en une soirée.
Nic suivait sur le allinone la liste des représentants. Il en manquait un et il tardait à se présenter. A son étonnement, Katsutoshi sauta sur l'estrade. Tous s'attendaient à une œuvre magistrale de Nô rythmé par la voie grave d'un grand guerrier. Mais, c'était un chant doux et gai qui résonnait dans le silence, un peu rauque lorsque le Japonais forçait trop sur les notes aiguës en imitant le chant des paysannes d'Okinawa. Nic qui connaissait bien son ami, savait qu'il racontait là devant l'univers pour témoin, quelque drame de sa vie terrienne. Puis le Japonais se tut, se tourna vers le public, et prononça d'une voix martiale qui lui seyait mieux. "Nous proposons Hôdo".
Il fut le premier stupéfait quand ce fut ce nom-là qui fut attribué à leur nouvelle demeure. Sans doute parce qu'il se prononçait sans difficulté dans toutes les langues, ou bien parce qu'il était le dernier à s'être présenté, ou pour quelque mystérieuse raison qui faussait souvent les sondages pré-électoraux.
Plus tard, Katsutoshi expliqua à son ami, qu'en fait, il avait personnellement choisi "Jôdo", la Terre pure des Japonais. Mais, la langue courante de son clan était l'espagnol, et il lui était très difficile de prononcer la "jota" qui se transformait invariablement en "h". Ainsi, "Jôdo" devint "Hôdo" puis Hôdo. Qu'importe, la Terre de rétribution était de toute manière un paradis promis.
Les organisateurs de la fête, profitèrent de cette pause pour distribuer les rafraîchissements et les amuse-gueule, tandis que Makuta, toujours revêtu de sa combinaison escalada l'estrade. C'eût été une erreur de s'imaginer que le brave astronome était toujours dans la lune et que sa distraction lui avait fait oublier qu'il pouvait se vêtir plus légèrement. En fait, il avait horreur de crier et il comptait utiliser tranquillement le système de communication de son casque sans être gêné par le bruit extérieur.
"Je tenais à vous annoncer personnellement quand aura lieu la prochaine grande fête."
L'homme rusé savait comment imposer le silence à ses étudiants, et son auditoire en général.
"Mes collègues et moi-même avons terminé quelques études de Hôdo. Nous savons qu'une journée dure une heure et demie de moins que sur terre. A partir de demain, le cerveau artificiel diffusera un nouveau chronométrage. De plus, notre calendrier comportera toujours douze mois, mais de trente jours chaque, avec une correction tous les sept ans. Je peux vous annoncer que nous arrivons à l'équinoxe d'automne dans deux mois. Or les équinoxes et solstices ont souvent été occasion de réjouissances sur Terre. Je propose que l'on s'y prépare à l'avance. Enfin un dernier mot, ne nous demandez pas de cadrer les événements religieux ou politiques de Hôdo avec la Terre, cela n'a aucun sens. C'est l'occasion pour rassembler les diverses commémorations de ce qui pouvait parfois nous séparer."
Ainsi, ce fut donc ça l'intervention de Makuta. Non seulement, la planète avait une identité, mais aussi une histoire qui lui serait propre. Et, pendant que les différents aumôniers se préparèrent pour sceller en commun l'union des couples fraîchement unis, le savant en profita pour lancer son appel au rapprochement des religions et des idéologies.
Le Commandant de bord était traditionnellement l'autorité administrative désignée pour consigner dans les bases de données civiles les mariages, et autres événements comme hélas, les décès. Bien qu'il ne fût plus le chef d'aucun vaisseau, il était resté aux yeux de tous, celui de l'expédition. Si les guerres de religions faisaient rage sur Terre, paradoxalement, les mondes laïc et ecclésiastique s'étaient rapprochés. Quand l'ennemi est commun, les alliances, même contre nature, se créent facilement. La gazelle et le léopard fuient, côte à côte, les incendies de savane. Peu à peu, les couvre-feux imposèrent de ne se contenter que d'une cérémonie et pas de témoin. Alors certains maires et curés eurent l'idée d'être mutuellement garant des actes sacrés qu'ils perpétraient malgré l'inquiétude quotidienne. Finalement, une nouvelle coutume s'établit, comme souvent, relayée et propagée par les astronautes qui semblaient vivre dans un autre univers régi par d'autres lois.
Ainsi, Nic commença par lire les aumôneries sollicitées par les divers croyants, présenta les noms des différents représentants de Dieu et s'assura que personne ne s'opposait à l'élection du nouvel uléma qui remplaçait celui qui avait été assassiné au début du voyage. Enfin, il lut le protocole des conventions qui fut adopté par l'ensemble des officiants afin de ne troubler à aucun moment le rituel.
Tout était prêt pour la cérémonie proprement dite. Nic appela lentement les futurs époux, parfois en ébauchant un sourire complice ou amical.
"Adela Nefertiti et Katsutoshi Tomonaga" commença-t-il en invitant le premier des quatre-vingt-six couples. Les futurs mariés portaient tant bien que mal dans ce monde dépourvu de commodités les insignes rituels de leurs noces. Mais le génie et générosité peuvent engendrer des merveilles. Un traiteur fabriqua même des fleurs artificielles pour la femme de l'un de ses amis puis pour beaucoup de fiancées.
Quand tous les couples furent alignés sur trois rangs, Nic demanda si personne ne proscrivait une union, puis consigna les actes au fur et à mesure que chaque femme et chaque homme prononcèrent leur acquiescement. Après quoi, les religieux sortirent leurs dés, et tour à tour, celui qui jouait le plus petit nombre entama un court, très court, office sacramentel.
La musique reprit après la traditionnelle "Marche nuptiale", un mélange de discothèque internationale, où se mêlaient de la musique classique, valses, jazz, et de la musique moderne, flamencos maures, synthé andins, blues papous, orgues de Kyoto, tubes à bulles brésiliens, alternant savamment les langueurs enamourées, les farouches gesticulations, les voluptueuses étreintes et les transes hypnotiques.
Nic n'attendit pas que les dernières notes s'effilochent sur les couples enlacés du petit matin. Il était fatigué, et déjà soucieux du jour qui suivrait. Avant de rejoindre sa tente, il jeta un long coup d'œil vers le ciel où il ne reconnaissait plus aucune constellation. Ce ciel d'où il était originaire et qu'il ne parcourrait plus.
La voix de Makuta tira de sa méditation
— Voyez-vous ces étoiles, là-bas, Commandant, en enfilade et dessinant presque un cercle, ou plus précisément un noeud? Eh bien, Diana l'appelle Dan, le serpent vaudou je crois.
— Et vous allez recenser toute la carte du ciel, avec un nom pour chaque chose?
— Oh, ce n'est pas un problème, je peux déjà utiliser tous les paronymes des colons.
— Alors, à votre place, la Diana doit être pour notre lune. Il n'y a pas plus adéquat. Et vous, où allez vous vous loger là-haut?
— Je ne sais pas encore.
— Si vous trouver l'équivalent de l'étoile polaire ou de la croix du sud, donnez leur sans complexe votre nom. Quoi de plus naturel, vous êtes notre astronome de service n'est-ce pas?
— Et vous, Commandant, vous vous verriez où?
— Franchement je n'en sais rien et je vous fais entière confiance Makuta. A vrai dire, je me verrais plutôt dans mon lit, je suis éreinté.
— Je vous laisse, alors Commandant, mais quand vous voudrez rêver du ciel, vous saurez où me trouver.
— Je n'y manquerai pas.
— Excusez-moi de vous importuner encore Commandant, croyez-vous vraiment que nous soyons isolés dans cet univers?
— Isolés?
— Je m'entends, tout se passe comme si la CIES nous avait abandonnés. Leurs attachés de presse ont chanté sur tous les toits que c'était le premier et dernier voyage que les fonds de compagnie permettaient de financer. Nous avons tous cru que c'était pour distraire une population en plein désarroi, mais n'est-ce pas payer cher la diversion? Je suis sûr que nous sommes des éclaireurs et l'assassin qui nous a quitté au beau milieu du voyage devait prouver que la machine de Tcherenkov fonctionnait bien. Et ces deux meurtres, n'étaient-ils pas prévus pour que nous ne nous entre-tuions pas trop vite? Il fallait que nous arrivions "opérationnels" ici. Ou peut-être, y a-t-il d'autres espions à la solde de la CIES et cet espion était en danger tant que les deux sinistres individus restaient en vie.
Nic fixa longuement Makuta sans dire un mot.
— Makuta, seriez-vous capable de détecter l'arrivée d'un vaisseau tel qu'un sea-morgh'N?
— Non! je le regrette. Nous ne sommes pas équipés pour ce type d'observation.
— Ce n'est rien, je vous remercie malgré tout pour votre discussion… très intéressante. Bonsoir.
Nic laissa l'astronome qui se mit à regarder le ciel étoilé. Il regagna sa tente, seul. Les autres étaient encore à la fête. La tête légèrement rentrée dans les épaules, les mains croisées dans le dos, il méditait les paroles du Tutsi.