planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 13. Cohabitations.

Tcherenkov vint se joindre à la table où Nic et le Japonais discutaient autour d'une bouteille isothermique de thé vert. Ils en étaient à échanger leurs expériences sur les bonsaïs. L'Asiatique se spécialisait dans les conifères et les ginkgos tout en respectant les vieilles traditions de sa terre natale. Quant à l'Européen, il se débrouillait, inventant ses propres techniques qu'il appliquait sur des essences tropicales qu'il désespérait de voir fleurir. Le Russe se joignit sans gêne à la conversation évoquant son admiration pour l'ikebana et son envie que quelqu'un l'initiât à cet art. Le savant était si à l'aise, que Nic faillit oublier ce pourquoi il l'avait convoqué.

— Mikhaïl, et si c'était vous qui nous initiez à vos mystérieux X2-plasme! ironisa Nic.

— Bien volontiers, j'ai une âme d'enseignant. J'étais d'ailleurs consultant dans une revue de vulgarisation scientifique et j'ai même écrit plusieurs livres qui se trouvent d'ailleurs dans notre médiathèque.

— Sachez que cela m'intéresse mais dans l'immédiat ma préoccupation est tout autre.

— Ah! se déconcerta le savant. Vous voulez sans doute parler de la panne du générateur. Gus Arrow en a déjà fait tout un drame et je présume qu'il vous a troublé. Il n'y a pas de quoi s'inquiéter outre mesure. Le générateur qui est tombé en panne, fonctionne depuis plusieurs années déjà. C'est justement avec lui que nous avons fait tous les essais préliminaires. Donc, si les autres ont une même durée de vie, vous voyez qu'il n'y a rien à craindre puisqu'ils sont plus récents. On pouvait redouter pour celui qui nous a été volé car il me paraissait aussi âgé bien que je n'aie pas le souvenir d'avoir commandé de prototype doublé. Financièrement, nous n'en avions pas les moyens. Enfin, sur ce point je ne peux rien dire, si ce n'est qu'il s'agirait de l'une de ces nombreuses erreurs administratives de la CIES

— Parfait! mais peut-on dire la même chose de l'approche du soleil entre les deux tunnels. Après coup, j'ai frémi à l'idée que nous percutions un astre du système.

— Evidemment que nous n'avons pas eu le temps, même sans affolement, d'analyser en détail notre irruption dans cet univers. Nous ne pouvions pas faire autrement que de passer par ce point à mi-course de notre route. Aussi, nous avions déjà étudié un maximum sur cette région. Nous en étions arrivés à la conclusion que notre vaisseau s'approcherait perpendiculairement à l'écliptique de l'astre, ce qui devait considérablement diminuer le risque que vous évoquez.

— Et comment se fera la deuxième sortie?

— Nous apparaîtrons assez éloignés du soleil et avec une vitesse relative très faible, car, cette fois, nous serons presque dans l'écliptique, si c'est cela que vous voulez savoir. Du moins, c'est ce qui était prévu sans modifier la trajectoire.

— C'est exactement ce que je veux savoir. Je vous fais confiance pour ce qui est de la précision de vos calculs. Jusqu'à présent, je dois reconnaître qu'ils n'ont pas été mis en défaut. Et maintenant, pourriez-vous estimer notre dérive, suite à notre manoeuvre affolée de tout à l'heure?

— Impossible! seul l'ordinateur de Hong Kong permettait de tel opérations.

Soudain, une voix cristalline émit dans le dos de Nic un "coucou! qui c'est?" en même temps que deux mains féminines se posaient sur ses yeux. Il n'eut point besoin de se retourner pour savoir que c'était Cheng qui continua:

"Je te cherchais partout dans le milanaute maître, puis, je me suis dit que tu viendrais sans doute ici, et je ne me suis pas trompée, pourtant, ce n'est guère ton habitude.

— Je suis un homme très recherché, et ici…

— Et moi, une femme très évitée… Puis-je prendre place avec vous?

Nic, même s'il l'eut voulu, ne put l'empêcher de s'asseoir à ses côtés. Déjà, les deux autres affichèrent leur assentiment signalé d'un mouvement de tête, accompagné d'un sourire où il crut apercevoir une trace de malice. Sans se décontenancer, il reprit la parole en annonçant que, puisqu'il en était ainsi, tous les principaux chefs de son clan se réuniraient dans cette taverne. Jeanne se chargea de les convoquer. Peu après, Adela, Diana, Gus et Condor arrivèrent. Il ne manquait plus que BB, car il était encore trop tôt pour qu'elle s'éveillât.

— Bien! Je vous ai réunis pour préparer notre débarquement ce qui nous occupera tous pendant les jours qui suivront. Mais, nous, les astronautes, pourrions anticiper, car nous continuerons le voyage à vue et durant cette phase du vol, nous serons peut-être très affairés. En revanche maintenant, jusqu'à la sortie du tunnel, nous nous tournerons les pouces.

Vous connaissez tous les baraquements martiens, ils sont prévus pour abriter une huitaine de personnes, l'unité de base des clans. Autant que je sache, si nous trouvons une planète habitable évidemment, nous y serons pour un bon bout de temps. Et il faut que nous puissions y vivre le mieux possible en commençant par se supporter mutuellement dans ces nouvelles familles.

Je suis le seul ici à avoir un clan familial. Les choix de la CIES ont fait de vous tous des orphelins. Je pense qu'il serait opportun que nous nous réunissions par affinité. Il y a suffisamment de conseillers en psychosociologie dans le Livingstone pour réussir avec leur aide à reconstituer un tissu social potable. Qu'en dites-vous Cheng?

— Je crois déjà que ce qui s'est passé tout récemment a contribué à former des couples…

— Et je pense que beaucoup auront des enfants, coupa Adela, ce qu'il faut évidemment prévoir si votre temps long dépasse les neuf mois. En tout cas, je serai la première à le savoir bien. Et en ce qui me concerne, la drogue de sire Richard n'y fut pour rien.

Cheng reprit dans la foulée.

— Tu as décidé d'établir le style de vie des astronautes, mais n'oublie pas qu'il est trop confus pour les militaires de carrière et trop hiérarchisé pour beaucoup de civils. Néanmoins, je n'ai rien d'autre à proposer pour l'instant. Ce mode de communauté s'est avéré très utile dans toutes les opérations de survie, simulées ou non. A condition, comme tu le dis, de s'appuyer sur des conseils avisés. Qu'en disent les autres?

— Sommes-nous vraiment libres de choisir qui on veut? interrogea Gus qui se tortillait sur sa chaise. Qu'entendez-vous par conseils avisés?

— Ne jouez pas au martyr obscur avec moi, Gus! trancha la Chinoise avec une exaspération à peine voilée. Nous ne sommes plus sur Terre. Il n'y a plus qu'une seule race, la nôtre. Et les deux seuls hommes qui croyaient l'une à la race supérieure, la sienne évidemment, et l'autre aux races ennemies, ne font plus partie du voyage, continua-t-elle, plus calme. A moins que vous ne vous preniez pour l'Abraham des Noirs du Nouveau Monde.

— Chez nous, répondit-il, nous avons adopté cette structure comme unité fiscale. Il n'est pas rare, en effet, qu'un seul membre sur huit ramène de quoi manger. D'ailleurs, je crois que cette structure existe dans beaucoup d'autres endroits, en tout cas, Condor et Diana m'en ont parlé. Je ne suis pas choqué comme pourraient l'être certains civils ou militaires, Cheng-Yi, au contraire! En revanche, je ne voudrais pas que vos fameux conseils avisés n'engendrent des ghettos, apartheid ou, pire que tout, une condescendante intégration.

— Ai-je une tête à ça, s'exclama-t-elle vexée. Des ghettos! Je parie que vous serez l'un des premiers à vous le fabriquer. Les ghettos, les premiers étaient des quartiers juifs où les gens se réunissaient pour leurs affinités religieuses et raciales puisqu'ils prétendaient tous appartenir à la descendance d'un certain Abraham. Mais il y eut les quartiers blancs, jaunes ou noirs. Et les motifs de se regrouper sont plus nombreux et profonds que la seule palette bien réduite de couleurs de peau. Hélas, l'envie légitime de se sentir chez soi peut facilement devenir un retranchement, refus de l'autre ou refuge face à l'hostilité environnante.

— Vous semblez ne jamais vous mouiller en prenant parti pour l'un ou pour l'autre. Vous considérez toujours les hommes comme des cellules et leurs associations sociales ou professionnelles comme des organes.

— Bravo, Gus! Vous avez déjà compris beaucoup. Mais mon travail consiste à éviter les allergies, les rejets, les gangrènes, les cancers…

— Parlons-en! Ne dit-on pas que les biosociologues sont des spécialistes de l'eugénisme?

— Ah, nous y voilà, monsieur Arrow! Cela fait longtemps que je n'ai entendu ces âneries. On nous prend pour des êtres diaboliques parce que nous tentons de rationaliser ce qui n'est que purs préjugés sans fondements. Et nous dérangeons beaucoup de bien pensants. Parfois, au contraire, nous sommes pris à témoin pour avancer certaines fausses vérités que nous n'avons même pas énoncées et qui ont été interprétées par les démagogues de tout bord. Pour justifier leur folie, certains s'appuient sur de saints textes, et d'autres prennent en otage la science. Il n'y a pas la moindre différence. Et voulez-vous savoir ce que je pense de toutes ces prétendues races pures, ou pire encore, car il ne faut pas se voiler la face, de ses "égalités" généreusement attribuées par ceux qui, au fond d'eux-mêmes, sont convaincus de leur supériorité puisqu'ils ont la grandeur et le pouvoir d'octroyer aux autres les droits qu'ils décident. A moins qu'ils ne craignent tout simplement de ne point faire partie de l'élite qu'ils s'imaginaient, et ménagent, ainsi, prudemment leurs arrières. Notez que ces nobles représentants ont encore de beaux jours devant eux! Tant qu'il y aura des groupes sociaux qui se complairont à jouer les victimes, il y aura, face à eux, d'autres qui joueront les protecteurs. Et comme rien n'est gratuit, ces chers protecteurs deviennent immanquablement des proxénètes.

Gus tenta de placer un mot, en vain, la biosociologue était en colère. Elle avait choisi cette profession afin d'apporter plus d'humanité et si possible plus de bonheur, et sans arrêt elle avait buté sur les mêmes peurs. Elle espérait trouver meilleure fortune en prenant part à l'expédition du Livingstone et voilà que déjà on lui faisait les pires procès d'intentions.

Mon travail, continua-t-elle, consiste justement à faire cohabiter toutes les différences en les intégrant et en comprenant leur mécanisme. Imaginez un monde peuplé d'aveugles et de sourds-muets. La cécité est en général un handicap plus pénalisant, et par conséquent, les sourds-muets, mépriseraient les aveugles et en feraient même leurs esclaves. Jusqu'au jour où les aveugles se rendraient compte qu'ils auraient une compétence totalement ignorée de leurs tyrans. Ils pourraient comploter et saboter tous les éclairages des cités. Inutile d'épiloguer sur cette légende. Ce que vous devez en retenir, c'est que les biosociologues essayent de découvrir les richesses et les besoins de l'un et l'autre afin d'harmoniser leurs actions au lieu de les laisser en jachères ou de s'épuiser en stériles confrontations, ainsi, les aveugles et les sourds-muets auraient pu prospérer mutuellement.

— Mais vous venez vous-même d'insinuer une échelle de valeur, dans votre exemple. L'aveugle est plus handicapé, n'est-ce pas? rétorqua Gus, toujours aussi sceptique. Et vous finirez par prouver que certains sont plus beaux, plus intelligents que d'autres.

— Beau? Intelligent? Savez-vous au moins ce qu'est l'un et l'autre? Que craignez-vous, être moins beau, moins intelligent? Nous avons étudié ces aspects de la nature humaine. Notre cerveau dépend, comme tout le reste, de cellules ayant un héritage génétique. Nous n'y pouvons rien, c'est ainsi. Mais les codes transportés par les gênes ne sont pas bijectifs comme on le pensait. Il s'agit plutôt d'un spectre, ou si vous préférez un hologramme, ce qui rend pratiquement impossible de savoir avec certitude sur quoi on agit. Aussi croyez-moi, il suffit bien amplement de dépister les maladies graves et ce travail ardu n'est pas du ressort des biosociologues. Mais je partage votre inquiétude sur des possibilités de manipulations hasardeuses, ce qui me conforte dans ma conviction que la Morale ne peut-être abandonnée en des mains incompétentes, voire malhonnêtes.

L'alphabétisation affranchit, il en est de même lorsqu'on lit la Nature, n'en déplaise à ceux qui plaçaient olympes et paradis dans les cieux et peuplaient les entrailles de la Terre d'infernales créatures. Il en est encore de même lorsqu'on lit l'Humain, car là aussi, beaucoup de mythes ont engendré des intouchables, élus dans leur tour d'ivoire ou condamnés dans leur réserve, parfois l'une comme l'autre, entourées de miradors.

Alors, vous craignez que cette lecture, celle de notre "être", ne dévoile quelque secret terrible. Pourquoi pas, mais je ne parierais pas sur qui serait le moins déçu. En effet, vous parlez d'intelligence, mais sachez qu'il existe de nombreux types d'intelligences dont, hélas, seulement une petite partie est estimée voire surestimée. Et ne croyez pas qu'il s'agisse uniquement de la triviale séparation entre manuels et intellectuels, ni même entre artistes et scientifiques, entre matheux et non-matheux, il existe une dizaine de types de pensées de type scientifique, avec une multitude de variantes. Mais l'enseignement d'un ingénieur comme vous n'en favorise en général que trois. A première vue vous avez eu la chance d'appartenir à l'une d'elles. Il y a bien plus de méprisés et de bannis dans le monde que vous ne l'imaginez Gus. Ils ont toutes les couleurs de peau, toutes les religions, toutes les cultures et surtout toutes les formes de pensées. Ce vaisseau entier est habité de frustrés, et comme vous, de battants. Du moins j'ose imaginer qu'ils sont ici pour aller de l'avant prêts à abandonner leurs chaînes. Nous faisons ce que des milliers d'autres ont fait avant nous, chercher ailleurs d'autres chances. Saisissons cette chance. J'ai cru comprendre que ce petit peuple était une élite, car tous sont atteints de la même tare: pires que libres penseurs, nous sommes des penseurs libres. Les fanatiques du Livingstone le sont plus par nécessité que par conviction.

Et puis, zut! je crois que vous ne voulez pas comprendre.

Cheng se tut. Un silence gêné pesa sur la petite assemblée.

— Allons fit, Frans conciliant, ne faites pas la bourrique, Gus! Je suis bien Zulu et vous pouvez me faire confiance.

— Avec un nom comme le vôtre? Cormaek! Zulu?

— Ben, quoi! Un accident, mais qui remonte si loin… On ne peut avancer avec le regard toujours braqué vers le passé. Je vous ferai remarquer que j'ai dit que j'étais Zulu — j'aurais d'ailleurs du dire Sud Africain — et non Noir. Il y bien longtemps que nous avons abandonné cette stupide notion morphologique pour différencier nos populations. Nous préférons nous distinguer par notre culture.

— Je sais, ironisa Gus, c'est rentré en vigueur après les guerres de communautés, lorsque vous avez créé l'apartheid. Un juste retour de bâton, à mon avis.

— Vous vous trompez. L'apartheid fut instauré par les Blancs — pour avoir la paix avec les Noirs! Nous avons été contraints d'en arriver à permettre une autonomie eurafricaine pour avoir la paix.

— Les Noirs voulaient la paix avec les Blancs! fit Gus amusé.

— Vous me vexez! je suis Sud Africain noir, pas un Noir sud africain. Je sais, chez vous en Amérique, vous êtes très en retard dans ce domaine… J'insiste, chez nous il ne s'agit que de mondes culturels, qui hélas avaient quelque peine à cohabiter. Il n'y avait là aucun désir de revanche. Nous voulions la Paix, car Blanc ou Noir, le sang est toujours rouge. Or, vous savez comme moi que depuis la fin du deuxième millénaire, la mode en était au séparatisme et au retour aux traditions locales. Permettez-moi d'expliquer autrement ce que disait Cheng, avec mes mots.

— Pourquoi? Je ne suis pas idiot!

— Vous savez, tout comme moi que de nombreux programmes de bureautiques tourneront de manière équivalente sur des ordinateurs de puissances identiques mais de conceptions différentes. Seul, le spécialiste préférera plutôt telle machine à telle autre pour des traitements graphiques plus pointus, pour des calculs plus précis. Je crois que c'est ce que voulait dire Cheng avec ses aveugles et ses sourds-muets, et avec la complexité du cerveau. Je suis cogniticien, et je sais comment enseigner à chacune des mes machines, aveugles ou sourdes, et quelle que soit leur intelligence. Je crois sans prétention que si elles pouvaient exprimer des sentiments, elles s'estimeraient toutes heureuses.

De plus, vous vous y connaissez en thermodynamique et les statistiques n'ont plus guère de mystère. Vous savez que la loi des grands nombres finit par lisser les singularités, c'est le cas pour nos neurones. Ne soyez pas plus raciste que ceux qui le furent à votre égard. Ne tombez pas dans leurs propres jeux. Si des différences existent, et elles existent, elles ne me dérangent pas, car, moi, je revendique ma différence. Et j'avouerais au passage, Cheng me pardonne, de temps en temps, me sentir chauvin avec ceux qui me ressemblent tant soit peu, me fait du bien.

— Profitez-en, fit Diana avec un sourire en coin, si nous restons longtemps sur cette planète les habitants de demain seront peut-être tous de ma race.

— Comme ces chiens pure race d'Afrique, ces "basendji", qui veut dire en réalité "bâtard", ironisa Frans se doutant que Gus — cet américain qui se prenait pour un Bantou — ignorait ce détail.

— Vous avez là effectivement l'une des définitions d'une race, continua Adela sur le même ton. Une tribu de "bâtards" qui, à force de consanguinité, finit par engendrer des êtres ayant des caractéristiques marquées.

— Et à quoi ressemblerait cette nouvelle race de "basendji"? s'enquit Frans.

— Je ne suis pas spécialiste en la matière, mais à mon avis nos descendants lui ressembleront, répondit Adela en désignant, Condor, le taciturne amérindien. Une forte dominante orientale à teinte cuivrée.

Constatant l'air dépité de l'ingénieur chef, le médecin continua avec perfidie: "A quel drame allez-vous contribuer Gus? Pour quelle cause devrez-vous vous battre dorénavant?

— Pour la principale, coupa froidement Nic qui jugea que la discussion s'enlisait, celle de vivre avec les autres, tous les autres.

Il sortit d'une poche une vieille montre "confisquée" à un scientifique du Livingstone.

— J'ignore qui nous sommes respectivement? ressort, engrenage, aiguille… Mais je sais que s'il manque une seule pièce, ceci n'est plus une montre.

"Bon! on arrête là! la prochaine fois je m'efforcerai de ne pas vous réunir ensemble, Cheng et Gus," conclut Nic.

Comme un seul homme, Frans et Condor se levèrent marquant la fin de la discussion. Le pompier aymara n'en pensait peut-être pas moins que Gus sur les luttes raciales, mais, lui, préférait méditer silencieusement, calmement, avant d'agir méthodiquement, efficacement et sans précipitation. D'autant que si Adela disait vrai, une race jadis exterminée renaîtrait sur un Nouveau Monde. La dette serait alors payée.

Aussitôt les autres emboîtèrent le pas à l'exception de Cheng et Katsutoshi qui visiblement désiraient encore s'entretenir avec Nic.

La Chinoise attendit que tous eurent franchi la porte avant de s'adresser à Nic.

— Deux hommes sont morts et sont remplacés par un passager clandestin. Il reste donc toujours la possibilité de fonder cent vingt-huit clans si chacun est constitué d'une huitaine sauf un qui ne comprendrait que sept membres.

Nic savait qu'un clan pouvait comporter de sept à quatorze individus. A quinze, une "mitose" s'imposait, alors qu'à six la famille était "phagocytée". Or, la sienne n'incluait à bord du Livingstone que six personnes.

— Oui! Où veux-tu en venir?

— Je te demande de rentrer dans ton clan.

Nic, surpris par la proposition qui était pourtant des plus normales selon la tradition des astronautes, ne répondit pas tout de suite, laissant la femme développer son idée.

— Je sais que tu voudras en parler à ta femme, tes enfants et Stella et William, mais je te précéderai. De toute manière, tu attends Betty et elle arrivera bientôt. C'est son heure.

Comme pour confirmer ses dires, le Commandant en second fit son apparition dans la salle. Cheng se retira rapidement.

— Je m'en vais aussi, annonça, Katsutoshi. Je vais commencer à préparer mon clan.

Le Japonais sortit et se dirigea rapidement vers le module où quelques heures plus tôt un prisonnier s'était évadé. Il retrouva le couple de soldats qui se mirent au garde-à-vous. Le chef de la sécurité les toisa en silence avant de parler.

— Je comptais vous faire monter dans la hiérarchie. Mais vous avez failli à votre devoir. Pourtant, continua-t-il après une pause calculée, je reconnais que vous n'étiez pas tout à fait coupables et qu'en plus, nous voilà débarrassés d'un indésirable. Aussi, je vous donne une autre chance. Puisque nous devons constituer des clans à la manière des astronautes, je vais vous prendre dans le mien. Vous serez à partir de maintenant mes aides de camp. Rompez!

Katsutoshi s'en retourna, aussi abruptement qu'il était arrivé. Sans attendre la moindre réaction. C'était un ordre. Mais en lui-même, il s'amusait de l'effet qu'il avait provoqué. Il imaginait la peur de la punition, puis l'étonnement de ce couple se voyant ainsi attribué un tel honneur. Tout compte fait, lui aussi était un orphelin, alors, à chacun son tour de tendre la perche.

Et puis, ce qu'il apprenait autour de lui, les rancoeurs de toutes sortes et les intrigues de la CIES l'incitait à redoubler de prudence, or quelque chose lui disait qu'il pouvait faire confiance à ces deux-là. Avec Adela et Condor, cela faisait déjà quatre. Il ne voyait pas encore qui seraient les trois autres, mais avant, il attendrait que BB ait quitté Nic, car il voulait comprendre certains détails qu'il n'avait pu éclaircir à cause de la dispute de Cheng et Gus.