planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 14. Intirayo.

Nic avait donné l'ordre de se préparer au passage en apesanteur. La traversée du tunnel se passait sans encombre contrairement aux craintes de Gus. Bientôt, le Livingstone émergerait du "miroir d'Alice", tout moteur éteint, dans un système dont seuls les puissants télescopes avaient permis une infime observation. On savait que le soleil était semblable à celui qui éclairait la Terre, et qu'une planète parmi l'ensemble qui gravitait dans ce système offrait une atmosphère, une température moyenne et des dimensions susceptibles d'accueillir des voyageurs terriens.

Il était temps, Adela avait déjà fait mention dans ses rapports de quelques cas de cosmophobie, sans gravité. Elle traitait tous les problèmes psychiques avec une heureuse efficacité. Curieusement pourtant, il y avait moins de consommation de calmants et de toute la panoplie de neuroleptiques que sur la planète mère. Pourtant, les conditions de vie n'étaient pas des plus idéales: un mélange détonnant de personnalités des plus diverses cloîtrées dans des cellules monastiques attenantes à d'exigus espaces de travail de quarante mètres carré qu'un trinôme devait aménager au mieux pour exercer en commun leur profession.

Cheng veillait en permanence à la santé sociale de la communauté et, telle une sismologue, était à l'écoute du moindre soubresaut. Inlassablement, elle parcourait les astro-labs. On eût dit qu'elle faisait une campagne électorale du temps où il était encore possible de se promener dans les rues terriennes. Non, l'image était erronée, car elle se promenait seule, sans gardes de corps, sans fidèles accompagnateurs. Elle connaissait bien les lieux de rendez-vous, les bistrots-traiteurs, les salles de distraction, les lieux de prières ou les salons de beauté. Elle prenait plaisir à venir y reposer ses jambes fatiguées et à discuter, continuant ainsi à sonder l'état d'âme du vaisseau. Toute anomalie était aussitôt diffusée aux deux commandants, aux deux chefs médecins et à son homologue de nuit. C'était peut-être pour ces raisons que Nic n'avait eu aucun souci avec l'équipage.

Lentement, les minutes s'égrenèrent, quand soudain, le voile noir se déchira et des milliers d'étoiles réapparurent dans les hublots et les appareils d'observation. Instantanément, un voyant inquiéta Roxane. Quelque chose ne tournait pas rond. Mais Nic, heureux de retrouver cette sensation de chute infinie, privilège des astronautes, ne se rendit pas compte de la nervosité soudaine de la femme. L'inquiétante lumière lui était masquée par le pilote qui contrôlait, perplexe, le bon fonctionnement de son tableau de bord.

— Bienvenue dans le système… , Comment avez-vous appelé ce soleil, Andy?

— Intirayo, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

— Je n'y vois aucun inconvénient, mais j'aimerais que vous m'expliquiez d'où vient ce nom.

— Je crains que ce ne soit pour une autre fois, Commandant: problème majeur! coupa laconiquement Roxane alors que son compagnon s'apprêtait à décrypter l'étrange nom qu'il avait inventé pour satisfaire tout le monde. Comme navigateur, il avait l'avantage de baptiser toutes les étoiles qu'il découvrait. Celle-ci avait déjà une désignation scientifique mais pas de nom et elle en méritait un beau. Il avait cherché en vain quelque chose d'original et de symbolique, quand il rencontra par hasard, Condor en visite de routine chez Adela. Le pompier lui avoua son désir d'appeler ce nouveau soleil dans sa langue: Inti. Mais le médecin apparut à cet instant et capta leur discussion, elle proposa de rajouter Ra et Yo, pour que ce soit plus mignon et que cela ne paraisse pas trop favoriser une culture par rapport aux autres. Andy ne voyait pas en quoi c'était plus mignon, mais la sonorité lui plaisait, et l'Amérindien en était satisfait.

— Problème majeur? répéta Nic surpris.

— Plus aucun contrôle ne fonctionne. Expliqua Roxane. Le système informatique central est défaillant.

Nic se dessangla de son siège et d'un petit plané s'approcha du pupitre où il aperçut l'indicateur allumé. Il ne lui fallait plus d'autres explications, car il savait ce que cela signifiait. Tous les astro-labs s'étaient verrouillés, et il n'était plus possible de se rendre de l'un à l'autre que par les sas des tycho-drômes, c'est-à-dire en sortant dans le vide. Voilà bien l'inconvénient d'un système centralisé. Heureusement, chaque astro-lab disposait d'une autonomie de quinze jours. En revanche, les communications devraient se faire par radio et seuls les postes de pilotage des trois milanautes en étaient équipés en permanence. Après avoir donné les consignes aux pilotes de ne pas se précipiter, sauf pour éviter un obstacle imprévu, il se rendit dans ses quartiers où Jeanne devait assurer la communication.

Ni elle, ni Stella n'étaient à leur poste. Elles lisaient dans leur chambre, car il était désormais impossible de dialoguer avec la Terre beaucoup trop lointaine. Mais cette fois-ci, Jeanne pouvait se remettre à jouer avec les réglages comme lors de son apprentissage. Elle devait essayer de prendre contact avec les astronautes répartis dans les différents modules. Normalement, tous devaient être au courant de l'incident et tous devaient essayer d'utiliser les radio-balises pour remplacer le réseau défaillant et rétablir les communications avec le milanaute maître.

Il ne restait plus maintenant qu'à trouver Diana et Frans pour en savoir plus sur la panne. Leurs explications commencèrent à inquiéter le commandant. De fortes et rapides fluctuations avaient commotionné le cerveau optronique. Il était tombé dans une sorte de coma qui pouvait être définitif, ne lui permettant plus que d'assurer les fonctions élémentaires d'un stupide ordinateur archaïque sans intelligence. Et encore, même dans cette hypothèse pessimiste, fallait-il passer plus d'une semaine à réparer les dégâts et surtout éviter toute nouvelle instabilité énergétique.

Gus reçut son supérieur comme un chien surgissant dans un jeu de quilles. Nic se demandait si derrière cette colère affichée sans retenue, Arrow ne jubilait pas de voir se réaliser in extremis ses prophéties. L'un des générateurs de X2-plasme avait, en effet, rendu l'âme non sans pomper un maximum d'énergie qu'il avait reflué ensuite, provoquant de nombreux arcs qui détruisirent maints appareillages, ce qui ne laissait guère l'envie à l'ingénieur de perdre son temps en explications. Mais le commandant était têtu, et aimait comprendre.

— Ecoutez, c'est simple! Cette saloperie de générateur présentait aussi des signes de faiblesses. Comme l'autre. Mais il ne restait plus qu'une demi-heure pour quitter ce tunnel. Alors, j'ai pris sur moi la décision de ne pas le stopper, pourtant, Tcherenkov m'avait prévenu que tout arrêt brutal de la machine serait dangereux. Entre deux dangers, j'ai parié sur celui qui nous laissait une chance, et voilà le résultat.

— Vous avez pris la meilleure décision, Gus. Je vous en félicite. Faites maintenant pour le mieux afin de remettre le plus rapidement le Livingstone en marche. Faites-moi un rapport détaillé sur les incidents et les temps de réparation.

— A première vue, je peux déjà vous annoncer au moins, une semaine.

— Et les spatioréacteurs?

— Oh! eux, ça va! Mais sans synchronisme entre les trois milanautes, le vaisseau est incontrôlable.

Nic le savait hélas. Il ne lui restait plus qu'à rendre visite à Betty Brown et à son astronome tutsi, car il fallait connaître la position exacte du Livingstone dans ce nouveau système solaire. Makuta était déçu que la panne advînt juste au moment où il allait observer le monde qui les accueillait. Bien sûr, il avait encore de quoi se débrouiller, mais avec beaucoup moins de précision.

Le commandant eut l'étrange impression que le sea-morgh'N entrait dans une période de léthargie. Il ne pouvait laisser moisir la situation. Il retourna dans sa chambre, et là se mit à imaginer divers plans pour continuer la route et maintenir le moral de tout l'équipage.

Lentement, ses yeux papillotèrent devant le schéma d'un Livingstone scindé en trois parties, chacune, poussée par un milanaute. La fatigue le gagnait, pourtant, il avait comme à chaque première nuit passée en apesanteur, toutes les peines du monde à s'endormir.

L'écran finit par s'éteindre, car aucun scénario, parfois encore appelé, à tort, économiseur d'écran, ne pouvait plus s'activer puisqu'ils étaient pilotés par le cerveau optronique, maintenant silencieux.

Ses rêves étaient hantés de délais. Quelle que fût la décision qu'il prit, le vaisseau dériverait lentement comme une lointaine comète pendant une semaine. Mais démonter les structures passerait le temps au moins à tout le monde. Une bouffée de colère monta en lui. La CIES s'était payée le luxe de construire un quatrième générateur de X2-plasme pour rapatrier le tueur, mais n'avait même pas prévu de doubler le cerveau. "Il se suffit à lui-même" disaient-ils, là-bas, sur Terre, dans leurs bureaux capitonnés. L'intelligence artificielle ne mettait que plus en valeur la bêtise naturelle…

Nic rouvrit les yeux. Il lui fut impossible de savoir combien de temps il avait dormi. Mal et pas assez. Il s'éjecta doucement du siège et maladroitement, flotta vers le coin de toilette où il s'efforça d'émerger des brumes qui engluaient ses esprits, non sans avoir préparé au passage son copieux petit déjeuner qui, heureusement, ne dépendait pas exclusivement de l'omniprésence de l'ordinateur en panne. Puis, plus alerte, il rejoignit la pièce commune. Les deux femmes n'y étaient pas encore présentes. Il devait s'être levé plus tôt que d'ordinaire. Dans le silence, il percevait d'étranges bruits qui venaient de la chambre de Stella, comme quelque chose qui venait se cogner contre la porte. Il se dirigea vers cette dernière et l'ouvrit.

Stella avait omis de sangler ses affaires en se déshabillant dans l'obscurité où elle s'était plongée après sa lecture. Le lendemain, au réveil, ses vêtements, au lieu de traîner au pied du lit, flottaient librement dans sa cabine.

La jeune fille, pas assez coutumière de l'apesanteur, évoluait nue, à la poursuite de ses vêtements. Chaque fois qu'elle tendait la main, sa trajectoire s'infléchissait ou elle se mettait à tournoyer lentement sur elle-même. La confusion de se voir dévoilée devant Nic ne fit qu'accroître ses figures de voltige exhibant toute son intimité. Devant son désarroi, ce dernier lui proposa, comme si rien de particulier ne se passait, de l'aider dans sa récolte. La lingerie récupérée, il s'approcha de Stella, pour lui tendre les vêtements qu'elle osa à peine saisir s'étant accrochée désespérément à la poignée de l'alcôve. La vénusté qu'elle offrit au regard de Nic n'était pas pour le laisser indifférent, mais rien n'en paraissait. Et c'est laconiquement qu'il lui murmura avant de la quitter: "j'allais oublier de te dire que tu es plus jolie que je me l'imaginais."

De l'autre côté, Jeanne qui venait d'apparaître dans le salle voisine put entendre la dernière, la seule, phrase de Nic. Elle ne crut pas les explications de son mari qui pensait d'ailleurs à d'autres lendemains, plus immédiats et moins souriants. Il ne désirait pas perdre son temps en futilités et laissa sa femme imaginer ce qu'elle voulait. Pour l'instant, il devait faire sa tournée et mettre rapidement au point une stratégie pour les jours à venir.

Le cerveau central paraissait vraiment mal en point. Des neuro-flash flottaient un peu partout dans l'atelier. A leur couleur terne, Nic put deviner sans être spécialiste que nombreux de ses petits cubes étaient grillés.

Le même spectacle de désolation planait chez Gus qui pestait régulièrement: "Saloperie de…"

— Gus! fit Nic en se raclant bruyamment la gorge, si vous pouviez m'accorder quelques instants entre deux de vos jurons… J'aimerais connaître votre opinion sur un projet que j'ai mijoté.

L'ingénieur releva la tête. Il avait les traits tirés de quelqu'un qui manquait de sommeil et se demandait s'il allait répondre qu'on le laissât travailler en paix ou s'il daignerait jeter un coup d'œil sur les plans de son chef. Finalement, il se décida et grogna: "Je suis à vous, mais à une condition, vous me payez un café bien chaud!".

Nic sourit, il préférait ce Gus-là.

— Et où irons nous prendre ce café? Vous oubliez que nous sommes isolés des autres modules.

Finalement, l'ingénieur proposa de faire son café lui-même. Puis, se rendant compte qu'il devait le boire à la paille à cause de l'apesanteur, décida plutôt de se faire une boisson rafraîchissante, gazeuse et de même couleur que le café. Il se détendit un peu et écouta attentivement le plan de Nic. Puisqu'il était difficile de synchroniser les trois milanautes, il restait la possibilité de séparer en trois parties le sea-morgh'N muni chacun de son système de propulsion autonome. L'ensemble volerait en formation jusqu'au moment de la mise en orbite autour de la planète promise. A ce moment, les tycho-drômes se chargeraient de rapprocher les éléments pour les rassembler à nouveau. En douze heures, les trois nouveaux vaisseaux seraient prêts, estimait Gus qui ne voyait aucun empêchement technique pour conduire à bien ce projet. Les dégâts occasionnés par l'arrêt brutal du générateur de X2-plasme, ne présentaient aucun danger pour la suite de la mission.

Rassuré, Nic alla rapidement terminer sa visite chez Makuta avant qu'il ne se couche. Mais l'astronome n'avait nullement envie de se reposer tout de suite, il venait de localiser la planète, sa planète. Si on lui laissait le temps, il pourrait donner toutes les coordonnées nécessaires pour le vol. Ce temps, il l'avait, mais le commandant insista pour qu'il aille se reposer aussitôt que la trajectoire serait connue, car sa présence deviendrait indispensable tout au long du voyage qui s'effectuerait manuellement et à vue. Le savant ne partageait pas l'opinion de son chef, car l'émergence dans le système planétaire n'était pas correcte à cause des malencontreuses manœuvres lors de la sortie du premier "miroir". Ils étaient plus proches de la planète que prévu.

Enfin, Nic passa chez Betty et faillit refermer aussitôt la porte quand il s'aperçut que sa collègue était en train de se déshabiller. C'était la journée où tous les dieux de l'Olympe se moquent du héros. Mais la libertine BB insista pour qu'il restât.

— Dommage, Nic, que nous soyons en apesanteur! Tu manques toujours à mon tableau de chasse.

— Pourquoi? Ta réputation est telle que je croyais que tu étais experte en kamasutra spatial.

— Penses-tu! J'ai bien essayé, mais ça n'a rien de sensas, au contraire! Enfin, j'espère que tu viens m'annoncer une bonne nouvelle.

— Avec ce que tu viens de me dire, je crois que oui! bientôt, la gravité sera rétablie. Ainsi, je pourrai t'afficher moi aussi à mon tableau de chasse.

— Cause, toujours! Pudibond comme tu l'es, tu te décideras trop tard. Dis-moi au moins que je te plais.

— Tu es un excellent commandant et camarade.

— Cesse de faire l'idiot, tu as compris de quoi je parle.

— Faut-il que je mente ou dise la vérité?

— La vérité, andouille!

— Tu n'es pas mal du tout. Et puis, je ne connais guère de rousses, pourtant le rouge est ma couleur préférée. Mais je ne peux en dire plus, car c'est aux faits que je préfère juger.

— Attends-moi ça, que je t'attrape, beau parleur! c'est toi qui devras me convaincre de tes talents d'homme!

Nic sortit hâtivement de la pièce, en pouffant de rire. C'était la femme avec laquelle il se sentait le plus à l'aise. Il pouvait s'exprimer d'égal à égal avec elle sans se sentir contraint de peser ses mots, de masquer ses sentiments. Pour Betty, la sensualité n'avait ni barrière, ni tabou, ni sanctuaire. La différence sexuelle en était réduite à une banale variété de couleur de cheveux. Malgré la spontanéité de ses jeux érotiques, BB ne tombait jamais dans la grivoiserie.

Le commandant n'eut plus qu'à regagner le poste de pilotage et mettre son plan en action.

Ce fut l'effervescence chez les astronautes de jour, heureux de faire quelque chose d'intéressant. La moitié, d'entre eux passèrent tout leur temps dehors et battirent tous les records: il leur fallut moins de huit heures pour désassembler le Livingstone. Quelques tycho-drômes furent exploités comme remorqueurs, d'autres comme taxi, toutes les compétences furent mises à l'œuvre. De son côté, Makuta, éreinté par une nuit blanche, avait réuni toutes les données pour se diriger vers le but ultime du voyage et était fier d'avoir terminé juste avant les astronautes.

Betty fut surprise par l'accélération du vaisseau. Elle ne s'attendait pas à ce que tout fût prêt avant sa prise de fonction. Nic était vraiment le Diable en personne quand il fallait accomplir quelque miracle. Il avait la réputation de ramener à bon port tout sea-morgh'N en perdition. Dommage que ce diable-là fut aussi insaisissable et aussi peu lubrique.

Lubrique! Nic souffrait de cette timidité, si cette gêne pouvait s'appeler ainsi. Il avait toujours le même malaise devant les femmes qu'il rencontrait et qui provoquaient en lui une quelconque sympathie, un quelconque attrait. Son âme était le champ d'une bataille acharnée entre les diverses composantes de son moi qui ne trouvaient jamais de terrain d'entente. Mais le hasard faisait bien les choses, et le soir, quand il revint, fier de la mission accomplie, dans ses quartiers, et qu'il retrouva sa femme avec l'air renfrogné des mauvais jours, il préféra s'isoler dans sa chambre. De toute manière, il était épuisé et avait besoin de repos. Stella, qui était présente dans la salle commune avait compris depuis longtemps son chef et tuteur. Elle jugea que le moment était venu pour percer l'abcès, n'était-elle pas psychanalyste de formation. Elle attendit que Jeanne quittât la pièce pour rejoindre Nic. Son rôle d'ordonnance lui permettait déjà d'être une confidente, et souvent, elle avait souhaité retourner l'ascenseur à celui qui l'avait accueillie quand tous les membres de son clan moururent lors d'un attentat terroriste et aveugle.