planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 15. Le nouveau Monde.

Les trois parties du Livingstone se trouvaient en orbite. Le cerveau optronique et toutes les autres pannes du vaisseau avaient été réparées pendant le trajet qui avait duré plus d'une semaine.

Il n'y avait guère eu de soucis d'événements marquants si ce n'étaient quelques manifestations de scission de l'équipage provoquées par l'isolement des modules. Ytzhak qui avait toujours ce vilain défaut de croire qu'il en savait plus que tous et qu'il avait dévoilé quelque secret dont, évidemment, il serait une victime, envenimait parfois la situation en colportant ses craintes. Par chance, lors de l'accident qui cloîtra les passagers dans leur astro-lab, Cheng se retrouva dans le même module que l'Israélite. Il lui fut donc aisé d'étouffer une mutinerie possible, même s'il lui était plus difficile de raisonner son soupirant éconduit lors de la folle nuit. Les relations entre eux étaient encore plus tendues lorsqu'elle préféra occuper le sas central aménagé par le pompier de service, alors que Ytzhak lui offrit de l'héberger "platoniquement".

La Chinoise savait que l'administrateur n'avait pas un mauvais fond, il était plutôt du type gaffeur, parfois trop sûr de lui, surtout malheureux en amour, peut-être par compensation. Mais elle jugeait que son rôle d'assistante au bien-être de l'équipage s'arrêtait là où se profilait sa frontière intime de femme, mère ou amante. Et si la raison n'aboutissait à aucun résultat, elle préférait appliquer une volée de gifles plutôt qu'un baiser volé. Bien sûr, Ytzhak était homme trop courtois pour insister pesamment, et trop pragmatique pour ne pas oublier rapidement son échec et courir vers d'autres conquêtes. Pourtant, elle se demandait quelle était la part de déconvenues qui avait influencé l'informaticien lorsque la première chose qu'il fit quand l'ordinateur du vaisseau se remit en marche, fut d'effacer tous les curriculum vitae. Il invoqua une maladresse et Nic n'en eut cure car tous ces voyageurs étaient maintenant des vies neuves, libérées d'un passé trop lointain pour être rattrapé.

Nic regarda la grosse boule bleue qui brillait sous lui. Une lueur attira son attention et il jeta un coup d'œil vers le milanaute maître. Un deuxième tycho-drôme glissait lentement au-dessus de lui. C'était celui qu'il venait d'attribuer à la biosociologue pour continuer son travail dans les trois stations. En fait, c'était aussi égoïste, car il lui tardait de la revoir. Puis, comme s'il jugeait son intention coupable, il remit le commandement à Betty, prétextant qu'il devait commencer l'exploration de la planète.

— Elle ressemble à notre bonne vieille Terre, fit-il en s'adressant à Roxane et Katsutoshi qui faisaient partie de l'expédition.

— Tu t'imagines, tout ce voyage pour des prunes, répondit pensivement la femme pilote…

— Ne m'en parlez pas, Roxane. Je vais vous avouer un secret que je porte seul depuis le début du voyage.

Le Japonais avait trop de maîtrise de soi pour exprimer la moindre surprise ni la moindre curiosité devant la nouvelle. La pilote, elle, n'osait lui dire "alors! raconte…" de peur que l'enchantement ne s'efface. Elle avait trop souvent eu l'amère impression qu'elle n'était qu'une subalterne sans intérêt, un pion sur l'échiquier, même en étant considérée comme le meilleur pilote. Avoir les confidences d'un chef, de ce chef-là, était comme un honneur.

Ils étaient des cobayes, tous en étaient conscients en se portant volontaires, plus ou moins désignés. Mais on leur avait certifié que l'expérience avait été testée de bout en bout avant eux. Jamais, en fait, les tests n'avaient été officiellement concluants, puisqu'ils n'avaient été joués qu'une seule fois, et dans les conditions idéales d'un laboratoire. Personne jusqu'à ce jour n'avait l'idée de l'ampleur de l'expédition, sauf, peut-être, Mikhaïl et ses collègues restés sur Terre. Et encore! Tout cela n'était que du papier. C'était même la raison pour laquelle le physicien russe était à bord du vaisseau. Lui, voulait vivre l'aventure scientifique qu'il avait imaginée, et les responsables de la CIES, lui avait prétendu qu'ils espéraient que ce cerveau génial trouverait le moyen de contacter la Terre lorsque le sea-morgh'N expérimental aurait franchi les "miroirs d'Alice". De plus, Sergeïovich avait deux défauts, on ne le jugeait plus assez jeune pour continuer à faire de la recherche et il refusait de devenir un bureaucrate. Quelqu'un avait alors lâché: "qu'il aille se faire voir ailleurs!" Et c'est ce qui se décida avec l'approbation de tous. Normal! place aux jeunes!

Tout au long de l'élaboration du projet dont était chargé le Livingstone, la crainte du sabotage planait. L'inquiétude permanente de voir tant de travail s'envoler en fumée détruisit peut-être plus subtilement mais tout aussi efficacement l'entreprise. De nombreuses étapes furent sautées, car il fallait terminer avant qu'un malheur ne frappe. Terminer quoi? Une arche de Noé? Pour revenir après quel Déluge? Quand? Comment?

Le sea-morgh'N fut terminé sans incident. Il pouvait partir vers de nouveaux horizons. Partir, oui! Revenir, non! Jamais il n'aurait assez d'énergie. De plus, les communications étaient coupées avec la planète mère. Ce problème n'avait pas été élucidé, ni même étudié.

C'était le lourd secret de Nic et de Mikhaïl: le non-retour.

— Quand l'avez-vous appris? interrogea Katsutoshi.

Nic fit la moue, savourant par avance l'effet de sa réponse sur son ami.

— J'ai écouté aux portes!

— Vous plaisantez!

— Le jour même de mon affectation officielle à bord de ce vaisseau, dans les couloirs de la CIES, j'ai capté une phrase sur mon passage. J'ai cru comprendre: "le pauvre, il ne reviendra jamais". Je me suis retourné, par curiosité ou peut-être par égocentrisme, je n'en sais rien. J'ai compris en croisant les regards de celui qui avait dû parler qu'il s'agissait bien de moi. Mais pourquoi une telle assurance alors? Etais-je menacé? Le personnage poussa son interlocuteur dans le bureau et moi je fis mine de revenir sur mes pas comme si j'avais oublié quelque chose. C'est fou, ce que certains couloirs sont parfois dépeuplés alors que d'autres servent de salles de réunion. Je suis tout simplement allé coller mes oreilles à la porte.

Le Japonais releva la tête et dévisagea son ami. Puis, il fronça les sourcils en secouant la tête. "Nic ne mentait pas, mais, franchement, il n'arrivait pas à s'imaginer le Commandant jouant les indiscrets."

— Et vous n'avez pas décidé de renoncer à votre mission quand vous avez appris qu'elle était d'office condamnée?

Le regard de Nic devint aussi profond que sa réponse.

— Non! A quoi bon? Il faut bien mourir de quelque chose. Une telle fin pour une telle aventure me convient. Et puis, la promenade en valait la peine…

— Dommage qu'elle soit entachée de deux meurtres. L'assassin a bien failli faire partie du peuple élu qui essaimerait la Terre promise… remarqua Roxane.

Nic ne releva pas le commentaire de la pilote. Il savait tout l'espoir qu'elle avait mis dans cette chance inespérée de fuir son monde. Sa terre natale, quelque siècles plus tôt, s'était effondrée dans un appauvrissement tel, qu'elle ne put survivre que par trois de ses spécialités, les jeux, le tourisme et le traitement international des déchets, en un mot, le "trottoir", comme disaient les pays voisins.

Depuis, toutes les entreprises non européennes s'établirent dans les sites technologiques désertés, offrant à bas prix toutes les facilités de recyclage des immondices et un environnement agréable à leurs ingénieurs. Cela allait des antiques musées jusqu'aux villes où les maires imposaient à leurs concitoyens un style de vie datant du dix-neuvième siècle au plus. Les éro-centers, dont les deux principaux étaient l'un à Paris, l'autre à Chamonix, fleurissaient partout souvent à courte distance d'un centre de loisir, comme l'antique Disney World et surtout les trois Natsuyasumi-parks, gigantesques territoires aux attractions multiples, longeant respectivement la Loire, le Rhône et la Gironde. Paris s'enorgueillissait d'offrir sous l'impudique transparence de la pyramide d'Aphrodite, le plus beau temple en l'honneur de la déesse qui révélaient dans ses nombreuses galeries tous ses charmes. Partout, une affichette invitait les visiteurs à une initiation plus complète dans le plus prestigieux des centres, le Sexquis, à Chamonix.

Pendant ces noires décennies, suivirent le lent et inexorable démantèlement de son tissu industriel, plus spéculatif que technique. Puisqu'il s'était coupé de toute la veille scientifique considérée comme un luxe de rêveur, apparemment, par quelle logique à court terme, incompatible avec le jeu de "monopoli" qui se jouait avec un pays entier. Des folies naquirent de cette période, et un quelconque ministre, en veine des grandeurs d'antan, imposa à l'Académie de la francophonie le remaniement de la langue pour être plus informatique. Ce fut à cette époque que fut introduit un genre neutre pour flatter l'électorat féminin et le rendre égal au masculin, une manière subtile de lui faire perdre tous ses avantages avec en contrepartie, tous les désavantages du sexe fort. Mais la très sainte Académie prêcha dans le désert car les autres terres francophones conservèrent farouchement leurs archaïsmes. Roxane peinait quand elle parlait avec le commandant qui pourtant ne se moquait pas de son langage guttural, saccadé et parfois dépourvu de genre.

Le silence s'installa dans la navette. En dessus, l'astre présentait de larges surfaces de sienne et d'ocre maculées de nuances obscures, des continents qui, malgré les contours souvent estompés par des traînées cotonneuses, ne ressemblaient guère à la géographie terrienne.

Nic et ses compagnons cherchaient des traces de civilisation, mégalopoles, fumées ou lumières. Mais rien ne semblait indiquer la moindre présence d'une vie en surface. Les panaches qui s'élevaient de temps à autre n'étaient que des phénomènes naturels incendies de savanes, geysers, volcans.

Après plusieurs tours de la planète, Nic tapota sur l'épaule du pilote.

— Vous avez repéré un endroit ou nous pourrions atterrir, Roxane?

— Atterrir, oui, plein, mais je n'en vois qu'un, pour l'instant, d'où nous pourrions décoller. Il faudrait plus de temps pour cela. Je crois qu'il serait préférable de continuer les investigations dans le sea-morgh'N. Après quoi, nous reviendrons étudier de près le terrain en effectuant des rase-mottes.

— Bien, nous en profiterons pour ramener un échantillon de l'atmosphère à basse altitude. Maintenant rentrons!

Une certaine agitation régnait dans les stations. Tous attendirent avec impatience les dires des trois explorateurs, mais leurs commentaires furent brefs. Ils n'avaient rien d'intéressant à narrer. Trois continents reliés entre eux par des isthmes s'étiraient d'un pôle à l'autre, tous désertiques, deux de glace et un de sables. Même la végétation semblait absente dans ce monde sauf le long des fleuves et des côtes. Pourtant, la température moyenne était identique à celle de la terre quoique plus chaude d'un ou deux degrés. La seule curiosité que tous avaient pu constater était la lune, elle-même dotée d'un satellite. Un phénomène qui devait être très rare selon Makuta, il s'agissait même plutôt d'une anomalie.

Nic appela son ordonnance, avant de recommencer un autre vol d'exploration, cette fois à basse altitude, dès que les équipes d'observation eurent déterminé des zones spécifiques à survoler, éventuellement susceptibles d'atterrissage et de décollage d'un tycho-drôme.

Stella arriva, lui rappela qu'elle lui avait fixé un rendez-vous le soir et que Cheng, qui se reposait, voulait aussi le voir en fin de journée. C'est alors que Nic se rendit compte que sa femme n'était même pas venue à sa rencontre. Certes, il n'avait rien de fabuleux à déclarer sur sa sortie, surtout pour un taciturne, mais c'était pourtant une première. Il est vrai que Jeanne avait beaucoup de travail maintenant que le Livingstone était séparé en trois, car tout le réseau passait en radio par elle maintenant.

Une heure plus tard, le trio, Roxane, Katsutoshi et Nic, s'enfonçait dans l'atmosphère du nouveau monde. Cette fois-ci, cet univers semblait encore moins hospitalier. Seuls les isthmes paraissaient viables, et encore. Partout où le terrain semblait verdoyant, des reflets glauques trahissaient la présence d'un sol fangeux, détrempé. Sinon, une timide bordure de savane desséchée s'avançait vers un désert de latérite ou de basalte selon les régions. Volcans et chaînes montagneuses imposaient leurs masses noires dans ce décor plat. La vie ne faisait que balbutier. Il ne restait plus qu'à trouver le premier site où se poser et ce n'était pas évident. Finalement, Roxane indiqua un endroit qu'elle jugeait idéal. Dans un isthme, une dalle granitique, plane, s'érigeait en bordure d'une large veine végétale à peu de distance de l'océan. A proximité, une cordillère naissait et sillonnait vers le continent glacé, alors qu'à l'opposé, les dernières vagues rougeâtres d'un gigantesque désert venaient mourir au pied de la roche. La variété de paysage ajoutait à l'intérêt d'un terrain de débarquement.

Il était trop tard pour se poser. Le crépuscule tombait sur cette région et les trois éclaireurs étaient fatigués, par leurs deux excursions, pendant lesquelles ils étaient restés assis, presque immobiles des heures durant.

Nic jugea qu'il valait mieux retourner sur le milanaute maître, d'autant que là, ils devaient encore répondre aux diverses questions que leur poseraient les scientifiques et les curieux qui suivaient avec intérêt les retransmissions du tycho-drôme.

Enfin, quand il put se libérer, Nic ne souhaitait plus que retrouver ses quartiers. Jeanne et Stella l'attendaient. C'est seulement quand il vit cette dernière, qu'il se rappela que Cheng avait souhaité le rencontrer. Il ne pouvait être partout à la fois.

— Stella, commanda-t-il, vous annulerez tous les rendez-vous ce soir. Notez que je me réserve deux plages horaires de repos, à midi et à dix-huit heures.

Au ton, son ordonnance comprenait que Nic ne voulait pas la voir maintenant. Discrètement, elle s'éclipsa, se demandant si la réaction actuelle n'était pas due au fait qu'elle lui ait proposé d'être son psychologue agréé, ce qui provoquait parfois des hésitations, des refus…

Les Porte restèrent seuls dans la pièce commune. Il restait à Nic, soit de rentrer dans sa chambre, soit dans celle de sa femme. L'éternel jeu de devinettes. Même pas, il connaissait les scénarios à l'avance. S'il choisissait sa chambre, il pourrait toujours attendre Jeanne qui ne viendrait que pour des raisons professionnelles. Pourtant, tout marchait bien de ce côté-là. Aller chez elle? Il avait l'impression que c'était toujours à lui de faire le premier pas.

— Bien, se décida-t-il finalement, j'ai une dernière chose à faire dans le poste de pilotage.

— Ah? tu as pourtant fini ton quart. Bien, je t'attendrai.

Nic lui certifia qu'il n'en avait pas pour longtemps, et pour cause, il n'avait rien à y faire. Mais, c'était la seule parade au dilemme qui s'était présenté, la fuite. Sur place, Betty lui signala que tout allait bien. La navette de Cheng permettait de transporter aux trois stations ce qui manquait à l'une ou à l'autre, car tous les systèmes n'étaient que doublés, à l'exception de l'unique cerveau et des trois milanautes. Mais il ne fallait pas que cette solution s'éternise, car les ressources de comburant n'étaient pas illimitées, aussi, avait-elle ordonné que dorénavant, il n'y aurait plus qu'un voyage par jour qui desservirait les trois parties éparses du Livingstone. Le tycho-drôme partirait à six heures, et reviendrait douze heures après.

Quand Nic revint, Jeanne avait quitté la salle commune, principalement équipée pour le contrôle des communications. Comme elle avait dit qu'elle attendrait son époux, celui-ci entra dans la chambre où elle s'était enveloppée de pénombre comme à son habitude. C'était un rituel de vieux couple, comme bien d'autres, qui, malgré leurs immuables répétitions, continuaient parfois à surprendre Nic. Il savait à l'avance qu'elle dirait, qu'il était "déjà" de retour, avec le ton d'un reproche, celui peut-être d'un blâme à rebours et à retardement rappelant les fois où il n'était pas encore de retour.

Pourtant, avec le temps, il ne savait pas toujours la comprendre, et il lui semblait que parfois la réciproque était vraie. Ils étaient partis ensemble, unis pour le pire comme pour le meilleur, à la découverte d'un univers inexploré et pourtant quotidiennement ils côtoyaient l'inconnu.