planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 7. La donne.

Nic trouva Ytzhak dans la pièce commune, où ses deux voisines étaient présentes. C'était l'un des quelques trios composites du vaisseau. L'administrateur de la base était en raison de ses fonctions, un "astronaute", la Sénégalaise, une scientifique, historienne spécialisée dans l'esclavagisme, et la Mexicaine, une artisane très estimée dans un milieu clos et hétérogène comme le Livingstone, car elle exerçait le noble et difficile métier de médiatrice. Les médiateurs étaient nés avec la désorganisation des sociétés démocratiques, la perte de crédits des hommes de loi, le foisonnement de micro sociétés rebelles aux décisions arbitraires sous couvert de représentativité majoritaire. Juges et avocats ne savaient plus à quels saints principes se vouer. La justice était quotidiennement détournée ou bafouée, parfois bâillonnée quand elle n'était pas martyrisée. Il suffisait qu'un groupe social décidât d'appliquer une règle pour qu'aussitôt un autre groupe ne revendiquât le droit à la liberté d'accomplir le contraire. Les médiateurs prirent peu à peu le relais pour résoudre les conflits. A l'origine, c'étaient des conseillers psychologues, des diplomates désoeuvrés, des avocats indépendants, des entremetteurs et même des voyants et des diseuses de bonne aventure.

Ytzhak était bien entouré et eût pu être satisfait de jouer le rôle qu'il préférait, celui de Don Juan, si la Sénégalaise ne pouffait à chacune de ses malheureuses tentatives de séduction, anéantissant ainsi tous les effets théâtraux du beau mâle. Pire, la Mexicaine avait un talent diabolique pour retourner toute situation, et le chasseur se retrouvait vite le gibier de ces dames. L'Israélite servait d'exutoire à toutes les charges émotionnelles que supportait la Sud-Américaine, sans vergogne, car il semblait s'y conformer avec l'héroïsme de l'éternel incompris. En tout cas, Nic fut accueilli comme un sauveur par l'infortuné qui sauta pratiquement au garde-à-vous, voulant signifier par-là que l'importance du personnage ne tolérerait pas de familiarités en sa présence.

— Commandant, votre visite m'honore…

— Repos, fit-il surpris de prime abord avant de deviner la situation dont il était tout compte fait le responsable, puisque c'était lui qui avait aménagé les équipes avec les conseils avisés de Adela. Pourrais-je vous voir seul à seul?

Visiblement, Ytzhak ne souhaitait pas que son visiteur s'introduise dans sa chambre, mais pour une fois, les deux femmes vinrent à son secours en prétextant qu'elles devaient s'absenter.

Les deux hommes restèrent seuls. Nic se demanda où l'administrateur pouvait déposer ses documents. Le bureau à côté duquel le Juif se tenait debout, était envahi d'allinones de tailles diverses, du modèle de poche au pupitre géant muni de pieds télescopiques. Heureusement qu'il n'existait plus de ces ordinateurs archaïques occupant la moitié de la surface d'une table, sans quoi, les deux collègues féminines eurent vu leur espace de travail rapidement envahi et réduit à leur plus simple expression: un siège.

— Je m'attendais à vous voir plus tôt, Commandant, mais je sais aussi que vous avez été pénalisé par la mise en quarantaine des milanautes, qui n'a vraisemblablement servi à rien.

— Comme vous le dites, le virus de la grippe est en train d'envahir tout le vaisseau. C'est sans danger, mais franchement désagréable.

— Situation idiote pour un vaisseau aussi sophistiqué!

— Chaque Achille a son talon!

— S'il s'agit d'un trait empoisonné, faut-il y voir du sabotage?

— Vous allez vite de suppositions en déductions, Maître Agnon!

— Maître? J'avais entendu dire que vous aviez la réputation d'éviter les titres pompeux…

— Très vite…

— Dois-je le prendre comme un compliment? En tout cas, je ne doute pas de mes compétences. Savez-vous, que mes programmes réflexes ont immédiatement détecté le programme espion de votre cogniticien. Vous semblez surpris, Commandant! Pourtant, tout le monde sait qu'un ordinateur est composé d'un cerveau double. La plupart du temps, lorsque vous voulez l'enrichir d'une nouvelle fonctionnalité, on vous livre deux jeux de cubes, l'un rouge et l'autre bleu, à placer respectivement à droite et à gauche dans votre machine. Chaque cerveau a sa spécificité, et entre autres "surveille" l'autre moitié. Certains bionitiens prétendent même que ce modèle est celui de la réflexion. Mais, je présume que vous allez me prendre pour un pédant qui essaye de vous impressionner. Non! ce n'est pas dans mon caractère. Je regrette seulement d'avoir eu l'impression que votre "espion" était ciblé sur moi et je souhaite que vous m'ôtiez ces doutes.

— Je ne nierai pas que vous étiez ciblé, puisque toute personne accédant à la base de données était sous contrôle étroit. Toute personne, et donc évidemment, vous, et d'autant plus que vous êtes censé y travailler fréquemment. Evidemment, je suis au courant de vos investigations sur les personnes arabes et antisémites.

Ytzhak haussa les épaules, fataliste.

— Que voulez-vous? vous qui êtes chrétien, du moins, de culture, vous ne tendriez pas facilement l'autre joue, alors pourquoi, moi, et le peuple juif, tournerions-nous le dos pour être mieux frappés. Ne dit-on pas qu'il vaut mieux prévoir que guérir. Bien sûr, je fais un coupable idéal pour la disparition de ces deux salauds. Je n'ai même pas peur de cacher mes sentiments à leur égard. Un coupable idéal, vous dis-je.

Nic sourit en coin.

— Trop idéal. C'est parfois le rôle qu'endossent certains criminels tortueux afin que les excès d'évidences les écartent de la liste des suspects. Mais justement, je ne vous vois pas assassiner les deux hommes comme ils l'ont été. Ça ne colle pas! C'est pour cela que vous n'êtes pas suspecté de meurtre, mais… de complicité! Pourquoi pas?

Nic venait de marquer son premier point, mais Agnon était vif, et il ne fallait plus lui laisser prendre l'avantage.

— Et Cheng Wu, quel danger représente-t-elle pour vous? enchaîna Nic.

— Le plus grand, Commandant, fit-il avec d'une voix faible d'où s'était évanouie toute arrogance comme un enfant rebelle soudain pris en défaut et contraint d'avouer sa faiblesse. Je crains que je ne sois tombé amoureux d'elle.

— Amoureux! Vous avez à peine dû l'apercevoir au cours de ses inspections de routine!

— Je sais, je sais! C'est mon type, Commandant… Alors, j'ai profité de ma possibilité d'accéder aux bases pour me renseigner un peu plus sur elle.

Nic n'en revenait pas, l'image qu'il s'était faite de Ytzhak correspondait si peu avec ce macho qui fondait pour une vague amourette. Sacré comédien!

— Dites-moi, Ytzhak, vous consultez des informations confidentielles, est-ce bien dans vos attributions?

— Oui et non, Commandant. Je ne m'occupe que de l'intégrité de la base par exemple en cherchant des virus ou en corrigeant des anomalies, expliqua l'administrateur en montrant d'un geste de la main l'écran mural représentant le schéma de la base où scintillaient des plots et apparaissaient divers messages de goulot d'étranglement et autres informations que ne comprenait pas Nic. Je n'ai en théorie pas besoin de lire le contenu de la base, pas plus que je n'y introduis aucune donnée. Mais en pratique, j'en examine certaines, parfois même, le plus rarement possible, j'ajoute des informations éphémères de test, mais dans ce dernier cas je vous préviendrais toujours. Disons que les échantillons que je choisis de vérifier ne sont pas complètement anodins…

— Je reconnais que vous n'avez modifié aucune information, pas même la vôtre qui n'est pas des plus élogieuses…

— Je sais, Commandant, les informations qu'on nous a fournies sont partielles, parfois fausses, et c'est bien pour cela que vous avez une équipe de "psy" pour les corriger.

Nic s'approcha du bureau de la Mexicaine, reconnaissable par la présence d'un Quetzalcóatl d'obsidienne incrustée d'opale de feu reposant sur un jeu de tarot divinatoire, et s'assit. Ytzhak, plus décontracté l'imita. Tous deux se taisaient.

La mort de l'émir intriguait particulièrement Nic. Qui pouvait connaître la présence de cet homme qui avait gardé l'anonymat le plus longtemps possible? Sa fiche d'état civil, ainsi que toutes les autres informations le concernant, ne furent téléchargées que quelques minutes après son arrivée à bord. Lucien porta l'index et le pouce sur les paupières, puis se massa les yeux fermés en rapprochant les doigts vers la racine du nez. Il resta un moment ainsi, sentant en lui monter des bouffées de fièvre suivies de profondes accalmies reposantes. Il entendit Ytzhak se diriger vers une chambre voisine. La porte coulissante ne se referma pas, ce qui lui permettait d'ouïr l'écoulement d'un liquide et le tintement de divers objets. Il rouvrit les yeux pour apercevoir l'Israélite revenant de sa chambre avec deux tasses fumantes. "Vous semblez mal en point, Commandant. Prenez ceci en ma compagnie, cela vous fera du bien!"

Heureusement que les serres pouvaient produire protéines et vitamines de plusieurs sources afin de respecter les convictions religieuses ou philosophiques des passagers. Ytzhak pouvait donc consommer casher sans crainte. Les aliments se présentaient sous forme de poudre lyophilisée, contenant tous les éléments indispensables à la santé des voyageurs, équilibrée en protéines, vitamines et minéraux. D'autres poudres changeaient non seulement la saveur, mais aussi la texture, parfois sans cuisson. Ainsi, une boisson pouvait aussi bien se transformer en gélatine qu'en croustade, donnant l'illusion de crème, de fromage, de pâtisserie, de viande, de fruits et légumes. Enfin, une autre collection de poudres pouvait associer des qualités thérapeutiques à la préparation finale. Ytzhak, paraissait être un fin gourmet et un bon cuisinier, car son tilleul menthe ressemblait à une véritable infusion. Nic, lui, se contentait d'ajouter les ingrédients selon les notices d'emploi, et ne prenait guère de temps de jongler avec les agents de sapidité. Du moment que ce qu'il consommait avait vaguement le goût de quelque chose, cela convenait, et s'il voulait vraiment boire un café moka, il préférait le commander chez les "alchimistes", sobriquet qui désignait les préparateurs culinaires de synthèse. Il était un mauvais client, ne consommant que de temps à autre une bière servie en bouteille et qui, miracle de la cuisine chimique, moussait. Et encore plus rare, Nic s'offrait un "Scotch", sans danger même pour le pilote, avec ses deux petits degrés d'alcool, le maximum autorisé. En revanche, pour le reste, il lui était égal de manger un steak, une carotte, et une pomme ayant tous trois la même forme, celle de son récipient cylindrique. Pourtant il avait déjà pu goûter des demi-pêches artificielles où la peau avait été délicatement fabriquée, et où le cœur, de nuance plus foncée, semblait garder l'empreinte d'un noyau. Il en avait envie, soudain, d'un fruit velouté, d'une boisson rafraîchissante. Il avait soif.

— Croyez-vous vraiment qu'il ne serait pas mieux de rejoindre votre chambre? hasarda Agnon. Voulez-vous que je vous conduise au dispensaire? Nous sommes dans le H6, donc à deux pas de l'infirmerie.

Nic secoua la tête en refusant les conseils de l'Israélite. "Merci, mais je tiendrai, fit-il d'une voix sourde. D'ailleurs…"

Quelques notes de la 9ème symphonie de Beethoven interrompirent le Commandant qui reconnut le timbre de son allinone. C'était Stella qui s'enquérait de la santé de son supérieur, car le tracé biologique indiquait des anomalies. Savoir que la jeune fille s'acquittait bien de sa mission en suivant ses déplacements, redonna un peu d'énergie à Nic qui croisa les bras sur le bureau. Voûté, la tête calée entre les épaules, il s'adressa à Ytzhak sans le regarder, le regard mi-clos errant sur la surface du meuble, soigneusement rangé, de la Mexicaine.

— Continuons notre conversation! Je désire mieux vous connaître.

— Oserais-je espérer que votre opinion sur moi, n'est pas définitive? Je présume que mon appartenance au Likoud Historique et les appréciations peu élogieuses à mon égard, ne vous inspirent pas de la sympathie. Vous avez dû imaginer que le paranoïaque que l'on a dépeint de moi, est risque de conflit dans ce vaisseau bourré d'Antisémites. Que voulez-vous? je ne supporte pas qu'on ne me fasse pas confiance dans mon boulot, qu'on me sabote le travail en catimini, qu'on me joue des coups en traître dans le dos pour me discréditer et que simultanément on s'approprie toutes mes idées sans jamais même citer mon nom. Oui! je suis parano! et j'ai envoyé au diable mon chef. Me voici ici, bien content d'avoir laissé cette bande de médiocres moisir sur cette planète de fous.

Nic avait lentement relevé la tête, étonné par le verbe fougueux de Ytzhak qui commençait à l'intéresser. L'administrateur avait un passé professionnel des plus intéressants. Il avait travaillé sur la base des données des ressources planétaires. Une tâche titanesque qui voulait recenser tout ce qui avait une valeur marchande dans le monde depuis l'extraction d'un minerai, les récoltes des fruits et légumes jusqu'aux aliments absorbés et les décharges de produits sans recyclages possibles. Mieux, il devait associer cette base à celle du recensement humain, autre projet colossal qui contenait toutes les informations génétiques, médicales, généalogiques, économiques et judiciaires de tout individu. Autrement dit, l'homme était devenu un produit à l'instar de ceux qu'il consommait, quelque chose qui rentrait dans les stock à la naissance et finissait toujours en cendres. Plus besoin de cartes diverses pour toute transaction. Le allinone permettait de reconnaître l'usager, de chercher la carte génétique, pièce d'identité infalsifiable et quasiment unique, de créditer, débiter, signer, en un mot, tout! Bien sûr, toutes ces informations étaient confidentielles et ne devaient que simplifier la vie des gens. Plus de papiers, donc plus de perte ou de vol. La démographie était parfaitement stable? un enfant par adulte. L'économie et l'écologie paraissaient bien gérées. C'était trop beau pour être vrai.

— Si cela peut vous rassurer, sachez que vous êtes "Le" responsable des bases de données du Livingstone. Vous n'avez que Diana Tianno, Betty Brown et moi-même comme supérieurs. Je peux vous assurer que je n'aime pas m'occuper de ce que je ne connais pas et je refuse de tout régenter. J'aurai confiance en vous tant que vous ne l'aurez pas trahie. Autrement dit, cela ne dépend que de vous. Et je vous confie, sur-le-champ, deux tâches: trouver le ou les assassins ainsi que le foyer du virus de la grippe.

Le visage du Juif cachait mal ses émotions, et le silence ébahi oscilla entre scepticisme et méfiance pour finalement s'épanouir comme celui d'un adolescent rebelle qui vient de se rendre compte qu'il a reçu en cadeau inespéré le rêve qui l'obsédait. Alors, après avoir pianoté sur une télécommande puis prononcé à haute et intelligible voix quelques instructions, l'écran mural remplaça les diagrammes de la base par un schéma du Livingstone en perspective cavalière. Dix-huit astro-lab étaient agencés pour former les arrêtes d'un prisme droit hexagonal. Douze autres rayonnaient d'un moyeu, les six de poupes parallèlement aux six de proue, les rayons centraux étant décalés de soixante degrés.

— Je crois que je peux vous apporter mes propres réflexions à propos de la grippe, fit Ytzhak en montrant l'image du vaisseau. Regardez, en vert vous avez tous les astro-lab accessibles à tous, en rouge, ceux accessibles uniquement aux astronautes, et en jaunes, ceux qui sont sous surveillance étroite. Je ne vous apprends rien en vous montrant que seuls, les couloirs jaunes et rouges permettent d'accéder au module H11.

L'Israélite se retourna pour voir si Nic l'écoutait et accéléra ses explications de peur d'être interrompu.

"Pour se rendre dans le module H11 qui me semble réunir la garde prétorienne, il faut traverser l'astro-lab des machines, celui auquel est arrimé le milanaute maître. Autrement dit, aucun déplacement ne peut s'y faire incognito. Qui peut ou doit s'y rendre en dehors de vous-même? Votre officier japonais, le corps médical et la charmante Chinoise. Curieusement, ce fut elle la première malade, puis, ses collègues des autres milanautes. Pourquoi?"

Ytzhak se retourna nerveusement. Nic le suivait attentivement.

"Simple! Son travail de biosociologue la conduit à se déplacer sans arrêt dans le vaisseau pour s'assurer que le moral des troupes, si je puis m'exprimer ainsi, reste au beau fixe. Or cette femme doit se rendre dans chacun des astro-labs habitable, les 'H' quelque chose. Elle commence probablement — ceci reste à confirmer — par les modules de proue, tous connectés entre eux. Si elle commence sa tournée par le milanaute maître, elle terminera par le H9 ou le H10. L'astro-lab de poupe le plus proche est le H11. Vous me suivez? Et quel est le chemin le plus court pour aller au H11?"

Nic comprit. Pour se rendre aux trois modules habitables de poupe, où étaient réunies les têtes brûlées du Livingstone, il fallait soit traverser un milanaute, soit prendre un astro-lab de service périphérique. Or, ces derniers étaient réservés aux astronautes, sauf s'il fallait évacuer le bâtiment. Ces trois astro-labs de service qui reliaient la proue à la poupe, servaient chacun de base pour trois tycho-drômes prêt à quitter le vaisseau. Mais, hors cette situation malheureusement envisageable, ces astro-labs servaient surtout d'entrepôts et étaient équipés pour manutentionner le fret. De plus, parmi les trios de tycho-drôme, se trouvaient les spéciaux, munis de leur générateur d'X2-plasme, ce qui était une raison supplémentaire pour en isoler l'accès aux profanes.

— Dites-moi, Ytzhak, un parano, ça prend comment des félicitations? Comme une anguille sous roche?

Le commandant sortit son allinone et composa l'appel à Katsutoshi. A sa surprise, ce fut la voix d'Adela qui se fit entendre. Le chef de la sécurité était alité avec une forte fièvre.

Nic frissonna et conclut à l'adresse d'Agnon: "vous savez maintenant ce qui vous attend!"

Le Juif haussa les épaules. "Tôt ou tard, de toute manière, et plus vite je serai débarrassé de ce souci, plus vite je me porterai mieux. En attendant, je crois qu'il est sage que je vous accompagne au dispensaire."

Nic n'eut pas le courage de répondre et se laissa guider comme un somnambule.