planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 18. La tempête.

Depuis deux jours déjà la tempête s'abattait sur la colonie et les belles combinaisons argentées et jaune fluorescent étaient maculées de boue ocre. Sans les fixations solides des bottes, celles-ci eussent été aspirées à chaque pas dans la boue. Pourtant, tout le monde était dehors, car il fallait déplacer de nombreuses tentes. Les rigoles étaient insuffisantes pour drainer l'eau et il était impossible de travailler le terrain devenu spongieux. Aussi, peu à peu, le camp fut reconstruit sur la dalle qui servait de piste de décollage. Plus tard, il faudrait sans doute choisir un autre endroit. Les éclaireurs de Katsutoshi en avaient déjà repéré deux, l'un à vingt kilomètres et l'autre cinq fois plus loin.

Les rapports de Cheng se faisaient plus alarmants. Certains clans mieux situés refusaient leur concours pour en aider d'autres. La tension croissait entre les diverses factions. La magie du voyage qui s'était déroulé dans un calme relatif, si on écartait les deux meurtres, s'était envolée avec les rafales de vent.

Les nerfs étaient à fleur de peau. Les combinaisons protégeaient de tout, du froid, de la chaleur, de l'humidité mais pas du bruit crépitant qui ne cessait de frapper le casque.

Nic se réjouissait d'avoir suivi les conseils de Stella. Il ne savait pas dans quelle galère il s'était engagé avec Adela, mais il était conscient qu'il lui fallait se surpasser s'il voulait que le peuple qui était le sien, survive. Plus il y réfléchissait, moins il comprenait les choix de la CIES de l'avoir mis à la tête de cette expédition. Il était toujours conciliant, mais jamais il ne s'était senti capable de convaincre qui que ce fût. Sa diplomatie avait des frontières qu'il n'était pas capable de franchir.

Ses entrevues avec Adela étaient longues, car parfois, ils mélangeaient leurs fonctions de patient à médecin, de chef à responsable. Mais Adela semblait parfaitement s'y retrouver. Qu'en serait-il si tout à coup, Nic se décidait à être initié aux secrets d'Héliopolis? Car lui, au contraire, ne savait plus toujours où il en était. Il réfléchissait intensément, plein de bonne volonté, sur un drame supposé de sa jeunesse. Il ressassait le vide de ses souvenirs, émaillé de quelques épisodes de guerres civiles. En vain, un désert d'oubli s'étendait dans sa mémoire. Et soudain, Adela rompait la méditation creuse en lui lançant.

— Connaissez-vous la dernière bonne nouvelle, Commandant?

C'est çà! Commandant, disait-elle dans un cas, Nic dans l'autre. Le chef ou le patient. Un peu comme Cheng qui l'appelait Nic ou Lucien selon les circonstances.

— La bonne nouvelle, continua le médecin, c'est que nous ne sommes pas venus avec le virus de la grippe.

Nic ne savait que répliquer, mais ne savait plus à quoi penser non plus. Il avait l'impression qu'un gros pavé venait de briser la surface lisse du lac de ses pensées. Les remous ne réfléchissaient plus la moindre image. Soudain, il revoyait la tempête, pas celle qui sommeillait en lui, celle qui faisait rage dehors, celle qui mûrissait dans l'âme de ses damnés desperados qui comptaient régler leurs comptes avec la société, avec les étrangers à "leur" culture. Et lui? Lui, devant tout ça, que pouvait-il bien faire, avec même pas un "allien" dangereux et palpable à se mettre sous la dent pour détourner leur agressivité?

Tout compte fait, c'étaient eux, les humains qui étaient des alliens. Et pourquoi pas les Alliés, c'eût été original avec la disparité de convictions qui les caractérisaient. Des fous à lier, avec leur Satan de tout bord frappant d'anathèmes tous ceux qui ne leur ressemblaient pas en pensée ou en aspect. Ils étaient terribles ces alliens venus du système Sol, de véritables prédateurs.

Soudain, une amère pensée traversa l'esprit de Nic. Il était l'un de ces alliens.

Comment émerger de l'anonymat sans pour autant fuir le monde? Etre grand parmi les siens, comme le plus bel arbre d'une forêt, et non le solitaire d'une prairie?

N'avait-il pas souvent eu cette pensée, aussitôt refoulée dans une modestie fataliste. Stella avait-elle raison de lui faire voir que sa bonté n'était que faiblesse?

Nic se leva de son siège. Il en avait assez de voir surgir des tourbillons de questions.

— Je suis fatigué Adela. Cela ne donne rien aujourd'hui.

— OK! fit simplement le médecin. Demain, même heure?

— Mmm! Si le climat n'empire pas…

Il n'eut pas terminé sa phrase que deux voyants s'allumaient dans le coin gauche du casque. Il demanda d'afficher les détails des alertes. Gus avait de sérieux problèmes avec un générateur et une patrouille d'éclaireurs se trouvait en difficulté sur l'un des versants de la montagne qui émergeait au loin. La pluie avait déchaussé un énorme rocher qui, dans sa chute, avait balayé deux hommes. Il eut à peine lu les deux messages, qu'une troisième, puis une quatrième urgence apparurent sur la visière. William demandait des renforts pour mettre à l'abri du matériel et Sissel priait qu'on lui déménage l'une des serres.

Le commandant appela Katsutoshi. Il fallait que ses hommes les plus proches de l'accident s'y rendent. Les autres reviendraient à la base.

Quant aux problèmes locaux, Nic eut sa petite idée. Il demanda à l'ordinateur central de simuler dans tous les casques des colons la sirène d'alerte utilisée sur le Livingstone et de passer tous les messages en vision nocturne, c'est-à-dire en rouge. Il comptait sur le conditionnement des hommes pour qu'ils se sentent tous impliqués dans le sauvetage de la colonie.

Lucien Porte était redevenu le Commandant de vaisseau, celui qui avait acquis la réputation de pompier de l'espace. En un instant, il visualisait sans l'aide de Cheng les compétences des clans, leur assignait des tâches précises, ne tolérant aucune tergiversation.

Il entendit Adela siffler et crut que c'était de l'admiration. En fait, elle venait de découvrir le drame qui était advenu aux deux éclaireurs. Le premier n'avait qu'une jambe fracturée, mais le second avait la cage thoracique défoncée. L'équipement médical des hommes de Katsutoshi était insuffisant pour sauver l'un d'eux. A la rigueur, en parachutant les secours, resterait-il un maigre espoir. Encore faudrait-il que le tycho-drôme pût décoller rapidement, mais la piste était encombrée. La planète emportait sa première victime.

Le soir, au cours d'une pause méritée, avant de continuer à sauver par anticipation tout le reste du camp, la triste nouvelle fut annoncée. Le soldat d'un dieu quelconque venait de rendre l'âme. Un grand Soldat d'un grand Dieu, car, par sa mort, pourtant sans gloire, il contribuait sans le savoir à créer le premier lien de solidarité. Pour combien de temps? Tant que ce paradis rêvé serait l'ennemi commun et unique.

La pluie était si dense, qu'il était impossible de juger de l'ampleur de la désolation qui régnait dans le champ. Tout ce qui était trop lourd était abandonné, tant il était devenu difficile et même dangereux de manoeuvrer sur le sol glissant. La consigne était la santé avant tout. Les tycho-drômes médicaux ne disposaient pas assez de place pour soigner de nombreuses blessures et le port de la combinaison ne simplifiait pas les interventions. A la fin, même les objets légers, pour peu qu'ils ne flottassent pas et qu'ils fussent imperméables, furent laissés sur place, car la fatigue se faisait de plus en plus ressentir et beaucoup avaient hâte de s'allonger dans leur tente, à l'abri du bruit permanent qui résonnait dans les casques.

Pourtant, on devinait la présence humaine çà et là, comme des lucioles, grâce à l'éclairage du visage et à la lampe frontale. Plus loin, une lueur isolée trahissait la présence d'un être solitaire, malgré la consigne de ne jamais s'aventurer sans coéquipier. Nic se dirigea dans cette direction, jusqu'à ce qu'il pût clairement le localiser afin de demander l'identification à l'ordinateur. C'était Gus. L'ingénieur errait autour des panneaux solaires.

— Eh! Gus! Ne restez pas là loin de tout le monde. Vos panneaux ne s'envoleront pas.

—  Quel désastre! quel désastre, marmonna l'ingénieur.

Nic devina plus qu'il ne vit, l'ombre noire tapie à l'écart du camp, derrière les panneaux solaires qui ne captaient pour l'instant que de l'eau, toujours de l'eau.

— Le monstre ne supporte pas la flotte?

Le "monstre" désignait le mange-tout, cette machine infernale qui pouvait produire toute l'énergie du camp, mais avec quels risques radioactifs!

— Si Commandant, il est bien à l'abri, mais je préférerais l'activer le plus tard possible, et si possible jamais. Ah s'il y avait plus de soleil!

— Il y le vent.

— Pas assez non plus. Il nous faudrait une centrale géothermique ou hydraulique. Le site de l'accident semble idéal. J'aimerais y aller rapidement.

— D'accord, mais il faut ménager les fatigues. Si vous y tenez, je vous donne l'autorisation de nous y précéder, mais soyez prudent.

Gus acquiesça de la tête mais gardait le regard figé sur le PG, le "Personal Generator" fabriqué par MicroSource, le spécialiste en sources d'énergie personnelles. On lui devait toute la New Technology du Personal Comfort qui alimentait les sea-morgh'N non seulement pour le confort des voyageurs, mais aussi, toute l'ingénierie. Il avait, entre autres, permis le voyage au travers du miroir d'Alice, au grand dam des consortiums de l'énergie du Croissant. Mais là, sur cette planète, cet engin inquiétait l'ingénieur. Le PG, qu'il avait surnommé "le mange-tout", était censé récupérer tous les déchets ménagers, et par un complexe système de fission/fusion, générait une sorte d'alchimie de transmutation au cours de laquelle toutes les particules étaient filtrées, canalisées et réutilisées pour engendrer soit de l'électricité soit de nouvelles réactions nucléaires. Gracieusement, la MicroSource en avait fait cadeau à l'expédition du Livingstone, car elle n'arrivait pas à le vendre. Le prix exorbitant n'était pas la seule cause de son premier échec commercial, mais la technique avancée de la machine qui laissait craindre d'abondantes défaillances. Nombres d'irradiés, de brûlés, de mutilés parmi les survivants devaient leur état à l'incontournable MicroSource, fournisseur exclusif de tous les générateurs, dit de confort, mais aussi de déchets bien plus encombrants, car paradoxalement, ce n'était pas les matériaux utilisés ni les produits qui posaient problème, c'était la machine elle-même qui devenait fragile et radioactive. "Tous les problèmes sont résolus dans cette version proclamait la publicité". Mais chacun pensait? "que quelqu'un d'autre essaie en premier, je verrai ensuite."

C'était un des nombreux points où s'accrochaient Gus et Nic lorsqu'ils évoquaient les monopoles. Nic restait convaincu que seuls les services publics pouvaient assurer un service unique comme l'étrange CIES, mais Gus jugeait que c'était une atteinte aux libertés et que les absolutismes du pouvoir financier n'avaient rien à voir avec ceux de la politique, de la religion ou de la force militaire.

Le seul point d'accord entre les deux hommes était sur l'informatique de plaisance, qui elle, était en possession du Yakusa, avec un grand 'Y', celui que l'on retrouvait partout frappé sur une sorte de croix, en fait deux katakana, 'so' et 'ya', dont la signification échappait aux non initiés.

Le sexe virtuel présentait bien plus d'avantage que la réalité? confort, hygiène, sans frontière, ni géographique ni fantasmatique, et sans réelle possibilité de censure. Il existait d'ailleurs plus de virus informatiques érotiques que destructifs. L'ordinateur personnel était donc devenu un enjeu mafieux. Le yakusa convoitait ouvertement la CIES qui appartenait au consortium de la Communication attribuée à l'Union Européenne.

Pourtant, la morale était hypocritement mise de côté face aux autres avantages qu'apportait l'organisation japonaise.

L'explosion inattendue de l'informatique avait porté son lot de merveilles pour le meilleur et pour le pire à l'entrée du troisième millénaire. Combien de techniques prirent leur essor grâce à la puissance sans cesse croissante d'une complexité toujours plus miniaturisée? Combien de progrès furent possibles? Mais à quel prix! La machine offrait tant de facilités nouvelles qu'elle donna l'illusion que la présence de l'homme était devenue inutile dans de nombreux domaines. L'implosion sociale suivit sans que personne n'y prêtât attention, du moins lorsqu'il était encore temps. Seul, le syndicat de la Nissan en avait vu le danger, et ce n'était pas par philanthropie que fut signé le premier accord, et le dernier, hélas, qui stipulait que les robots assistaient l'homme dans sa tâche, mais ne le remplaçaient pas.

Les automates sont de mauvais consommateurs? point besoin pour eux de vêtements, de nourriture et de bien-être de toutes sortes, véhicule, télévision, électroménager…

Le chômage et le servage salarial qui en suivirent, ne furent que les symptômes visibles de la crise. Le malaise était plus sournois. Dans bon nombre de petites entreprises, les techniciens et ingénieurs se mirent à cumuler les tâches de secrétaires, standardistes, postiers, prospecteurs et autres "petites mains" méprisées et reléguées, grâce aux énormes facilités qu'offraient l'informatique. Pour les scientifiques, rédiger un rapport sur un traitement de texte où ils purent se concentrer sur le fond avant de le passer aux spécialistes de la correction et de la mise en forme, devint un parcours du combattant où se perdaient des heures à jouer maladroitement aux apprentis typographes. Le fini du travail s'en ressentit, et toute l'intervention humaine de reprise sur erreur fut masquée par le slogan galvaudé "plug and play". Les unes après les autres, les petites entreprises furent phagocytées par les grandes soit qu'elles s'étaient vidées de leur substance créatrice, soit, plus rarement, parce que leur génie faisait ombrage au grands.

"Imaginez un instant que votre boisson préférée se trouve empaquetée dans une nouvelle forme de canette chaque fois que le constructeur de réfrigérateur invente une nouvelle série, de telle manière que vous soyez obligé de changer votre équipement, et que simultanément, voyant son réfrigérateur déjà inadapté au besoin, l'industriel se relance immédiatement dans de nouvelles évolutions. Voilà ce qu'était l'informatique de ce temps", comme se plaisait à le répéter Ytzhak. Quoi d'étonnant, si le Yakusa fut considéré comme un sauveur de l'humanité, en jugulant cette frénésie constructiviste qui demandait toujours plus d'adaptation au coup par coup comme des joueurs d'échecs qui ne connaîtraient que les règles de déplacement des pièces, jouant plus au hasard qu'avec talent.

Dans cet univers de mouvance, les sectes naissaient à profusion, seul lieu de rencontre pour les êtres perdus dans les tourbillons d'incertitudes. Les sectes! il en existait de toutes sortes, et les plus dangereuses n'étaient pas celles qui étonnaient par leur folklore. Les plus perverses étaient celles qui se voilaient de vérités scientifiques, de religion traditionnelle, ou tout simplement de populisme politique. Tout n'était plus que question de consortium, de mafia et de secte.

Nic posa la main sur l'épaule de l'ingénieur, et le secoua comme pour le réveiller d'un cauchemar.

— Laissez! C'est un ordre! Vous êtes bien plus important que tous ces bidules. Allez vous reposer.

Gus ne bougeait pas.

— Allez, mon vieux, on rentre.

Deux lumières franchirent la nuit à leur rencontre. C'était Condor, assisté d'un pompier, qui surveillait inlassablement que tout se passait bien, traquait systématiquement les égarés et les ramenaient à la base. Il ne se gêna d'ailleurs pas pour reprocher à Gus et à Nic de montrer le mauvais exemple.

Lentement, les quatre hommes regagnèrent la roche. Sans qu'ils l'eussent remarqué, le ciel s'était éclairci. L'aube se faisait discrète derrière l'épaisseur des nuages.

— Eh, les gars, c'est le jour J! Nous allons pouvoir quitter ces combinaisons! Que pensez-vous d'une bonne douche à l'air libre!

Gus et Nic se mirent à courir vers le campement oubliant d'un coup toute fatigue. L'un des pompiers fit mine de se joindre à l'euphorie, mais Condor le retint. "Pas nous, petit gars!". Il n'expliqua pas sa décision et le jeune homme obéit sans montrer la moindre déception. Il savait que son métier demandait de rester vigilant, surtout quand un danger guettait.

Nic fut désappointé en s'approchant de sa tente, dehors, sous la pluie battante, son ami japonais presque nu fixait l'orient.

— Que fais-tu là, Katsutoshi? Tu aurais pu m'attendre! s'exclama le commandant qui avait souhaité être le premier à affronter l'atmosphère inconnue de la planète.

— A ma manière, je perpétue une vieille tradition de chez moi. J'accueille la nouvelle vie, une nouvelle année, dépouillée de toutes les souillures passées.

— Ne bouge pas, pas je me prépare.

Et il se précipita dans son habitat d'où il ressortit quelques instants plus tard.

Dehors, Gus l'attendait. Lui aussi avait enfilé un kilt, le même que William avait donné comme modèle aux artisans de l'habillage et qui devint le premier vêtement masculin traditionnel du nouveau monde. Le plaid qui se portait sur l'épaule avait été revu par Condor, car, une large fente centrale en faisait un poncho, et les carreaux étaient remplacés par des bandes de couleurs vives, celles qui étaient utilisées dans les sea-morgh'N pour distinguer les fonctions. Religieusement, les deux hommes se joignirent au Japonais, et ensemble fixèrent un même point à l'horizon. L'Intirayo se levait là-bas au loin, à l'abri des regards.