planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 5. Le vaisseau malade.

— Commandant, je profite de la levée de la quarantaine et du malentendu à mon sujet pour venir vous rendre visite comme vous me l'aviez proposé.

— Malentendu, s'étonna Nic, que voulez-vous dire Maître Tcherenkov?

— Maîtresse Diana m'a sollicité pour une mission quelque peu délicate. Vous devez être au courant, il me fallait déterminer si les sentiments religieux d'Agnon pouvaient l'inciter au crime. C'est bien cela?

Nic acquiesça de la tête, le savant continua:

— Eh bien voilà, je ne suis pas l'homme qu'il vous faut! Je suis athée, disons plutôt agnostique et tout ce que je possède de culture religieuse est orthôdoxe. Quelque part dans votre base de données, il y a eu confusion avec le célèbre Tchernikovski, Maître en sémiologie et féru de la Kabbale.

"Curieuse erreur" pensa avec scepticisme, l'astronaute, qui enchaîna sur un ton badin pour ne pas laisser paraître ses doutes.

— Tiens, voilà au moins quelqu'un avec qui je pourrai exercer mon russe. Avec vous c'est impossible, Maître, vous vous arrangez toujours pour prendre et conserver la parole en français.

— Moi, aussi, je tiens à ne pas perdre mes connaissances, fit en souriant le physicien. Mais je vous promets que je m'arrangerai à l'avenir pour vous laisser l'occasion de parler ma langue, car ce que vous ne savez pas, c'est que Tchernikovski est juif, mais pas russe du tout. Loin s'en faut. Il est Erithréen.

— Eri…! Cela ne risque-t'il pas de ne pas correspondre au profil cherché?

— Détrompez-vous. Au contraire! Etre Juif n'est pas une question de peau ni de nationalité. A l'instar de Salomon, l'un des ancêtres de mon collègue aura été séduit par une fille de la reine de Sabbat.

La porte s'ouvrit, laissant apparaître Stella.

— Excusez-moi Commandant, prononça-t-elle en apercevant l'invité, j'ignorais que vous n'étiez pas seul.

— Ce n'est rien, Stella, nous allons commencer tout de suite. Venez Maître, je vous invite à participer au conseil du Livingstone.

— Merci, peut-être m'y apprendrez-vous un peu plus sur les raisons de ma mission et de la quarantaine.

— Bien sûr! Et vous n'êtes tenu qu'à la discrétion, car s'il n'y a pas de secret à bord d'un sea-morgh'N, il ne faut pas ébruiter n'importe quoi n'importe comment.

Ainsi, le savant put apprendre qu'une grippe s'était installée dans le vaisseau et que les tentatives d'isoler les milanautes des astro-labs n'avaient abouti à aucun résultat puisque maintenant la maladie se propageait partout dans le Livingstone.

Le Russe fut inquiet plus pour "son" projet du grand saut que pour sa santé. Adela le rassura:

— Annuler le voyage, pour cette raison, serait aberrant. Nous n'avons rien à craindre du point de vue médical si ce n'est une gêne plus ou moins longue selon la résistance de chacun, or nous sommes tous montés en bonne santé, ni trop jeunes ni trop vieux. D'un point de vue écologique, nous sommes tous une menace pour toute planète étrangère. Un virus de plus ou de moins ne changera guère les risques de perturbations.

— Enfin, continua Diana, les muons sont fortement mutagènes et nous y sommes plus souvent soumis que sur Terre, protégés par notre atmosphère épaisse. Ici, ces particules sont plus fréquentes lors des collisions des rayons cosmiques avec les parois du vaisseau et il n'est pas improbable que notre virus ou l'un de nos innombrables microscopiques hôtes évoluent.

— Voire l'un de nos ovules, reprit Adela.

Le savant, candide en matière d'astronautique, s'étonna de l'absence de sas de décontamination. Par pour longtemps lorsqu'il comprit que le seul décontaminant biologique vraiment efficace était l'alternance de douches acides et alcalines, suivies éventuellement de la destruction par le feu des vêtements.

Enfin, les officiers purent passer au thème du jour et notamment à l'enquête qui ne décollait pas, au grand désespoir de Katsutoshi, et, à la grande satisfaction de Gus, l'ingénieur noir heureux de savoir qu'une vermine raciste avait été éliminée par un inconnu qui était pour lui un héros.

— Gus, voulez-vous que demain je vous trouve égorgé par un autre anti-Noir? Croyez-vous qu'Adela ne soit en danger de payer cher l'opposition d'Héliopolis à l'Islam. Diana et Betty n'ont-elles pas dérangé maints pouvoirs bien en place qui verraient d'un bon oeil la disparition de ces trouble-fête. Et Katsutoshi, membre d'une mafia symbole d'un péril jaune toujours vivace, jalousée par toutes les autres et exécrée par les bien pensants, qui sont d'ailleurs les premiers à en profiter, n'a-t-il pas plus à craindre que Stella dont le seul tord est d'être issue d'une famille qui alignait des Zulus à son tableau de chasse comme de vulgaires gibiers. A moins, tout compte fait, que ce soit moi qui soit éliminé sous prétexte de représenter le pouvoir blanc!

L'ingénieur fut surpris. Rarement, quelqu'un osait lui parler ainsi. Il avait l'habitude des circonvolutions prudentes où on évitait de prononcer les mots défendus, "blanc" ou "noir ". Puisque Nic lui offrait l'opportunité de vider son sac, il se jeta tête baissée dans la bataille.

— Parlons-en du pouvoir blanc! Connaissez-vous un seul Capitaine de vaisseau qui soit noir? Vous semblez respecter la parité sexuelle, fit-il en montrant le groupe d'un large mouvement de main et s'arrêtant sur Betty qui bâillait, mais qu'en est-il de la parité raciale?

— Vous en êtes encore à vous martyriser, Gus. Vous savez tout aussi bien que moi, que la sélection de l'équipage du Sea-morgh'N obéit aux critères de culture, non de biologie. Ce sont les consignes de la CIES et vous devez les connaître, vous qui êtes un aussi vieil astronaute que moi. Vous avez le droit de consulter les statistiques et l'échantillonnage, allez-y! confirmez-moi vos soupçons! Je vous écouterai et les communiquerai à notre hiérarchie. Et après? Qu'aurez-vous gagné? Ferions-nous demi-tour pour arranger une éventuelle injustice? Dites-moi, Gus!

L'ingénieur maugréa. Nic s'efforça de rester calme. Il détestait ce genre de situation, et surtout, qu'on ne lui fît point confiance, qu'on l'accablât de délit d'intention ou qu'on tentât de l'intimider par quelque chantage. Pourtant, il s'accordait à partager l'opinion d'Adela. Il est plus nocif d'empêcher les gens de s'exprimer que de les écouter. Certes, mais il fallait aussi du courage pour écouter! Il l'aurait. Il le devait.

Nic était convaincu que, si tant de révoltes éclataient sur Terre, c'était sans doute à cause des nombreuses lois tacites du silence. A côté des bannissements purs et simples, les interdits bon chic bon genre foisonnaient, prétextant ne pas choquer le bon peuple, ou plus précisément le bon électorat et le bon consommateur. Une multitudes d'associations de victimes, de martyres de la société qui venaient gonfler les rangs des mécontents qui se serraient les coudes avec fanatisme. Du sans domicile fixe pudiquement caché, aux lâches flagorneries démagogiques, en passant par toutes les pseudo égalités, gommant toutes différences, tout devait être stérilisé, propre et net. L'égalité au respect était souvent confondue avec l'égalité de comportement. Tous ne devaient avoir qu'un seul et même prêt-à-penser, paradoxe d'un individualisme qui reniait ses aspirations de liberté par crainte de "l'autre" . Elire et consommer librement suffisaient! Mais, seuls, les partis autorisés monopolisaient l'expression, bâillonnant d'un même coup les extrêmes et les minorités. Seuls, les candidats qui assuraient la libre consommation pour ne pas dire la libre production, se voyaient financés. Le malaise, déjà perceptible au travers des urnes qui proclamaient majoritairement les candidats "Nul-ou-blanc" s'était accru lorsque les citoyens de quelque pays se voyaient gouvernés par une majorité toute relative qui ne rencontrait pas d'opposition. Tout était lisse, plat, propret comme l'oreiller sous lequel un campeur aurait caché la vipère pour se rassurer de ne plus la voir dans sa tente.

Nic continuait à se taire. Gus ruminait.

Le Commandant ne voulait pas de ce type d'égalitarisme, il se sentait lui-même différent. Souvent, il s'était rebellé contre les étiquettes du genre "individu original, mais dont on peut tirer quelque chose". D'ailleurs mal rémunéré puisqu'il n'était pas du bon moule. Au cours de ses voyages en Russie, il avait pu lire chez des amis astronautes, originaires de Chine, un livre mis à l'index. Il se rappelait certaines phrases qui l'avaient surpris au début comme quelque chose qui disait que pour tout travail identique, il fallait un salaire identique.

Pourtant, il y en avait eu du progrès. Il fut un temps même, où toute la Terre était démocratique. Un âge d'or. Au sens littéral. Et, non point pour tous. Gus en savait quelque chose, lui qui avait toujours refusé de changer de peau et qui était issu de générations de pauvreté.

Personne ne prenait la parole. Katsutoshi amateur et connaisseur de ce genre de combat attendait. Cela lui rappelait les légendes de samouraï (pour parler comme les occidentaux) assis face à face prêt à décapiter son vis-à-vis au premier faux mouvement. A moins que ce ne fût l'un de ces duels de Western nippons.

L'alchimie de l'or transmuait tout à son contact, comme l'imageait un vieux proverbe de cette époque: tchador broché de précieux fil vaut mieux que voile trop noir pour être chrétien. Gus le savait aussi. Mais à défaut de richesse matérielle il avait son intelligence. Il pouvait briller. Pourquoi tout gâcher à l'aube d'une grande aventure où résidait l'espoir d'être admiré de tous? Il n'était pas de ceux qui s'en remettaient au kit-culturel. Ces cellules grises, ne lui servait pas qu'à maîtriser les techniques de propulsion, mais aussi à garder son sens critique.

Stella n'osait pas bouger. Elle avait remarqué l'attitude du commandant. Celui-ci, assis entre l'Egyptienne et le Japonais, ressemblait étrangement à une statue pharaonique, droit sur sa chaise, une main reposant sur l'autre, les pouces joints, en posture de za-zen. Les yeux bleus, mi-clos, se perdaient devant l'ingénieur noir. Nic se vidait de sa colère.

Soudain Gus rompit le silence, toujours grommelant.

— Bien sûr, Commandant, vous ne rebrousserez pas le chemin, et je n'y tiens pas non plus. Mais puisqu'on en parle, et que voici parmi nous quelqu'un qui me semble compétent en la matière, j'aimerais qu'il explique à l'ingénieur que je suis, comment va se dérouler ce grand saut.

Nic se tourna vers le savant et, comme si rien n'était venu troubler son calme, l'invita à répondre à une curiosité bien partagée.

— La seule planète de type semblable à la nôtre se trouve deux fois plus loin qu'Alpha du Centaure, commença Tcherenkov. Il nous faudrait plus de huit ans de voyage, en supposant que nous allions à la vitesse de la lumière. Or, nous avions découvert depuis longtemps que certains phénomènes se déroulaient plus vite que ne le permettait la contrainte relativiste. Les premières observations anormales furent détectées par des scientifiques japonais étudiant les rayons cosmiques à Chacaltaya, le plus haut laboratoire du genre sur Terre mais ils crurent à une défaillance de leurs détecteurs. Plus tard, le comportement des particules jumelles et les effets tunnels prouvaient de plus en plus que la lumière n'avait pas plus de mur infranchissable que le son. Parallèlement, émergèrent de plus en plus les théories fractales de quelques chercheurs pensant construire des particules géantes.

— Je sais tout ça, fit Gus, mais pratiquement, pour nous?

— Vous, vous savez, répliqua Nic. Mais pas tous ceux qui sont présents ici. Et puis, vous serez d'accord avec moi si je vous propose de respecter un invité dans cette réunion.

Le Japonais devinait qu'il était capital pour l'ingénieur de sauver la face et qu'il jouait le grognon pour atténuer l'amertume de l'altercation qu'il venait d'avoir avec son chef comme s'il était bougon de nature.

— Gus, je ne sais pas tout ce que vous savez et lorsque j'ai été récupéré dans la rue après le suicide de mon père et la mort de ma mère, j'ai reçu plus de cours d'éducation physique que de physique. Laissez-moi le droit de rêver en écoutant le Maître et excusez-moi de vous demander d'attendre avec patience le moment où il répondra a vos questions.

— OK! c'est moi qui vous demande de m'excuser, alors. Mais comprenez-moi! Je n'ai rien vu dans mes machines qui signale la présence d'un engin nouveau qui permette de faire ce fameux grand saut. Au risque de me répéter, j'espère ne pas être tenu à l'écart encore une fois.

— Attendez, jeune homme, reprit le Russe, l'histoire de ma machine est intéressante mais il est vrai que j'ai tendance à m'y étendre. Vous ne pouvez imaginer quelle somme de recherche et de travail cela représente. Il a fallu des décennies pour que ce projet se réalise. Tout d'abord on devait bousculer des idées ensuite faire des expériences, et dans quelles conditions! entre la naissance obscure de la théorie du laser et son explosion qui fit du siècle précédent le second siècle des lumières — prétendument cohérentes cette fois-ci — combien de temps s'est écoulé. Et tout cela grâce aux menaces de guerre mondiale et aux entreprises qui virent là une occasion de créer de nouveaux marchés. La mise au point du spatioréacteur de Petit tient du miracle. Il fut mis au point en pleine récession économique, mais c'était peut-être dû justement à cela, car cette période coïncidait avec les techniques de haute concentration d'énergie fiable et maîtrisable. Sans cela, je ne serais pas confortablement assis avec vous mais nous planerions gentiment dans la pièce et je pense que j'aurais perdu mon verbe professoral. Grâce aux financements publics, bien que maigres, la recherche continuait son bonhomme de chemin. Mais maintenant qu'un homme sur deux seulement gagne son pain quotidien que pouvez-vous faire? Non croyez-moi, sans grandes armées, sans entrepreneur assez fous pour financer une étude incertaine, sans mécènes, il était pratiquement impossible de réaliser le X2-plasme. Sans la CIES il n'y aurait pas de nouveaux Christophe Colomb.

Heureusement pour Tcherenkov, Jeanne était alitée avec une forte fièvre sinon Nic aurait parié qu'elle serait intervenue pour se lancer dans une longue digression vantant l'action qu'elle menait dans son association qui voulait protéger beaucoup de non-actifs, terme qu'elle jugeait malhonnête pour confondre en une seule masse anonyme, à peine digne d'exister, étudiants, chômeurs, retraités, artistes bohème, hommes ou femmes refusant le stress des mégalopoles ou préférant assurer l'éducation de leurs enfants. Elle préférait d'ailleurs parler des non-rémunérés, du bénévolat qui continuait à faire tourner la machine sociale, des étudiants qui payaient leurs stages tout en ayant les responsabilités de leurs aînés, et toujours les femmes qui représentaient plus des soixante pour-cent de mal payés. Elle eut tenté de rallier tous les présents à son association, une association de bénévoles encore une fois, qui s'était donnée pour objectif de trouver pour tout le monde un travail rétribué à tous, sans qu'il soit nécessaire au demandeur d'emploi de cotiser, et de payer primes et pourboires pour obtenir d'autant plus rapidement ce qu'il briguait.

Nic oublia que son ingénieur bouillant d'impatience n'aurait sûrement pas laisser l'occasion à Jeanne de papoter autant que le savant.

— Le X2-plasme, répéta le Russe en écho, les yeux perdus sur ses pensées profondes, comme s'il évoquait le nom de la très sainte mère des icônes.

— Ouais! Le X2-plasme, insista Gus avec la même fougue que s'il invectivait son équipe de base-ball. Où est-il, à quoi ressemble-t'il?

Le savant éclata d'un rire tonitruant.

— Maître! il n'y en a pas ici. Ce n'est pas quelque chose qu'on emmène avec soi. On le fabriquera…

— Le fabriquer? Mais avec quoi? Je n'ai rien vu ni dans ce milanaute ni dans les deux autres qui ne ressemble à ce que je connaisse déjà.

— Avez-vous pensé à examiner les tycho-drômes? C'est dans quatre d'entre eux que se trouvent les générateurs X2. En fait trois suffisaient, mais la CIES s'est payée le luxe d'en faire un supplémentaire, je ne sais d'ailleurs avec quel financement.

— Gus! Intervint soudain Nic, esquissant un large sourire de joueur de poker qui abat ses quatre as, vous avez, évidement le DEVOIR, de vous en occuper et vous serez l'interlocuteur privilégié de Mikhaïl Sergeïovich Tcherenkov. Vous serez aussi assisté par Makuta Chibwabwa de l'équipe nocturne de Betty. Au fait, Mikhaïl pouvez-vous nous débarrasser de vos "Maîtres" maintenant que vous avez rejoint la famille des astronautes du Livingstone, enchaîna le commandant, effaçant instantanément toute expression amusée de son visage et redevenant le pince-sans-rire qu'il avait coutume de jouer. Entre nous, nous nous appelons par le prénom ou par un sobriquet, et si vous continuez, votre surnom est déjà acquis, "maître".

— J'essayerai, Commandant.

— Des "commandants" aussi, s'il vous plaît.

— Commandant, je…

— Ni de grade, Gus! et cet avis vous concerne tous, n'est-ce pas Katsutoshi?

— Bien sûr, Nic-san, répondit malicieusement le Japonais.

Nic jeta un coup d'oeil en biais vers l'ingénieur qui était resté coi. Il avait gagné. Il avait la confiance de toute son équipe plus que l'estime professionnelle. Il se sentait comme un prestidigitateur qui avait exécuté un tour de magie noyé dans un flot de paroles.

Betty se leva, elle savait que la séance était terminée, et elle ne récupérait toujours pas son manque de sommeil.

— Et moi, Commandant Porte, je vais faire dodo, lança-t-elle en appuyant lourdement sur le grade et sur l'épaule de Nic avec une bonne tape.

— Bonne nuit, Capitaine Brown, fut la réponse ironique. Et tâchez de dormir seule pour être en forme tout à l'heure.

— Bof! quelle mauvaise nouvelle pourrait nous atteindre d'ici là.

Elle posa la main pour ouvrir la porte et se trouva nez à nez devant Condor qui cria "un meurtre, un autre meurtre!" .