Nic se sentait à nouveau seul face à la décision qui se dessinait dans son esprit. Seul, même s'il savait qu'il pouvait compter sur beaucoup d'amis. Car, face à l'omniprésence de Nana dans le réseau informatique, la prudence imposait de ne divulguer que le minimum d'informations et uniquement à ceux qui en étaient concernés. Ainsi, seule une petite poignée de Hôdons étaient au courant de la présence de l'androïde retenu en otage par Frans qui en profitait pour éduquer son élève artificiel. Ytzhak continuait imperturbable à administrer ses données qui devaient devenir, à son insu, un lot de mensonges. C'était d'ailleurs ces derniers qui préoccupaient Nic, car toutes les analyses biomédicales passaient dans les circuits du cerveau optronique qui était sous écoute de Nana. Il serait difficile de la mystifier. Ce fut Stella qui proposa d'inventer une maladie imaginaire qui serait à l'origine d'une certaine torpeur, une nonchalance de plus en plus béate devenant crétinisme avant d'aboutir à une mort cérébrale. Il lui semblait que la folie était ce qu'il y avait de plus simple à simuler et la moins évidente à interpréter. Déjà, la permanente chaleur moite accablait bon nombre de colons issus des régions tempérées et froides de la Terre. De plus, une certaine indolence s'emparait de l'ensemble de la communauté. Le climat, l'absence de tension et la diététique spéciale de Adela en étaient les causes naturelles et il n'y avait donc rien à feindre pour l'instant. Mais le médecin pouvait discrètement forcer la dose sur les calmants qu'elle prescrivait à certains, et, étendre son régime à nombre croissant de "victimes". Evidemment, les personnes qui devaient rester vigilantes, devraient se débarrasser de leur poignet médical pour échapper à la surveillance du robot. Elle sortit de sa besace un dé à dix faces, respectant ainsi la tradition des astronautes. En le faisant sauter dans la paume de la main, elle plaisanta? "Avec çà, au moins, pas besoin d'avoir recours à un ordinateur pour tirer des nombres aléatoires!"
Ensuite, peu à peu, des complices joueraient les idiots du village. Les médecins se contenteraient de noter les faits, sans pouvoir en déterminer l'origine. Ces anomalies seraient automatiquement stockées dans la base de Ytzhak. Ainsi, l'espion retournerait chez ses envoyeurs, il n'aurait que des données fausses et incompréhensibles qui plongeraient les Terriens dans la perplexité.
Frans, de son côté, avait trouvé une astuce pour ne renvoyer qu'une seule copie de l'androïde. Il tenait tellement à conserver Nana, que Nic se demandait s'il n'en était pas tombé amoureux.
Il suffisait dans un premier temps, de faire disparaître le premier exemplaire de Nana. Or, cela était possible sans la détruire, car chaque tycho-drôme disposait dans la soute, d'une cage de Faraday. Là, il serait impossible à l'androïde de communiquer à l'extérieur. Au bout de quelques heures, une alerte serait déclenchée par le cerveau central, réveillant une deuxième Nana. Il faudrait ensuite examiner le comportement du double afin de préparer le troisième robot à sa tâche d'intoxication. On profiterait de cette phase, pour aller à la recherche du tycho-drôme des sœurs Nana, et, on en profiterait pour ramener tout ce qui se trouvait à bord, car il devait y avoir du matériel utile pour la colonie.
Enfin, le dernier androïde devrait quitter Hôdon en fuyant, sans avoir eu le temps de récolter les renseignements voulus, ni avoir suffisamment acquis les connaissances de ses deux sœurs jumelles disparues. Il fallait que son cerveau ne contienne que des nouvelles alarmantes quant à l'issue de la colonisation.
La nuit venue, sous une pluie providentielle qui maintenait les habitants à l'abri dans leur tente, Frans conduisit sa poupée mécanique dans le tycho-drôme réservé aux télécommunications. Il avait dit au robot qu'il s'agissait d'un exercice d'autonomie pendant lequel il devait s'entraîner à s'isoler mentalement du cerveau central et essayer d'avoir un comportement humain. La femme artificielle fut même revêtue d'une tunique prêtée par Diana afin de passer pour un membre de la communauté. Nic ne put s'empêcher de sourire en voyant les deux ombres, bras dessus, bras dessous se précipiter vers un abri de tourtereaux amoureux. A la place de Sissel, il serait quelque peu inquiet. La grange était remplacée par une cale moins traditionnellement poétique mais bien plus isolée que n'importe quel loveroom de la Terre. Au préalable, toute la journée fut consacrée à récupérer les cages de Faraday des autres tycho-drômes pour les assembler en une seule grande pièce.
Le commandant les suivait de loin, accompagné de sa femme et d'une autre, désignée par le sort, pour jouer les idiotes. Ce rôle peu flatteur enorgueillissait pourtant la jeune Albanaise car elle avait déjà participé à quelque pièce de théâtre estudiantin, et, à sa grande déception, il ne lui avait été attribué à peine plus que de la simple figuration. Cette fois-ci son personnage évoluerait devant toute une cité, mieux, elle contribuerait à sauver Hôdon d'un danger qu'elle ignorait jusqu'à ce que Nic lui dévoilât sa mission.
A l'intérieur du tycho-drôme, domaine de Jeanne devenu quartier général, Katsutoshi attendait. Il était légèrement à l'avance, comme d'habitude. Désormais, c'était là, dans la cage de Faraday du tycho-drôme de communication, que devraient se réunir les principaux responsables ainsi que les complices au courant du stratagème qui devait faire croire qu'une menace biologique de type inconnu planait sur la jeune planète.
Il ne restait plus qu'à attendre Betty, Cheng et surtout Condor qui était toujours en retard quand il n'y avait pas le feu. Quelque part dans le camp de Rio, Adela, Sissel et Gus se réunissaient déjà autour de Stella qui était arrivée au cours de l'après-midi.
Soudain, Nana qui restait infatigablement debout dans son coin pris la parole, interrompant toutes les discussions en cours.
— J'ai mal.
Nic n'en croyait pas ses oreilles et demanda de répéter. Il n'y avait aucun doute l'androïde se plaignait. Puis, Nana demanda de quitter la pièce, insista, après le refus catégorique de Nic. Refus d'autant plus aisé, que seul le timbre de la voix mécanique était accordé aux sentiments exprimés par la machine. Le visage restait impassible pourtant, il reconnaissait ce regard vague comme si, chaque fois que l'androïde requérait un effort de mémoire ou de concentration, il déconnectait son système de vision. Seul le battement périodique des paupières donnait une impression de vie à ce masque figé.
— De quelle alerte, s'agit-il? s'enquit Frans.
— Je l'ignore. De nombreuses alertes sont gravées dans le subconscient.
— Subconscient! s'exclama Nic, qui pensait de plus en plus que Nana n'en finirait pas de le surprendre.
Frans expliqua au commandant, incrédule, que le cerveau de l'androïde était inspiré de celui de l'humain. Il disposait d'un programme de très bas niveau comme une écriture génétique composée d'ordres élémentaires, des instincts en quelque sorte, sur lequel venait s'enrichir l'apprentissage découpé en trois zones. La plus profonde était associée aux réflexes demandant un traitement rapide dépourvu d'analyse logique, comme la marche, mais aussi les gestes de protection comme lever le bras pour protéger le visage. A l'opposé, la couche la plus élevée coordonne les actions unitaires en vue d'obtenir un comportement adapté aux différentes situations. C'est cette partie qui contenait toute l'éducation geisha de ses constructeurs. Enfin, la zone médiane, énorme par le fait qu'elle était reliée au cerveau central de la base était l'espace cognitif, mais réduite une fois déconnectée, rendant ainsi Nana plus instinctive, moins savante.
— En un mot, une fille de joie bête et disciplinée, conclut Nic.
Frans haussa les épaules avec dédain. Il n'appréciait pas que l'on maltraitât son robot.
— J'ai mal… à la tête, reprit ce dernier d'un ton geignard. Je voudrais sortir de cet endroit.
— On ne va pas être interrompu en permanence par les jérémiades de cette machine. Qu'a-t-elle? demanda Nic agacé.
— Je pense, répondit le cogniticien, que la déconnexion d'avec notre ordinateur et l'impossibilité de contacter ses sœurs doit provoquer une alerte, qu'elle a elle-même associé à la notion de douleur. Le fait qu'elle veuille sortir semble corroborer mon hypothèse. J'espère qu'elle ne se suicidera pas.
— Se suicider!
— Rappelez-vous ce qu'elle a elle-même décrit de la mort. En cas de problème grave, son cerveau se vitrifie afin d'être inaltérable en vue d'une relecture posthume par un autre ordinateur. Cela peut vous surprendre commandant que je tienne à elle, mais vous n'imaginez pas à quel point nous sommes en possession du nec plus ultra.
— Je ne vais pas me suicider, intervint Nana, car je ne détecte aucune source de danger. Mais je ne comprends pas pourquoi cet entraînement si pénible, m'est imposé.
— C'est comme çà, chez les humains. Il nous arrive souvent de devoir surmonter nos peines.
— Je comprends mieux en effet. Je n'avais pas entrevu ces conséquences lorsque Frans m'a parlé de l'apprentissage d'aujourd'hui. J'essaierai de ne pas penser à mon mal.
— A la bonne heure! fit Nic.
Sur ces entrefaites, Betty arriva et ne put s'empêcher de commenter? "La voici donc notre charmante espionne!". Elle continua?
— Ils n'auraient pas pu envoyer un mâle?
Frans était assez puritain et répliqua pour couper court aux grivoiseries de Betty.
— Vous savez, à stature égale, un androïde pèse au moins quatre fois plus qu'un humain.
— Bof! rétorqua BB, il suffit de changer de position. J'aime bien prendre le dessus et avoir les manettes bien en main.
— Mon poids ne poserait aucun problème, intervint Nana, je suis aussi cinq fois plus forte qu'un homme et donc je peux sans difficulté m'arranger pour ne pas écraser mon client. Je ne souffre pas comme vous de crampe, car mes vérins sont bloqués aussi longtemps qu'il le faut.
Si la peau de Frans l'avait permis, il eût rougi, et Betty y serait parvenue si Condor et Cheng n'étaient pas entrés à ce moment dans le véhicule, la distrayant de sa proie effarouchée. La réunion pouvait commencer et c'était à elle d'ouvrir le briefing après avoir quitter la pièce où restait isolée du monde, Nana, qui, pour oublier ses maux de tête, se mit à dormir. Elle s'était allongée à même le sol et ressemblait plus à un cadavre qu'à une belle endormie. Ses fameux vérins qui ne connaissaient pas de crampe, s'étaient complètement détendus. Les paupières étaient closes, plus par esthétique que par nécessité.
Betty se chargerait d'héberger les sept premières femmes folles en permutant leur logement avec celui des membres de son clan. Il fallait garantir que les actrices pouvaient se reposer en paix, à l'abri de toute indiscrétion. Condor agirait de la même manière pour les hommes devenus stupides.
Le pompier devait de plus assurer une protection rapprochée des complices. A la moindre fatigue ou au moindre risque, il apparaîtrait comme par hasard pour emmener ce malade en quarantaine.
Cheng, elle, veillerait à ce qu'il n'y ait point de risque pour la communauté. Une contagion de maladies imaginaires ou des angoisses de toutes sortes pouvaient ébranler l'équilibre de la cité. Elle continuerait ses rapports en s'inquiétant de la nonchalance des habitants comme si elle découvrait comme eux les cas de démence. Enfin, c'était à elle qu'incombait le choix et le nombre des nouveaux aliénés. Les trois suivants étaient déjà connus et agiraient à partir de la nuit prochaine.
Katsutoshi devait dialoguer sur le réseau informatique. Peu importe ce qu'il racontait, mais il devait attirer l'attention sur lui de l'une des sœurs de Nana, car si tout se déroulait comme prévu, l'une d'elles serait bientôt réveillée et si son comportement était identique à celui de Nana, elle devait se mettre en quête de l'ex serviteur du Yakusa. Cette fois-ci, elle lui resterait attachée et avec son aide, dès qu'il aurait trouvé leur vaisseau, il enverrait ces deux fidèles soldats pour le vider de tout ce qui s'y trouvait. Piller était plus approprié car il fallait laisser l'impression de vandalisme.
Le taciturne Japonais commençait à trouver le temps long, cela faisait déjà plus de quatre heures qu'il communiquait. Il avait commencé par papoter avec Adela, puis avec quelques uns de ses hommes qui veillaient, ensuite il passait son temps à traduire des poètes étrangers en japonais, feuilletait des œuvres nippones, enregistrait des messages, des comptes-rendus, n'importe quoi, il finit même par discuter avec Nic et Frans qui étaient à deux pas de lui au moyen du allinone. Nic était inquiet, il ne fallait surtout pas que l'androïde se manifestât en plein jour, au vu et au su de tout le monde. Mais une femme, revêtue de la combinaison d'astronaute arriva, enfin.
La nouvelle venue ressemblait à Nana, sauf qu'elle avait la peau plus claire, laiteuse même, comme du marbre, des yeux noisette et une tignasse carmin. En tout cas, pour le reste, le même moule les avait façonnées. Elle se présenta de la même manière que l'androïde précédent, cherchant à prendre contact avec Katsutoshi. Tout comme sa sœur lors de son arrivée, son langage était télégraphique. Nic réalisa à quelle vitesse Nana avait progressé depuis. Le contraste était frappant. La première avait déjà acquis plus de sûreté, de fluidité dans sa manière de parler, et ce en moins quarante-huit heures.
— Je suis l'unité numéro deux, déclama soudain la nouvelle venue. Je cherche les débris de l'unité numéro trois. Je ne trouve aucune trace de disparition anormale. Le cerveau a cessé d'être activé trente-neuf minutes avant l'interruption de la porteuse.
— Il y a beaucoup d'orages par ici, répondit Nic. Les transmissions radio sont souvent perturbées et puis elle a été frappée par la foudre. Il n'en reste plus rien, volatilisée.
Il s'attendait à une réaction, mais le robot ne broncha pas.
— Bien, continua le commandant, nous vous confions… comment va-t'on l'appeler celle-ci.
— Nana bis, Niña? hasarda le Japonais.
Nic fit une moue dépréciative.
— Niña, Nana, on ne s'y retrouvera plus. Je dirais plutôt, Biscuit.
— Si vous voulez, je ne me sens pas apte à baptiser ces femmes artificielles. Donc, j'emmène Biscuit chez moi, et elle ne sort plus de la tente, sauf tard la nuit quand il pleut. Je vais essayer de me débrouiller avec elle sans devoir appeler Frans à son chevet. Bonne nuit, nous avons encore une petite promenade à faire, fit-il en lançant un clin d'œil.
— Vous utiliserez votre allinone, pour vous localiser comme convenu, toutes les dix minutes.
— J'ai bon espoir de trouver leur tanière, Nic. Je ne crois pas que cette chose soit capable de me jouer un mauvais tour.
Il avait probablement raison, car l'androïde ne relevait pas ses propos comme s'il ne se sentait pas concerné.
A peine sorti, Frans héla le commandant qui avait suivi son ami jusqu'au bas de la rampe du tycho-drôme.
— Un problème, Frans?
— Oui, Biscuit s'est connectée à l'ordinateur central sur le même point d'entrée que Nana.
— Et c'est grave?
— Supposez que nous soyons télépathes et que vous soyez en permanence assailli par mes pensées, au point que vous ne sauriez lesquelles sont vôtres, seriez vous content?
— Ce ne sont que des machines.
— D'accord! Alors pensez-vous que vous seriez aussi efficace?
— Je ne pense pas.
— Alors il en est de même pour elles. Il faut que je donne un nouveau point d'accès dans l'ordinateur pour Biscuit, et ce ne sera pas facile. J'aurais dû y songer plus tôt.
— Demandez à Nana, peut-être trouvera-t-elle une solution.
Celle-ci fut réveillée très facilement. Son appareil auditif restait en veille, et il suffisait de l'appeler, même à voix basse. Rapidement, elle fut mise au courant de l'arrivée de Biscuit.
— Le ton de votre voix contient de l'inquiétude. Pourquoi? demanda-t-elle.
— Nous ne voudrons pas que vos idées, vos connaissances se mélangent.
— Je ne comprends pas votre tourment. Il n'est pas justifié. Je peux me choisir un nouveau point d'entrée quand je veux. Maintenant si vous voulez. Mais je ne perçois pas mon cerveau externe. Voilà la raison pour laquelle Biscuit comme vous l'appelez s'est mise en marche. Je dois paraître morte, il doit y avoir une défaillance dans mon système de communication radio, et, je pense que cette pièce dans laquelle je suis enfermée ici y est pour quelque chose.
— Est-ce rapide comme opération, s'inquiéta Nic.
— Moins d'une minute. Cela dépend de l'activité cérébrale de Biscuit. Il s'agit d'une opération banale qui nous a été enseignée.
— Pourquoi? De tels incidents se reproduisent fréquemment?
— Incident, n'est pas le terme approprié. Il s'agit d'une technique de mise en commun des connaissances. Si j'avais fait le travail qui m'était destiné, il serait préférable que nous agissions individuellement avec nos clients. Mais, une fois seules, nous devons échanger nos connaissances entre nous pour augmenter notre rendement et la qualité de nos services, aussi, éventuellement pour mieux nous protéger car nous coûtons cher à notre propriétaire. C'est pour cela que nous avons toujours prêt un second point d'entrée dans le cerveau externe. Il est vrai que je ne suis pas construite pour le genre d'activité que je mène actuellement. Je suppose qu'elle m'impose de gérer mon extension cérébrale en solo.
— C'est exactement cela. Nous allons t'apprendre à mieux exécuter ta nouvelle occupation, fit Frans qui pensait à la récupérer pour quelque rôle plus noble.
Mais Nic, toujours à l'affût de la moindre anomalie qui mettrait en péril Hôdon, enchaîna.
— Tu as bien dit que tu pouvais ressentir la nécessité de te protéger?
— Oui!
— Et comment peux-tu le faire? la fuite? la… — il chercha ses mots — la destruction de la source de danger?
— Je ne sais pas. Je n'ai jamais ressenti une telle nécessité. Je n'ai pas beaucoup d'expérience.
Frans tressaillit. Que ce serait-il passé, si, au lieu d'assimiler l'alerte de rupture de communication à un mal de tête, ce fut à un besoin d'éliminer l'obstacle?