planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 21. Les tables de la Loi.

Le lendemain, trouva Nic ensommeillé. Toute la nuit déjà écourtée par l'aménagement du camp, il avait ressassé les formulations de ce qui deviendrait la loi des Hôdons.

Chaque chef de clan, quelque en fût le niveau, ne devait accomplir qu'une tâche: assurer l'intégrité physique et psychique de chacun des membres de sa communauté, clan ou association de clans. Du moins, c'était ainsi que l'entendaient les astronautes. Les chefs étaient souvent élus pour leur habileté à trouver des compromis et à passer des accords. Mais c'était la communauté qui jugeait et appliquait les sanctions s'il y avait lieu. Il n'y avait guère d'écrits et ces derniers n'avaient aucune pérennité. Les conflits à l'intérieur d'un clan se résolvaient à l'intérieur et si le désaccord persistait, rien ne pouvait interdire quelqu'un de quitter le groupe. Les accords entre clans étaient en revanche plus fréquemment écrits sous forme de contrats à durées déterminées. Mais Nic devait élaborer une charte pour tous les clans.

La matinée passa rapidement, entre méditations et discussions. Péniblement, il en était arrivé à un accord destiné à limiter les envies de guerres saintes ou de toutes autres luttes fratricides. Il avait aussi introduit le désir du soldat papou, le premier Hôdon mort sur sa planète, qui la voulait plus écologique que la vieille Terre polluée. Une Terre sacrée qu'on lui avait dérobée comme si les simples mortels pouvaient s'approprier les divinités.

Nic s'était retiré à l'écart, là où la pente de la montagne s'accentuait. Il fixait son allinone comme si son embryon de texte souvent remplacé par l'économiseur d'écran lui apportait l'inspiration. Plusieurs idées se mêlaient dans sa tête et inlassablement il les rejetait? trop pompeux, trop vague, trop rigide, trop éphémère… Il dictait une phrase, se la faisait répéter, la relisait, puis l'effaçait ou la stockait dans le bloc-notes. Une douleur s'éveillait entre les omoplates le poussant à s'étirer. Alors, il remarqua quatre personnes qui grimpaient vers lui et les reconnut.

— Alors, Nic, on joue les ermites? lui cria Adela quand elle fut assez proche.

Il ne répondit pas, ne voulant pas s'efforcer de hausser la voix. Mais, quand le groupe fut assez proche, il lui lança "Que faites-vous ici? Je ne m'attendais pas à votre venue."

— Mon intuition me dit que vous avez besoin de mes lumières. Et de toute manière, je suis venue pour examiner ces hommes et leur donner des consignes d'hygiène locale. Pour cela, il faut que je me rende compte de leur environnement. J'en ai profité aussi pour vérifier l'état de santé du blessé. Satisfait "chef"? Et ne me dites pas que d'autres médecins pourraient s'acquitter de cette tâche. C'est vrai, mais personne ne peut vous apporter mon soutien et moi aussi, en tant que "chef" j'ai besoin d'appréhender la globalité de notre situation, car, nous devons préparer au mieux notre accoutumance à l'environnement atmosphérique avant de nous attaquer à l'eau et aux aliments autochtones ou acclimatés.

— Et en quoi pouvez-vous m'être utile?

— Vous le savez déjà. De plus nous sommes quatre et nous sommes au courant de ce que vous êtes en train de faire. Une loi pour Hôdo. Difficile n'est-ce pas? Et surtout urgent.

— Urgent?

— Votre absence est ressentie par certains comme l'occasion de ne donner le pouvoir qu'aux astronautes que nous représentons.

— Et donc, vous avez des idées, fit-il en s'adressant au groupe.

Il y avait Gus, avec qui il ne tombait presque jamais d'accord en dehors du domaine technique, Sissel qu'il ne connaissait guère, Diana oscillant toujours entre le rationalisme froid et la fantaisie débridée et enfin l'étrange et mystique Egyptienne.

— De toute manière, reprit le médecin, Sissel, Diana et moi-même sommes capables de défendre aussi les idées de Betty, Cheng, Jeanne…

Nic leva la main pour interrompre l'énumération des représentées virtuelles. Il soupira tout en ébauchant un sourire. Tout compte fait, il était content d'avoir le soutien de sa famille, les ex-astronautes.

— Comme le disait Adela, nous sommes pressés fit Diana. Peut-être, pourriez-vous nous dire ce que vous avez déjà écrit. Cheng est inquiète et en arrive même à penser que quelqu'un sème la zizanie.

Nic leur lut ses premiers articles.

"Chaque Hôdon a le droit de pratiquer la religion, la philosophie et la politique de son choix à condition qu'elle n'entre pas en contradiction avec les autres articles de la loi. Aucun Hôdon n'a le droit d'imposer ses convictions. Les Hôdons se doivent d'être non seulement tolérants mais aussi respectueux des autres croyances."

"La superficie d'Hôdo sera partagée en deux parties, une moitié restera vierge de toute activité, l'autre moitié sera à son tour divisée en deux parts égales la première à usage collectif et la seconde à usage privatif. Chacune de ces trois découpes contiendra la même proportion de types géologiques.

De sa naissance à la mort, chaque Hôdo se verra attribué au hasard trois types de parcelles. Il sera le gardien écologique de la première, il utilisera et entretiendra la parcelle de la communauté et usera à sa guise de la troisième."

— Pas mal pour un début, fit Sissel. Responsabiliser chacun sur l'écologie n'est pas une mauvaise idée.

— Une idée d'écolo rouge, bougonna Gus. Et qu'en est-il de la liberté? de l'égalité?

— Et de la fraternité, enchaîna Sissel sur un ton ironique.

— J'y ai pensé, fit Nic. Mais de quelle liberté parles-tu? Celle qui consiste à s'enrichir toujours plus aux dépens des autres? Est-ce cela que tu veux? Avec quel argent? nous n'en n'avons même pas sur cette planète. Et de quelle égalité s'agit-il? De race? de sexe? ou bien l'illusion que tu peux faire fortune à l'égal de ceux que tu enviais?

— C'est pourtant limpide, la liberté, professa Diana. La liberté, c'est la possibilité qu'a un objet de convertir son énergie. Plus son énergie disponible est grande et plus il est libre. Comme nos fusées, plus elles sont puissantes plus elles peuvent s'éloigner des astres qui les emprisonnent. C'est pour cela que la liberté est si souvent une question de puissance.

— La puissance, répéta Adela. Pour nous, membre d'Héliopolis, l'envie est incontestablement le plus venimeux des sept péchés capitaux. Faites-moi rire, l'égalité est la première chose que l'homme évite dès qu'il la découvre, même si c'est la première qu'il cherche dès qu'il est perdant.

Sans relever l'acerbe remarque, Diana reprit son exposé.

— D'autre part, d'un point de vue ensembliste, si l'on représentait la liberté individuelle d'un être vivant et de surcroît dit intelligent, on verrait tout de suite que l'intersection avec d'autres libertés conduit à la notion de gestion du partage. Là, effectivement, on peut imaginer que l'équité permet d'éviter des conflits.

Nic intervint en levant la main en signe d'apaisement.

— C'est trop compliqué, Diana, même si tu trouves cela limpide. Imagine Gus, que je désire embaucher une personne. Deux chômeurs se présentent, ayant tous les deux rigoureusement les mêmes qualités humaines et professionnelles, mais de chaque sexe. Préférant les femmes, je recrute celle-ci. L'homme aussi est aux abois? pourrait-il me taxer de sexiste? Et si maintenant, j'avais choisi la femme pour la payer moins bien sous quelque prétexte que ce soit, n'y aurait-il pas malhonnêteté pour autant que ce mot ait un sens? Liberté et égalité ne se traitent pas à la légère. Je comprends parfaitement ce que tu veux. Aussi, avais-je pensé formuler quelque chose comme? nul ne peut abuser, à usage personnel ou collectif, des désavantages psychiques ou physiques d'un Hôdon.

Mais je ne sais pas encore comment formuler les règles des astronautes. Je ne suis pas habitué à ce genre d'exercice. Entre nous, pour un long voyage, nous n'avons pas besoin de crédits. Nous vivons en autarcie et nous travaillons tous en commun. Personne n'a plus de privilèges qu'un autre, quel que soit son rang ou son rôle. Chacun exécute la tâche qui lui a été confiée en fonction de ses compétences, et le responsable de la survie ne se préoccupe pas de savoir s'il mérite plus que l'apprenti pilote ou l'inverse. On se moque de la race, du sexe et du reste qui prennent tant d'importance sur Terre.

— Qu'à cela ne tienne, fit Adela, nous sommes justement avec toi pour t'aider et quand ton texte sera terminé, qui mieux que Jeanne pourra le mettre en forme pour qu'il soit correct et intelligible pour tous.

— Je ne comprendrai toujours pas pourquoi les gens se font des noeuds au cerveau, ironisa Diana. Pour moi, c'est limpide, tout n'est qu'énergie et le travail est un transfert de formes d'énergie. Et l'énergie ne souffre jamais les cours du marché, les cracks boursiers. Il n'y a pas non plus de bonnes et de mauvaises énergies. Tout au plus, peut-on parler de rendement, mais tout cela est physique, quantifiable et inaltérable. Jamais, pour démontrer une expérience, un physicien ne changera les unités de mesures. Allez convaincre les financiers et politiciens d'agir de même! Mais je rejoins, notre ami Gus en prétendant qu'il y a trop d'état. Je suis anarchiste, vous le savez Nic. Mais entendons-nous bien! L'anarchie n'est pas le désordre. Il faut que nous trouvions des règles de convivialité, mais au diable les gouvernants qui prétendent tout régler du haut de leur tour. Pour moi, tout état est ennemi du peuple.

— Et le modèle social des astronautes vous convient, Diana? interrogea Sissel.

— Bien sûr! Il existe plusieurs formes d'anarchies, plusieurs courants d'idées. Je vous le répète, je ne suis pas pour le désordre. Un orchestre a besoin d'un chef. C'est le pouvoir que je refuse de concéder à qui que ce soit.

— En tout cas, je ne veux d'aucun pouvoir qui me taxe et m'impose, s'exclama, Gus.

— Vous êtes plutôt du genre égoïste, vous les libéraux, s'indigna Sissel. Les impôts sont indispensables pour les services publics.

— C'est ça, pour nourrir des assistés qui finissent par vivre mieux que moi, pour engraisser nos dirigeants…

— Mais la recherche… commença Diana.

— Parlons-en! Pourquoi demande-t-elle l'aumône?

— Et la santé… tenta de glisser Adela.

— Sans vos assurances et mutuelles, vous ne pourriez pas vous permettre le luxe de tomber malade. C'est à peine si on vous soigne d'un rhume, mais chaque fois on vous chante que les impôts doivent compenser le déficit du budget de la santé.

— Du calme, Gus, du calme! s'exclama Sissel. Avec quoi veux-tu les payer ici tes impôts? Nous n'avons pas de crédits.

— Laissez, Sissel, intervint Nic qui voulait éviter que la discussion ne s'envenimât. Je ne crois pas que Gus soit un égoïste, je pense qu'il n'a tout simplement pas envie de se laisser gruger.

— Et par qui? je vous le demande, lança Diana. Nic, il faut absolument rédiger comme contrat social nos fameuses associations par huitaine, en précisant que les représentants sont des conciliateurs et non des dirigeants. Et ensuite, il sera plus aisé de développer les thèmes du travail, de la rétribution, de la solidarité.

— D'accord, je demanderai à Jeanne qu'elle s'occupe de décrire nos règles d'association. Mais j'aimerais en finir avec le travail.

— C'est pourtant limpide! Le travail est une chaîne de transformation. Si un clan produit du blé, il le passe au clan suivant qui va le moudre, l'ensiler, mais ne peut encore l'exploiter. Alors à son tour, il donne sa farine à des boulangers et l'ensemble de la chaîne se trouve alimentée en pain. Si maintenant tous ces gens ont besoin de chaussures, ils vont se mettre à fabriquer des excédents afin d'alimenter les cordonniers, tanneurs et éleveurs, créant ainsi un super groupe disposant de leurs deux produits finaux. Les fabricants d'instruments médicaux n'intéressent directement ni la chaîne du pain, ni celle des chaussures, mais celle de la médecine, et cette dernière association a besoin de nourriture et de vêtements tout en permettant d'assurer à l'ensemble les services de santé. De fil en aiguille, toutes les chaînes de production échangent directement leurs compétences sans recours ni à l'argent, ni au troc, ni à l'imposition. C'est ce que Cheng appelle le système biosocial, la société étant en fait un super organisme dont chaque organe assure une fonction vitale. Ce mode de fonctionnement n'a d'ailleurs rien de nouveau, il était déjà appliqué de manière intuitive dans les tribus primitives de l'humanité. Le troc, puis la monnaie ne sont probablement apparus à l'origine qu'entre tribus différentes car il n'y avait pas d'autorégulation entre elles. Quant à l'argent, aujourd'hui, le crédit, n'est que virtualité et ne représente que des potentialités hypothétiques en permanence réajustées par les réseaux neuronaux de la finance.

— Autrement dit, remarqua Sissel, si les Hôdons ne font qu'un seul peuple à l'instar de la famille des astronautes, ce système devrait marcher. Pourquoi ne pas essayer?

— En tenant compte, des impératifs des biorythmes, conclut Adela, je propose que l'on décide une loi de ce type?

"Nul ne peut être contraint de travailler plus de la moitié d'une journée, ni plus de la moitié d'une année. Sauf incapacité de longue durée, nul ne peut travailler moins.

Un tiers au moins et de ce temps servira à l'échange de connaissances, acquisition ou divulgation selon les compétences acquises. Un autre tiers au moins fournira un travail au service d'une communauté dont les fruits seront équitablement partagés entre chaque membre selon leur participation effective à l'ouvrage."

— Mignon, ironisa Gus! Et que fait-on des fainéants, des charlatans et de toutes les vermines qui profitent des systèmes quels qu'ils soient?

Adela éclata de rire comme si l'ingénieur avait émis une incongruité, coupant net Nic qui s'apprêtait à répondre.

— Depuis longtemps déjà, les neuropsychiatres peuvent corriger les perversions, même les majeures. Nous procédons toujours en deux temps, le blocage de la maladie suivi du traitement du malade. Mais rarement nous avons l'occasion d'appliquer notre savoir-faire, toujours à cause de l'Etat souverain qui peut trop facilement en abuser. En effet, s'il est relativement facile actuellement de soigner toutes les déviations, il reste néanmoins malaisé de déterminer ce qu'est la norme.

— D'où la nécessité de ne pas avoir de dirigeants, remarqua Diana.

— Oui! Mais attention aux lynchages, intervint enfin Nic. La vindicte populaire peut être aussi dangereuse que la dictature.

— Il faut donc une bonne police et une sérieuse application des peines, ou plus précisément, excusez-moi Docteur, une bonne thérapie.

— Certes, Gus, reprit Nic, mais je pense que Diana a raison. Cette police doit être l'émanation d'un consensus entre clans et non celle d'un état. Je pense qu'il faut introduire ce point dans notre loi. Voyez-vous autre chose maintenant?

— Oui, répondit Adela. Il faut rajouter ce qui est apparu maintes et maintes fois dans nos lois laïques ou religieuses et qui fait partie de l'éthique des médecins? "Nul ne peut écourter la vie ou en dégrader ses qualités de quelque manière que ce soit pour un usage privé ou collectif.". Mais surtout ne pas oublier d'adjoindre ce qui a souvent été négligé, "Nul ne peut altérer la psyché". Enfin, ce qui est reconnu par les spécialistes mais pas encore par les gouvernements terriens, il faut précéder ce que je viens de proposer par? "Chaque Hôdon a droit à l'intimité et pour cela il lui est attribué un domaine privé qu'aucun autre n'a le droit de violer, sauf si l'un des points détaillés plus loin l'y oblige."

Nic jeta un coup d'œil à chacun de ses compagnons. Il n'y avait plus rien à commenter, il ne restait plus qu'à confier leurs élucubrations à Jeanne.