planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 4. Elimination d'une tache.

L'uniforme n'étant pas requis à l'intérieur de sa chambre, il était recommandé sans plus de porter le bracelet localisateur. Cet appareil était moins sophistiqué que celui qui était intégré à la tunique obligatoire donnant avec précision l'état de santé et même l'identité de celui qui le portait. Le localisateur de poignet se limitait à indiquer la présence de quelqu'un et son état vital, mais dans les deux cas, le but était de secourir rapidement tout astronaute en péril. Ressenti comme une police indiscrète, il fut autorisé à se déconnecter de la surveillance pendant au plus douze heures. Au-delà de ce délai, une alarme se déclenchait automatiquement sur le moniteur de communication. Jeanne était de service au moment où le voyant s'alluma. Un bref examen lui permit de savoir qu'il s'agissait des quartiers du blanchisseur. Elle en avertit, son mari en commentant que l'homme avait encore décidé de n'en faire qu'à sa tête. Mais Nic, craignait autre chose. Les gens de l'espace préféraient avoir leur ange gardien, et ne s'en débarrassaient que rarement, le plus souvent pour préserver leur intimité bien que tous sachent pourquoi deux localisateurs situés dans une même chambre, arrêtaient de transmettre les signaux vitaux. Dans le cas présent, il doutait que ce fût pour quelque aventure amoureuse. L'homme n'avait guère de camarade et aucun du sexe opposé, mais il était capable de mettre clandestinement en œuvre sa mission d'épuration ethnique. C'est pourquoi ce furent des hommes de Katsutoshi, et non des pompiers de Condor, qui découvrirent le corps en pénétrant dans la cabine du blanchisseur.

Le Japonais supportait mal la claustration, certes, pas autant que Nic. Il était obligé de mener l'enquête à distance et justement, les deux soldats affectés au secteur du blanchisseur n'étaient pas des lumières. Pourtant, il y avait des gendarmes compétents en droit et en investigation policière. Mais là, on y avait mis deux personnalités fiables, incorruptibles… en un mot, bêtes et disciplinées, juste ce qu'il fallait pour l'homme blanc qui ne pouvait convertir ces deux spécimens, d'allure bien occidentale par ailleurs, à la bonne cause.

Katsutoshi ne pouvait suivre que ce que les deux sbires filmaient. La tâche ne lui serait pas commode à télécommander mais il serait à la hauteur de la confiance que lui accordait son chef. Manquer à l'honneur eût été plus ignominieux que d'être défiguré. Son rôle était trop important dans le Livingstone. Depuis les interventions de secours jusqu'aux guerres contre d'éventuels extra terrestres trop agressifs, il avait en charge non seulement la sécurité mais même la justice dont il partageait les ultimes décisions avec Nic, sa femme, Diana et Adela.

La victime gisait par terre le visage figé dans une frayeur mêlée de souffrances. Il avait été tué avec une balle à microbombes retardée, une arme prohibée que la démence humaine avait créé pour torturer les victimes avant de les laisser agoniser lentement si aucun secours n'arrivait à temps. Il aurait pu s'en tirer s'il avait mis son bracelet. Le cerveau et le cœur avaient été épargnés par les multiples explosions qui criblaient le corps d'hématomes et de plaies qui maculaient l'uniforme blanc de la secte. L'arme, une sorte de sarbacane à pression, reposait sur le bonnet tibétain retroussé, laissant apparaître une poche secrète de laquelle s'échappaient les cruelles munitions. La mise en scène était claire: "celui qui se sert du glaive, meurt par le glaive". Le cadavre avait beau être celui d'un psychopathe haï de la quasi-totalité des membres du sea-morgh'N, Katsutoshi estima que les petits bruits qui fusaient de temps à autre dans la pièce manquaient de décence. "Le sacre du printemps" était régulièrement ponctué de rires furtifs et de susurrements dont le sens n'échappait pas aux observateurs. Le Japonais demanda à ses gendarmes de localiser la source sonore. Il s'agissait de l'écran mural qui continuait à dérouler le programme qu'avait choisi le défunt. Des femmes de synthèse du soft érotique évoluaient, nonchalantes ou provocantes. Le chef de la sécurité avait amplement le temps d'observer les images, car ses deux hommes continuaient à braquer l'objectif sur l'écran, accaparés par les créatures enchanteresses qui dévoilaient leurs appas par fugitives inadvertances calculées. Il fallut que Katsutoshi s'y reprenne à deux fois pour extirper ses soldats de l'hypnose des nymphes.

En général les astronautes choisissaient d'autres thèmes pour animer leur écran mural donnant ainsi l'impression de posséder un aquarium ou d'ouvrir une fenêtre sur un paysage idyllique. Ces images étaient construites avec des séquences aléatoires donnant l'illusion de jamais vu auparavant. En tout cas, Tomonaga était convaincu que les sirènes avaient fait deux nouveaux adeptes qui venaient de se rendre compte que la vidéothèque du Livingstone recelait de bien d'autres attraits plus réalistes que les cybersex. Heureusement que le blanchisseur n'était pas l'une de ces femmes fatales, le chef de la sécurité n'aurait pu jurer de la fidélité des deux gendarmes.

Maintenant, que le spectacle des galantes était éteint, le Japonais jugea qu'il pouvait travailler dans les bonnes conditions requises de sérénité.

Imperturbable, sans changer de ton pour indiquer à qui il s'adressait, ses hommes ou le caméscope, Katsutoshi égrainait de brefs ordres. "À droite, viser le tiroir, zoom, thermographie, éclairage UV, polarisation". Sauf se déplacer et s'orienter vers un point précis, la caméra obéissait au doigt et à l'œil, mieux que les soldats.

Le chef de la sécurité avait déjà observé une foule de détails quand Nic et Adela pénétrèrent dans son bureau. Pourtant, à part une estimation de l'heure du décès, rien, absolument rien ne permettait de déceler une piste. Tout ne faisait que confirmer l'hypothèse d'un règlement de compte. Ce type devait avoir une foule d'ennemis. Le Japonais avait pu observer divers fanions comme on en voyait pour les supporters d'équipes sportives. Mais ceux-là n'apparaîtraient pas facilement dans les jeux olympiques. Haine, tout n'était que haine. Deux drapeaux représentaient une main. Celle d'Allah, reconnaissable à ces arabesques, dégoulinait de sang comme si elle était tranchée, l'autre représentait le poing noir, mais ce n'était pas la chaîne qui était arrachée. Ecœurant. D'autres emblèmes apparaissaient, séparés des premiers par une poupée de résine, grandeur nature, coiffée d'un bonnet blanc, et vêtue de ce que Katsutoshi jugea être un court kimono de judoka, toujours blanc, à peine croisé au niveau de la ceinture. Il ignorait qu'il s'agissait d'Atlanthéa, l'Eve blanche, emblème de la secte du nom et, au jugé de sa tenue débraillée, pensait qu'il s'agissait plutôt d'une compagne artificielle pour solitaire. De l'autre côté de l'idole la collection exposait un petit drapeau représentant deux triangles entrelacés de fils barbelés bleus. Plus loin, une broderie chinoise sur soie esquissait gracieusement la Grande Muraille, mais une seconde main y avait hérissé des pals garnis de cadavres. Ces deux dernières images évoquaient trop Ytzhak et Cheng.

La Chinoise était évidemment hors de cause, immobilisée par son mal. Quant à Ytzhak, il avait sûrement un alibi. C'était un homme très intelligent et s'il était l'instigateur du crime, il devait s'être entouré de complices. Peut-être que le barman-traiteur qui le servait au moment du crime avait-il été acheté pour fournir un faux témoignage. Il avait déclaré que l'Israélite était en quête d'une compagne qui, outre les qualités nombreuses de mère-soeur-amante, sado-maso, juive ou future convertie, devait être de préférence de type asiatique, car ce dernier modèle manquait toujours à son tableau de chasse. Curieuse coïncidence! Voulait-il faire croire que l'intérêt qu'il portait pour Cheng n'était que de l'amour se doutant que ses promenades dans la base de données ne passeraient pas inaperçues? L'homme devait être bien rusé pour avoir glissé cette confidence anodine.

Diana entra enfin dans la pièce.

— Avez-vous trouvé des informations complémentaires, fit Nic à l'attention de la scientifique.

— Vous pensiez juste. Non seulement le type est anti-non-occidental, mais aussi antisémite, anti-sioniste, la totale, quoi!

— Entre nous, je vous avouerais "bon débarras" persifla le Japonais. Ce gars-là était totalement asocial.

— Je confirme, ajouta laconiquement, Adela.

Une moue se dessina sur les lèvres du Commandant avant de conclure: "Vous auriez raison, s'il ne s'agissait d'un crime, même celui d'une crapule. Il faut, néanmoins, trouver et châtier le coupable, rapidement, pour l'exemple même, sinon, nous n'aurons pas atteint l'orbite de Mars que le quart de l'équipage sera déjà éliminé par quelques ennemis."

Nic continua. Il détestait jouer les moralistes et il fallait passer à l'action bien qu'ils fussent en quarantaine.

— Adela, pendant combien de temps sont gardées les traces des moniteurs individuels.

— Vingt-quatre heures.

— Bien, avec Katsutoshi, épluchez-les. C'est la seule source d'informations dont nous disposons actuellement. Quant à vous Diana, mettez-vous en rapport avec le physicien Tcherenkov, il est Juif, il pourrait peut-être nous aider à dévoiler Ytzhak. Envoyez Frans pour qu'il aide ma femme à filtrer toutes les transmissions du Livingstone vers la Terre et les stations, quand ce sera fait, qu'il me contacte. Une minute Adela, s'empressa-t-il d'interpeller avant qu'elle ne sorte, avez-vous encore besoin du corps?

— Non!

— Alors, envoyez-le à l'incinérateur!

Puis, se tournant vers l'écran mural, il lança à l'attention des deux militaires qui tournaient le caméscope vers un coin sans intérêt de la chambre de la victime, d'interdire l'entrée de la pièce à quiconque. Seuls, deux pompiers iraient retirer le cadavre. Nic ne jugea pas utile d'appeler un aumônier d'autant que dans ce secteur il n'y avait qu'un prétendu moine tantrique et un uléma. Ce qui ne convenait sûrement pas à l'âme damnée qui avait quitté le Livingstone.

Le corps, lui, serait bien précieusement conservé à bord. Rien ne se perdait dans un sea-morgh'N, surtout au long cours. Le cadavre allait être réduit en cendres, dont une infime partie serait incrustée dans un cube de verre et remis, plus tard, à la famille, le reste serait mêlé au compost du terrarium où proliférait une faune et une flore destinées à l'alimentation. Même si la procédure était rare, cela ne choquait pas plus les astronautes que de boire de l'eau distillée, entre autre, de l'urine et des selles.

Trois astro-labs complets servaient de vivarium. Là, les sols et les eaux douces ou salées s'enrichissaient de micro-organismes et de planctons. Les vers de terre et les fourmis travaillaient les terres, des algues et des plantes proliféraient. Dans l'atmosphère tiède et moite, des croassements montaient aux milieux des stridulations des cheptels d'insectes et du piaillement des oiseaux mouches assurant la pollinisation en pesanteur normale. Toute l'eau du Livingstone passait en cet endroit, épurée à l'arrivée et à la sortie. Elle arrivait dans le vivarium sous forme de pulvérisation, dégoulinait sur les feuilles, imbibait le terrain, ruisselait vers les étangs aux reflets argentés par les bancs de petits poissons jouant entre les rochers à mollusques. Finalement, elle s'infiltrait dans le sous-sol non pas creusé de cavernes de calcaires ou de nappes phréatiques mais dans les grandes cuves où le précieux liquide recevait les traitements adéquats pour la boisson, l'hygiène et l'ingénierie.

Les vivariums étaient l'orgueil de l'ingénieur de survie Sissel Ende. Mais elle ne pouvait plus s'y rendre. Pourtant ces modules assemblés perpendiculairement à une chambre d'énergie supportaient les habitations des milanautes. Ces pièces pouvaient en effet se dissocier du reste du vaisseau soit pour des raisons de sécurité ou pour s'adapter aux vols à accélération linéaire. Savoir que l'habitacle du milanaute était verrouillé sur l'un de "ses" jardins, que sa chambre en jouxtait la cloison, et qu'elle ne pouvait pas sortir tant que la quarantaine serait en vigueur la rendait encore plus malade que la pauvre chinoise, que l'on croyait victime, comble d'ironie, de la fièvre de Hongkong.

La jeune germano-danoise, aurait pu naître dans l'écume de Copenhague telle la belle créature emblématique de Andersen. Ses soyeux cheveux d'or étaient ramassés en chignon, sans doute pour ne pas être contrainte de les couper comme la malheureuse sirène. En tout cas, ses jambes sveltes ne la faisaient point souffrir, et elle n'avait guère l'envie de les troquer contre une queue de poisson quand elle enfilait sa combinaison de plongée pour examiner cuves et aquariums.

Sissel était fière de représenter le peuple le plus écologique de la planète, d'assurer le maintien en vie des pionniers de l'espace et peut-être de peupler un monde, sain et naturel. Elle avait reçu l'insigne honneur d'emmener de nombreuses semences et couples d'embryons cryogénisés de maintes espèces exterminées. Au fond d'elle-même elle sentait pourtant le doute l'envahir. Peupler une planète, était-ce bien écologique?

Le timbre du communicateur de Nic joua quelques notes. C'était Frans qui venait de s'acquitter de la tâche et appelait comme convenu, le Commandant.

— Frans, seriez-vous capable de synthétiser la voix du blanchisseur?

— Mieux, je peux vous fabriquer des phrases qui correspondent à la personnalité du mort. Que voulez-vous lui faire dire?

— Il se peut que notre bonhomme doive rendre compte du déroulement de sa mission que nous ignorons même si nous en devinons les grands traits. Nous ne savons pas non plus à qui. Il n'est pas improbable donc qu'il soit appelé de la Terre et il est évident que sa réponse sera codée. Pourtant il faut que sa mort reste le plus longtemps possible ignorée. Pouvez-vous contourner cette difficulté?

— Je connais la musique: "Je ne peux rien dire! on m'écoute! et patati et patata…" Oh! le pauvre! Vous le faites surveiller de si près, Monsieur Lucien Porte! son uniforme et sa chambre sont si truffés de micros qu'il n'ose même plus se rendre dans les toilettes!

— Je vois que vous avez bien assimilé les histoires d'espionnage. N'en faites tout de même pas de trop.

Nic ferma la communication et s'apprêta à continuer d'analyser les derniers détails de sécurité avec le Japonais lorsque celui-ci reçut un appel de l'un de ses deux hommes en faction.

— Chef Tomonaga-san, le Corsaire, il se plaint d'être malade. Il dit qu'il a des frissons…