planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 22. Les deux villages.

Le texte de loi, la charte des Hôdons, la constitution de Hôdo, peu importe le titre, fut revu et corrigé par Jeanne. Nic en fit la lecture aux hommes de l'avant-poste. Il attendait avec anxiété les critiques, mais elles ne vinrent pas. Katsutoshi qui était à ses côtés lui souffla.

— Ce sont des hommes habitués à écouter sans broncher un règlement et à le suivre sans faille. Et cela avec d'autant plus de facilité que vous leur avez fait l'honneur de les consulter. Leur confiance t'est acquise.

Nic fit la moue. Il se rappelait trop l'histoire de son pays et maintenant, il se trouvait drapé de l'étoffe d'un roi, à l'image de ceux qui tentèrent de maintenir l'union d'une nation déchirée. Peut-être était-ce d'ailleurs de là qu'il acquit le sens de la recherche du compromis. Il n'était pas particulièrement brillant en Histoire, mais il avait eu des enseignants qui, eux, l'étaient et qui avaient réussi à lui inculquer de précieux fondements qui l'aidaient maintenant à appréhender la politique. Un frisson lui parcourut l'échine. Il était entré dans la légende des peuples sur Terre, à la tête de la première expédition humaine à travers la galaxie et sur Hôdo comme le premier fondateur d'une civilisation.

Le Japonais jugea que le discours était clos et proposa un toast. Il ne restait plus qu'à diffuser à l'ensemble de la communauté la charte hôdonienne. Les quatre co-rédacteurs qui étaient restés derrière Nic parurent soulagés comme à l'heureuse issue d'un concours ou d'un entretien d'embauche. La patronne scientifique s'écarta du groupe, un message lui était adressé. Le visage radieux de la Brésilienne s'assombrit.

— Il faut que je retourne à la base, annonça-t-elle à ses compagnons. Je pense que nous devrions partir rapidement, Nic. Gus, Adela et Sissel ont encore du travail à terminer ici, mais peut-être que Katsutoshi pourrait nous accompagner.

Le chef militaire réfléchit un bref instant avant de répondre. Il serait prêt dans une heure, pendant ce temps, un tracteur serait mis à leur disposition après avoir été déchargé.

— Tu ne nous as toujours pas dit pourquoi il fallait que tu partes si précipitamment, interrogea Nic.

— C'est Frans qui m'appelle. Il a des soucis avec l'ordinateur qui a des cauchemars.

— Pardon?

— C'est du jargon professionnel pour désigner une activité intense sans motifs apparents.

— Curieuse façon de parler d'un ordinateur. On dirait qu'il est vivant pour vous.

— Pourquoi pas… Les céphalopodes sont des animaux très intelligents, pourtant leur aspect est pour le moins assez différent de nous et même du dauphin. A première vue ils n'ont qu'une tête et des membres. Notre ordinateur n'a qu'une tête et pas de membres, il serait plus végétal qu'animal si l'on considère que son alimentation en énergie est analogue à un système radiculaire, surtout s'il s'alimentait grâce au mange-tout.

— Pour moi il serait plus minéral. Je n'y vois guère de vie là dedans.

— Judicieuse remarque! Veux-tu que je te confie une opinion personnelle? Tu vois le champ de champignons qui borde notre camp principal. Et bien, j'ai la curieuse impression qu'il s'agit d'une plante intelligente.

— Tu rigoles!

— Du tout. Les premières études sur le mycélium montrent de nombreuses analogies avec les réseaux neuraux. Ce n'est pas que de la sève qui y circule et il y a vraiment des échanges électrochimiques entre champignons, lesquels ne seraient pas uniquement des générateurs de spores mais auraient peut-être des fonctions de cils sensoriels, voire de bâtonnets rétiniens. En fait, ce serait encore plus étrange que la seiche. Nous aurions une vie intelligente composée d'une tête et d'un sexe.

— A mi-chemin entre ordinateur et poulpe!

— Tout à fait! En fait, vois-tu Nic, peut-être, devrons-nous partager la planète entre plusieurs formes de vies intelligentes. D'autant que si mes souvenirs ne me trahissent pas, les céphalopodes existaient déjà au dévonien sur la Terre, donc il est possible qu'il existe des êtres du même type sur Hôdo.

— Eh bien, ça promet!

— Pourquoi? C'est passionnant et tout se résout tôt ou tard…

— Je sais, pour toi, tout est toujours limpide. L'amour et la beauté aussi je présume.

Nic regretta soudain ce qu'il venait de dire. Il voulait lancer une boutade pour masquer la gêne qu'il refusait de s'avouer, il voulait paraître insensible aux charmes féminins et voilà que son inconscient le prit à l'improviste en dévoilant ses pensées secrètes. Mais Diana n'était pas sensible comme Adela ou Stella à ce jeu de cache-cache. Pourtant, il ne fut pas rassuré quand elle commença? "mon cher Nic," mais rapidement il fut noyé sous des explications qui tournaient autour de la mécanique statistique, de l'entropie et d'autres principes de physique.

"Tu vois, si j'avais été à ta place, je n'aurais donné aux Hôdons que des règles de ce type: partout, la nature est marquée par les mêmes lois, un équilibre entre deux types de forces, une répulsive et une attractive."

Ouf! le tracteur annoncé s'approchait d'eux. Nic n'aurait pas à formuler l'acte des Hôdons en équations mathématiques. Katsutoshi conduisait le véhicule. L'engin n'était pas rapide mais permettait de se déplacer d'un site à l'autre, quatre fois plus vite qu'à pied.

Une route commençait à se dessiner. Les gens d'armes convertis au génie, remblayaient et damaient le trajet bordé de plots de transfert d'énergie, lesquels étaient encore éteints, tant que la centrale de Gus n'était pas prête.

La maîtrise sans cesse croissante des lasers permettait heureusement de se débarrasser de câbles encombrants qu'il eût fallu stocker dans le sea-morgh'N. Il ne restait plus par la suite qu'à adapter ces plots aux chargeurs de batteries ou d'éponges à hydrogène. Tout avait été prévu pour assurer les besoins de la colonie, des éoliennes au mange-tout, des convertisseurs bioélectriques aux panneaux solaires aménagés sur le vaisseau et ramenés au sol et surtout les deux stations, l'hydroélectrique et la géothermique. Il fallait en effet prévoir à plus ou moins longue échéance la réparation du matériel, ce qui imposait de reproduire les traitements complexes de l'industrie chimique terrienne avec un minimum de personnes et de machines. Dans cette optique, il fallait envisager tôt ou tard l'exploitation du mange-tout à des fins métallurgiques.

Le silence était bercé par le ronronnement du tracteur mu seulement par le moteur électrique, faute de ne disposer encore d'hydrogène qui aurait pu doubler la vitesse. Nic qui était assis à la place du copilote se retourna vers Diana.

— Puis-je me permettre une question peut-être indélicate? Sans attendre la réponse il enchaîna. Tu es vraiment une prêtresse vaudou?

— Qu'est-ce qui t'étonne en cela?

— Que tu sois scientifique. Je ne vois pas comment cela peut se concilier. Encore si tu étais de l'église de scientologie comme la compagne de Ytzhak, mais là, franchement, cela m'échappe.

— Song n'appartient pas à la scientologie, mais à une branche protestante de Moon fortement inspirée de Gourdjeff.

— Ca m'est égal! Il y a tellement de sectes! Mais, tu ne réponds pas? Note, je ne t'y force pas, mais j'ai de la peine à comprendre que le chef scientifique…

— J'ai eu cet immense honneur grâce à mes gris-gris, coupa-t-elle avec une ironie amusée par le regard médusé de Nic qui ne savait comment interpréter la réponse. Logiquement, continua-t-elle redevenue grave, je te dirais qu'au-delà de moi, ma vie se perpétuera à travers mes enfants grâce à l'héritage génétique. Une bien maigre consolation n'est-ce pas? Tout ce qui fut moi, mes acquis intellectuels, mes petits instants de bonheur, tout ça envolé en fumée. Et toutes les souffrances de cette vie pour rien. A franchement parler, je ne suis pas "croyante" je dirais plutôt, "espérante". J'espère qu'il y a autre chose que cette vie étriquée entre la naissance et la mort. J'espère, seulement. C'est à cela, entre autre, qu'essaient de répondre toutes les religions, toutes les sectes, chacune à leur manière.

Elle se tut, méditative. Nic revenait à la charge.

— Pourquoi le vaudou? Je n'y connais rien, mais cela me semble bourré de magie, de rituels étranges.

— Quand tu es satisfait d'un médecin, décides-tu de changer? Il en est de même pour ça. J'ai été élevée dans cette pratique, et je ne vois pas pourquoi je me convertirais à autre chose. Les rituels, la magie de ma religion parlent à mon âme, mon subconscient si tu préfères, mieux que d'autre. J'y puise le courage quand il s'échappe et l'espoir quand il s'estompe. Mes gris-gris m'ont souvent aidée à surmonter mes chagrins d'amour, mes angoisses aux examens et bien d'autres épreuves, comme d'autres se signent, croisent les doigts ou enfilent leur chemise rouge. N'en est-il pas de même avec les Chrétiens, par exemple? Et quand ils mangent et boivent la chair et le sang du Christ? Avoue que cela ressemblerait aussi à de la magie! Certes, mes croyances n'ont pas acquis les titres de noblesse de l'islam, du christianisme, du judaïsme, du shintô… mais, que m'importe puisqu'au delà du réel je ne connais rien qui puisse me permettre de juger comme une scientifique. Sauf, que pour moi, Dieu n'est pas quelque part au-dessus de nos têtes, voire en chacun de nous, mais partout, et cela est plus proche de la vérité à mon sens. Et puis, connais-tu une guerre de religion déclarée par les panthéistes ou les animistes?

— Il y en a peut-être eu…

— J'en doute. Le monothéisme est une bonne excuse pour prétendre à une vérité unique.

— Je m'excuse de t'avoir importunée, mais je voulais comprendre…

— Je sais, tu cherches…

Nic soupira en se retournant vers l'avant. Il s'aperçut que le Japonais souriait tout en regardant la route. Il n'avait soufflé mot, mais il ne s'était pas désintéressé de la conversation.

Le silence retombait sur le tracteur, jusqu'aux abords de la première base.

A l'arrivée, une foule attendait le trio. Betty, Cheng et Jeanne accueillirent Nic et son ami et les conduisirent vers le tycho-drôme central. Diana, elle, s'éclipsa pour rejoindre au plus vite Frans qui avait sollicité son retour immédiat.

Sur les parois de la navette, la loi des Hôdons fut gravée, ciselée même. Nic ne put s'empêcher de sourire en lisant la première ligne.

"Nous, peuple de Hôdo,…"

Le commandant cligna à l'adresse de Betty.

— C'est une idée à toi?

— Comment t'en es-tu rendu compte? fit-elle un peu intriguée.

— Evident mon cher Watson! La nostalgie des Etats-Unis d'antan. Tu as repris la formule initiale de la Constitution. Dis-moi, le bain de foule, c'était…

— Cheng, coupa-t-elle. C'est elle qui a réuni tous ceux qui t'approuvaient.

— Mm, émit-il. Tout le monde n'est pas là.

— Certains n'ont pas pu venir, mais la grande majorité te fait confiance, informa la Chinoise.

Elle sortit l'allinone de son sac et commenta: plus de soixante-deux pour cent d'avis favorables, principalement chez les astronautes et les femmes.

— Et les autres?

— Près de dix-neuf pour cent jugent que les astronautes ont trop d'influence et le reste considèrent que seule leur mission importe.

— Leur mission?

— Oui, imposer leur vision de la société, leur politique, leur religion, leur conception de liberté.

— Est-ce dangereux pour la paix de notre petit monde?

Cheng haussa les épaules.

— Occupons-nous déjà de ceux qui ont mis leur confiance en toi. Nous ne pouvons pas trahir leur espérance, et c'est pourquoi j'ai tant insisté sur ce que j'appelle la loi de "la fuite et du refuge".

— Oui, je sais, une théorie folle que je n'ose imaginer comment mettre en application. Mais je te fais confiance, et on ne pouvait choisir des règles qui rappelleraient trop celles de la Terre, sans risquer de réveiller les revendications qui sommeillent au fond de bien des nôtres. Je présume que maintenant je dois m'adresser à tous.

Nic n'avait pas préparé de discours, ou plus précisément, il avait imaginé mille manières de le faire. La seule qui lui était familière, était celle de diffuser des consignes comme il l'eût fait dans le Livingstone. Mais, puisque la charte était gravée sur la coque d'une navette, il préféra improviser et expliquer chaque article. La fin de sa rhétorique fut vivement reçue dans des applaudissements qui le mettaient mal à l'aise. S'il eut annoncé la même chose à bord de son vaisseau, les passagers l'auraient écouté d'une oreille distraite, et s'il n'entendait jamais de critique, c'était parce qu'il était le commandant ordonnant depuis ses quartiers.

Il n'avait pas la possibilité comme officier supérieur d'un sea-morgh'N de garder ses distances, et de communiquer à partir du poste de pilotage et il se demandait comment se débrouillaient les maires des petits villages à l'écart des grandes métropoles. Il se dirigea vers sa tente, accompagné par une centaine au moins d'admirateurs. "Je vais me reposer, ce voyage m'a épuisé" argumenta-t-il, avant de disparaître. Tout le clan l'y avait précédé et l'attendait dans la grande pièce centrale. Il se rappela de cet instant où il venait de faire ses adieux avec l'Espace.

— Alors, s'enquit-il, ai-je été potable?

Tous acquiescèrent, mais la nature sceptique de Nic le poussait toujours à se demander si ce n'était pas par sympathie qu'on lui fit cette réponse.

— Inutile de vous dire que j'aurai besoin de chacun de vous pour faire de ce monde un univers plus humain que celui que nous avons quitté. De toute manière, il s'agit plus de notre survie que d'utopie. A part cela, quelles sont les dernières nouvelles.

Jeanne prit la parole: "je présume que tu n'as pas consulté ta messagerie." Elle savait que son mari avait programmé son allinone pour qu'il reste silencieux tant qu'il n'y avait pas d'urgence. Il détestait être dérangé à tout instant de la journée pour n'importe quoi.

— J'ai diffusé à la demande de Ytzhak une annonce, continua-t-elle. Il propose de baptiser cette cité Jérusalem.

Nic alluma son allinone, il y avait peut-être d'autres communications à lire. Rapidement, il passa sur celle que venait de signaler sa femme. "En l'honneur du retour de notre Commandant du mont Sinaï, je propose qu'on appelle désormais notre base de ville Jérusalem…". Sinaï, quel Sinaï, à quoi faisait-il allusion? Décidément, Ytzhak ne cesserait jamais de l'intriguer.

Jeanne lui expliqua que l'Israélite avait ironisé — c'était l'impression qu'elle en avait eue — en le comparant à Moïse. Il avait même ajouté "S'il croit pouvoir sceller pour l'éternité cette diaspora humaine, alors qu'en guise de Yahvé il n'y avait là-haut qu'une poignée de barbares, c'est qu'il est mégalomane ou fou."

— Comme d'habitude, je constate que l'on ne juge les autres qu'à travers son propre regard. Dois-je en conclure qu'il fait partie de l'opposition?

— Pas du tout. Peut-être à cause de Cheng et surtout d'Adela qui ne cesse de répéter que toute scission serait un suicide pour la communauté. Et comme, vraisemblablement il ne souhaite pas que l'exploration tourne au fiasco…

— Adela! Comment s'y prend-elle?

— Elle redoute toujours que nous soyons victimes des micro-organismes de Hôdo. Selon elle, nous devrons rester vigilants au moins pendant trois mois. Et crois-moi, pour elle, il ne s'agit pas d'une ruse quelconque pour maintenir la cohésion des Hôdons. Elle a réellement peur.

Nic se replongea dans la lecture des communiqués, il n'avait rien à ajouter aux explications de Jeanne. La moue dubitative qu'il avait conservée jusqu'alors se mua en sourire amusé. Quelqu'un avait joint une réponse à la note de Ytzhak. "D'accord pour ton idée, si la seconde base s'appelle Rio, car n'est ce pas la première rivière que nous avons trouvée? Signé Diana Tianno."