planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 24. Le contact.

Le soir venu, Nic raconta chez lui la visite inattendue de l'androïde et ses soucis quant à la présence d'un espion à la solde de qui finalement, la CIES ou les Yakusa?

Pour Jeanne, il s'agissait d'une bénédiction du ciel. Pour assurer la cohabitation pacifique de tous les Hôdons, malgré leurs nombreuses divergences, presque tout le monde était d'accord pour penser qu'il fallait un motif puissant qui dépasserait les querelles internes. Un motif si puissant qui justifierait la nécessité d'une union dans laquelle chacun pouvait espérer son propre épanouissement et être convaincu qu'il fallait l'appui d'autrui pour y parvenir.

La menace d'un danger biologique était déjà suffisante pour l'instant. En tout cas, elle était telle que personne ne pouvait juger bon de créer une scission, même si certains l'avaient déjà envisagé. Les microbes aliens étaient présents sur toute la planète et il était dangereux de réduire l'équipement thérapeutique et de diviser chercheurs et médecins.

La nécessité de construire un monde habitable pour l'humain contribuait aussi à se serrer les coudes. Même en ce qui concernait le couple, cela se ressentait, constata Jeanne qui voyait son mari partager plus fréquemment ses occupations avec elle. Elle fit remarquer qu'elle pouvait d'ailleurs l'aider sur ce qui paraissait une énigme, car elle possédait de très bonnes connaissances de l'histoire de la Terre. Son métier d'experte en communication l'y obligeait.

Il était évident que Katsutoshi n'avait pas compris l'allusion de l'androïde. Le seul holocauste qui restait à tout jamais gravé dans la mémoire nippone dépassait de leur point de vue tous les autres drames de l'humanité. Frans, lui, membre de l'Amnisty, était dépassé par les horreurs du présent. Quant à Diana, elle faisait partie d'une grande puissance qui avait fait fi depuis longtemps de l'absurdité des autres continents. Les Brésiliens avaient trop à faire pour réparer les dégâts sociaux qui avaient conduit les classes moyennes exsangues au bord de la pauvreté. Les miséreux y représentaient une majorité, toute culture et toute race confondues, en quête de l'immense richesse du pays qui s'était envolée à l'abri des indiscrétions.

D'ailleurs, le chef de l'expédition, Nic, était directement visé. C'était lui qui par son caractère tenterait de protéger tous les explorateurs. C'était donc lui qui fermerait les yeux sur les agissements de Ytzhak. Mais ses supérieurs avaient oublié que le commandant du vaisseau était incapable de coller une date au peu d'événements historiques dont il se souvenait.

Jeanne ne se sentait pas de taille à expliquer le pourquoi du comment, comme Cheng l'eût fait, mais elle savait que les sentiments à l'égard du peuple juif oscillaient depuis des millénaires entre jalousie haineuse et coupable compassion. Ce peuple fut pourchassé, banni combien de fois au cours de son histoire. On tenta même d'en effacer son existence, plus récemment à la fin du deuxième millénaire puis lors de la fondation de la Nouvelle Babylone qui annexa Israël au titre d'une province où tout culte hébraïque fut prohibé. Ces deux derniers génocides ont été baptisés "les holocaustes". A chaque fois, après ces horreurs se développait dans certaines régions fortement peuplées de Juifs, une période de culpabilité collective, dans laquelle Nic avait grandi. Alors une tolérance aveugle s'instaurait, excusant tout, pardonnant tout, sans discrimination aucune. Une folie qui suivait une folie et qui portait en soi déjà le germe d'une autre folie. L'éternel balancier du Yin et du Yang cher à la Chinoise.

Une folie qui aurait dû influencer Nic, lequel était à mille lieues d'imaginer à quel point on avait voulu le manipuler. Imperméable au bien penser, le commandant n'écoutait que sa conscience. Il n'avait pas franchement d'affinités avec Ytzhak et jamais il ne se serait cru obligé d'en avoir pour quelques obscures raisons qui lui échapperaient. Mais si sa femme disait vrai, quelles autres sordides manipulations pouvaient agiter les cordes de marionnettes. Du coup, tout le monde devint suspect. Et Jeanne n'y échappait pas. Devenait-il paranoïaque? Il sortit précipitamment sous la pluie nocturne.

Dehors, les tentes éclairées de l'intérieur s'enveloppaient d'un halo sous l'ondée rafraîchissante. La journée avait été chaude et la roche était devenue brûlante au milieu de l'après-midi.

Nic s'éloigna du camp, se hissa sur l'un des tycho-drôme afin de regarder pensivement les taches blafardes qui dessinaient huit rangées bien alignées. Là-bas, il savait qu'une lueur était celle du clan de Ytzhak. Il était encore tôt, et soudain, il décida de rendre visite à ce dernier.

L'allinone, aussi inséparable que le sac à main, l'attaché-case ou le sac à dos, ainsi que le téléphone portable ou la montre tombés en désuétude, permettait non seulement de prendre un rendez-vous, mais même de s'annoncer sur les pas de porte.

L'humidité était devenue l'un des premiers soucis des Hôdons. Aussi, dans chaque sas d'entrée des habitations, trouvait-on des grandes serviettes éponges, et de longs ponchos noués à la taille par une ceinture. Tout le monde, les hôtes comme les visiteurs se séchaient, quittait ses sandalettes et troquait ses vêtements trempés contre d'autres secs.

Ytzhak attendait Nic dans la pièce commune la plus intime, celle qui donnait sur sa chambre et celle de sa femme qui s'était retirée, ne voulant ou ne pouvant participer à l'entretien qu'allaient avoir les deux hommes. Sur la petite table, deux gobelets cylindriques étaient remplis d'un liquide ambré fumant.

— Vous aussi, vous vous laissez pousser la barbe! remarqua l'hôte, tentant de briser la gravité de l'entretien et devinant que Nic ne savait comment aborder le sujet qui le préoccupait.

— Ytzhak, je ne vous apprendrai rien en vous expliquant que nous n'avons guère d'atomes crochus entre nous, même pas la barbe!

Les joues noircies d'un poil mal rasé ne semblaient pas être un bon point de départ pour bavarder. Il fallait donc se jeter tout de suite dans le vif du sujet.

L'Israélite sourit franchement.

— Oh si! plus que vous ne le croyez! Vous me rappelez une photo de l'un de mes auteurs préférés: Stephan King. Mais ceci dit, vous avez raison. Nous ne trouvons pas souvent des terrains d'entente. Ne fût-ce déjà qu'en politique. Vous êtes archaïque en essayant de déterrer les vieux fantômes des dictatures prolétariennes ou chômariennes.

— Et bien, justement, c'est de la politique qui m'amène ici.

— Avec l'intention de faire du prosélytisme? Vous voulez me convertir au néo-communisme?

— Je vous répondrai ce que disait l'un de mes professeurs russes de l'école d'astronautique. "On ne devrait professer que des vérités incontestablement confirmées, et encore! Le reste n'est que spéculation sur des intuitions, mélange inextricable d'apprentissages et d'acquis inconscients, d'hypothèses, d'espoirs et de croyances, d'ébauches de solutions et de conclusions incomplètes, et tout cela vaguement classé entre les valeurs floues du bien et du mal. En revanche, il faut fuir comme la peste les vérités révélées, celles qui imposent des dogmes n'admettant aucune démonstration et encore moins de contradictions."

Ce personnage, que je considère extraordinaire, aimait philosopher avec ses étudiants. Il était devenu, pour moi, un maître à penser. J'ai toujours cru qu'il n'était pas un néo-communiste, et, à mon avis, je crois qu'il devait être un franc-maçon ou quelque chose comme çà. Il en est de même pour moi, à cette différence près, que je me définirais de franc-…tireur. Vous voyez! N'étant pas un militant, vous n'avez rien à craindre de moi, je ne tenterai pas de vous convaincre de quoi que ce soit.

— Tout comme moi, j'ai l'étiquette d'un "faucon", mais ce n'est pas pour autant que je me charge de plastic en bandoulière. N'empêche que nos points de vue sont divergents. Sauf sur un, peut-être, nous savons tous deux que nous ne sommes que des pions sur l'échiquier.

— Quand nous ne sommes pas un ballon de football que l'on peut botter sans vergogne…

— C'est bien ce que je disais, nous avons plus de points communs que nous le supposons. En fait, nous sommes des anarchistes, vous à gauche et moi, à droite. Etait-ce cela que vous avait enseigné votre mentor?

— Voter pour des illusions, était l'une de ses expressions favorites. Il raffolait parsemer ses discussions de sentences laconiques et lapidaires. Je me souviens de certaines comme celle-ci.

— Mais puisque vous n'êtes pas venu pour me convertir, ni pour me réciter l'ana de votre bien estimé enseignant, qu'est-ce qui me doit l'honneur de votre visite tardive?

— La base de donnée sur laquelle vous travaillez et que tout le monde croyait détruite.

— Ha! Je vois. Vous avez l'impression que je travaille pour quelqu'un.

— Comme d'habitude, vous n'y allez pas par quatre chemins! Quant à l'impression, ce serait plutôt une certitude.

— Vous ne me croiriez pas si je vous disais que c'est de la conscience professionnelle.

— Si! je suis tout disposé à l'admettre. Mais cela ne me suffit pas. J'ai bien pensé qu'il pourrait y avoir un intérêt lucratif, mais je me l'imagine mal.

— Evidemment, ici, il n'y a pas de planche à billets, et le négoce avec la Terre semblait très limité dès le départ.

— A quoi sert votre travail? Recenser tous les Hôdons, leurs faits et gestes sur cette planète?

— Je fais exactement la même chose que sur Terre. C'est très utile, carnet de santé, activités professionnelle, échanges commerciaux, compétences…

— Incompétences, créances, affinités politiques, carte génétique… continua Nic sarcastique.

— Ne soyez pas suranné! Tout n'est pas négatif.

— Mais tout n'est pas positif, Ytzhak. Vous le savez aussi bien que moi. Dois-je vous rappeler la réputation peu élogieuse qui vous était affublée lors de l'arrivée sur mon vaisseau. D'ailleurs, entre nous, j'ai toujours cru que vous aviez détruit la base de données pour vous blanchir. Oh, je ne vous jette pas la pierre, car je pense que vous nous avez rendu à tous un grand service. Mais alors pourquoi recommencer, et avec quelles informations? Vous me dites que c'est utile alors pourquoi personne n'en a été prévenu? Quelque chose m'échappe, quelque chose que vous savez et refusez de me dire. Je ne peux ni ne veux vous obliger à parler, mais je me dois dans l'intérêt de toute la communauté de veiller à tout ce qui risque de la nuire. Voulez-vous faire bande à part. Etes-vous Hôdon, oui ou non?

Agnon ne répondit pas tout de suite.

— Commandant, en venant ici, je n'ai pas dit adieu à Israël. Avant de partir, j'ai été convoqué par quelque haut responsable de la CIES. Il voulait que je tienne à jour un dossier complet de la colonisation de cette planète. C'est pourquoi, je me suis permis d'effacer le contenu de la première base car elle ne servait plus. Je savais qu'une autre serait à ma disposition plus tard.

— Vous étiez donc un agent de la CIES? Je comprends maintenant les deux morts du voyage. Vous nous aviez fait croire que Adela en était involontairement responsable pour détourner les soupçons.

— L'un d'eux avait pour mission d'empêcher la présence de Juifs sur cette planète, quant à l'autre, l'émir, il était sûrement à bord du Livingstone pour moi. Je soupçonne d'avoir été trahi et je n'ose imaginer par qui.

— La CIES?

Ytzhak ne répondit pas, mais enchaîna.

— Si vous voulez savoir, ma solde est intégralement versée au Front de Libération Israélite. L'annexion de notre territoire dans une prétendue confédération ne nous sied pas. Nous devons nous y cacher comme des pestiférés et un jour viendra où nous pourrons relever la tête.

— Vous n'en avez pas assez de ces Saint-Barthélemy qui ensanglantent l'histoire de l'humanité? Devons-nous nécessairement traîner avec nous toutes les infamies de notre espèce? N'êtes-vous pas ici, chez vous, dans la ville qui, selon votre propre suggestion, est baptisée Jérusalem?

Ytzhak se tut de nouveau. Ah, si un rabbin pouvait le conseiller! Il lui fallait un temps de réflexion et Nic le savait, aussi il se leva, indiquant par-là qu'il en avait fini la discussion. Il ajouta:

— Ytzhak, agissez en votre âme et conscience, mais pas dans mon dos. Moi, je trouverai une solution qui vous convienne à vous et aux Hôdons.

Le Juif accompagna Nic à la porte de la tente, et avant de la refermer derrière le commandant qui s'enfonça dans la pluie lança avec le sourire désabusé de ceux qui n'ont plus que le doute comme vérité:

— Qui êtes-vous, finalement, Nic? Moïse, Salomon, David?

L'averse s'était faite violente et n'avait plus rien de rafraîchissant. Un voile d'eau empêchait Nic de voir clair et il dut mettre les mains en visière pour discerner les taches de lumière les plus proches. De mémoire, il savait dans quelle direction il pouvait se déplacer. Par bonheur, à cette heure, presque toutes les habitations étaient éclairées. Il décida de retourner chez Diana, car il était urgent de se mettre à l'abri et c'était sur sa route. Il en profiterait ainsi pour connaître les dernières nouvelles concernant l'androïde. Frans avait sûrement découvert quelques informations qui pouvaient être capitales et ces chercheurs étaient des couche tard. Sans s'annoncer, il s'engouffra dans le sas. Il pleuvait vraiment trop violemment et il se sentait mal. Le corps entier lui semblait douloureux et il redoutait que les microbes inconnus de la planète n'en fussent responsables. Il en profiterait pour demander à Diana si elle savait où en étaient les observations d'Adela sur les charmants aliens microscopiques.

L'androïde entra dans le sas pour accueillir Nic.

— Bonne nuit, Commandant! annonça la femme synthétique. Elle portait de nouveau la combinaison spatiale, mais sans le casque, ce qui permettait de voir son sourire aguicheur.

— Je vois qu'il y a du progrès, ironisa l'homme. On ne dit plus "mon chéri", mais à l'avenir essayez malgré tout de distinguer "bonne nuit" et "bon soir"!

— C'est déjà fait, répondit Nanahyaku-san. Il y a longtemps que le soleil s'est éclipsé, donc il fait nuit.

Nic haussa les épaules et suivit son guide qui le conduisit vers le laboratoire de Frans, visiblement fier des progrès de sa poupée mécanique. Le cogniticien était heureux, il réalisait complètement ce à quoi il s'était préparé tout au long de sa vie estudiantine? "éveiller" un robot. Et quel robot! Doté d'un cerveau gigantesque et d'un corps superbe! Pas de ces vulgaires machines à l'allure à peine humanoïde destinées à travailler en milieu hostile.

— Nous sommes tous d'accord pour que Nana soit sous vos ordres, Commandant. Katsutoshi n'a pas besoin de garde supplémentaire et pense qu'il vaut mieux qu'elle soit sous votre responsabilité.

— Vous voulez dire qu'elle est maintenant programmée pour m'obéir?

— Exactement!

— Mais je ne suis tout de même pas obligé de la traîner derrière moi! Je peux, par exemple, vous la confier.

— Bien sûr! Et c'est même ce que je recommanderais si vous ne l'aviez proposé en premier.

— Et vous pouvez la garder dans le plus grand des secrets.

— Je ne vous suis plus. Je pensais que vous étiez embarrassé par la présence de Nana à vos côtés. Je sens quelque chose d'autre qu'une gêne.

— Vous allez comprendre, mais au préalable, je voudrais l'interroger, et votre présence m'est indispensable car je crois que je n'ai pas encore découvert la manière de parler avec votre protégée.

Nic voulait en apprendre plus sur la mission de l'androïde et surtout comment il allait s'y prendre pour transférer les informations vers la Terre.

Nana devait faire, à peu près chaque mois terrestre, un saut vers la planète mère avec les données relatives à l'évolution des Hôdons. Elle stockait les données gérées par Ytzhak dans ses mémoires complémentaires à bord de son tycho-drôme posé dans le désert. Ensuite, elle se déconnectait du cerveau principal pour ne plus suivre que les instructions mémorisées localement et reprendre son autonomie pour le voyage. Il restait encore une quinzaine de jour avant que le robot ne dût partir. Cela laissait le temps de préparer un plan pour dissuader la Terre de s'incruster dans les affaires de Hôdo. Nic imaginait déjà un stratagème, mais il fallait que la présence de l'androïde restât ignorée de tous et surtout de Agnon.