planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 27. Le piège se referme.

Katsutoshi se fit conduire sans encombre au tycho-drôme des sœurs androïdes. Là, il trouva la troisième qui sommeillait. Elle avait le même physique que les deux autres, c'était une série "nanahyaku", et celle qui dormait en était le premier exemplaire, la plus naturelle des trois dans le choix des couleurs. Si Biscuit ressemblait presque à une comédienne de kabuki, si Nana, elle, sortait droit des pages d'une revue manga, cette dernière se retrouvait par millier, l'été, sur les plages nippones à dorer sa peau ambre sous un filtre UV. Une vraie japonaise si ce n'étaient ses grands yeux, et encore, nombreuses étaient les coquettes qui se faisaient corriger les paupières de telle sorte que cet androïde pouvait vraiment paraître humain.

A son retour dans la tente, il alla trouver Le Ninja. Il savait qu'il ne dormait pas, c'était son tour de garde et comme il s'y attendait, Rûbâda, sa compagne veillait à ses côtés. Ils furent mis dans la confidence, et le lendemain soir, ils emprunteraient un tracteur pour vider le tycho-drôme espion. Deux hommes de confiance de Condor les aideraient pour le transport du butin.

Une fois mis au courant de leur mission, Katsutoshi les envoya se coucher car il n'y avait sans doute plus besoin de sentinelles. Biscuit remplirait bien cette tâche.

Pour la première fois depuis leur arrivée sur Hôdo, tout le monde dormait dans la tente du chef militaire. Sauf Adela, qui était encore à Rio où les événements prenaient une tournure qui ne lui plaisaient pas. Et dire que Nic s'évertuait à simuler quelque drame affreux qui jetterait une ombre sur la colonisation de la planète. Comme le médecin s'y attendait, les premières maladies de Hôdo seraient cutanées et respiratoires. Au cours de la journée, elle avait dû traiter une mycose rutilante inconnue, plus spectaculaire que dangereuse qui avait eu le temps de se loger sous le prépuce d'un soldat chargé d'explorer les alentours. L'hygiène n'en était pas la cause, mais, les savons utilisés ne faisaient qu'empirer la situation et le fier guerrier avait tardé à consulter le médecin, une femme. Tard dans la nuit, elle dut s'occuper d'un patient qui avait tous les symptômes du tétanos. Elle avait oublié, dans ses prévisions, les toxines introduites par blessures. Elle devait le rapatrier vers Jérusalem, car elle n'était pas équipée pour sauver l'homme maintenu artificiellement en vie dans un sarcophage médical. Par bonheur, pensa-t-elle, les complications digestives n'étaient pas encore à craindre, l'eau de consommation était distillée, quant à la nourriture, malgré l'optimisme de Sissel pour l'acclimatation des plantes terriennes, ce n'était pas demain la veille qu'on en consommerait.

Gus aussi se battait contre la nature de la planète, ses victimes étaient des machines qui souffraient aussi de l'excès d'humidité. Des moisissures avaient envahi certaines pièces mécaniques où l'huile convenait à leur développement.

Aussi, Nic fut surpris le lendemain par l'avalanche de mauvaises nouvelles, oubliant presque l'actrice qui jouait les folles, chantant à tue tête une vieille mélopée que l'on disait originaire du Brabant: "Quand on n'a que l'amour." L'avait-elle fait exprès ou réellement les gens devenaient-ils fous sur Hôdo? Il attendrait pour connaître les réactions et les rapports de Condor et Cheng. Pour l'instant, l'opportunité lui conseillait de rendre visite à Frans pour connaître la réaction des deux robots.

Ne pouvant plus utiliser l'allinone, il se rendit à l'improviste dans le clan de Diana où normalement il comptait rencontrer le cogniticien qui y passait plus de temps que dans le sien.

Il tomba nez à nez sur le savant russe.

— Ah! s'exclama celui-ci, enfin je vous trouve. J'essayais en vain de vous envoyer un message mais vous ne répondiez pas. Votre appareil est-il en panne?

Nic soupira. Evidemment, il avait passé la consigne aux principaux responsables de ne pas communiquer entre eux, mais il avait omis que d'autres voudraient prendre contact avec lui. Il faudrait qu'il voie avec Jeanne la possibilité de réorienter les messages.

— Quel est le problème Mikhaïl?

— Betty m'a parlé de la visite des androïdes en tycho-drôme muni d'un générateur de X2-plasme, je voudrais l'examiner.

Pour être discret, c'était réussi, voilà maintenant que ces savants allaient se mettre à tout divulguer entre eux, et bientôt tout le monde connaîtrait la présence des intrus.

— Je suis au courant du secret que vous voulez garder, et des motifs qui vous y poussent, ajouta-t-il, s'apercevant de la réticence du Commandant, mais Diana aussi a jugé bon que je participe à l'expédition que vous deviez organiser.

— D'accord! Alors, ce soir, au crépuscule, rendez-vous chez Katsutoshi. Je peux donc vous demander où se trouve Nana.

— Le premier androïde? Avec ma femme et Diana, "en privé" comme elles me l'ont fait clairement comprendre. J'ignore si vous serez bien accueilli Nic.

— Ayez l'amabilité de les prévenir de ma visite, je ne peux me servir de mon allinone.

Que faisait BB et le chef scientifique avec cette pauvre machine? Nic entra dans la pièce où s'étaient isolées les trois femmes, du moins, s'il fallait compter Nana comme telle. Ce fut cette dernière qui accueillit le Commandant avec le salut des astronautes.

— Depuis quand… commença Nic.

Betty avait la réplique rapide et elle connaissait bien son vieux collègue.

— Nous lui apprenons les bonnes manières. J'espère que tu as apprécié?

Sous-entendu: "sinon NOUS sommes vexées". Il valait mieux acquiescer.

— J'imagine que tu n'es pas venu ici pour prendre une tasse de thé avec nous.

— Non, Betty, mais je serais curieux de savoir à quel jeu vous vous adonnez.

— Je te l'ai dit, nous lui apprenons les bonnes manières. Tu ne crois tout de même pas que nous allons laisser Nana se pervertir de pudibonderie à la Frans. Et qui mieux qu'une femme peut enseigner le comportement féminin.

— Le bon, c'est-à-dire le vôtre, ironisa Nic. Mais n'oubliez pas que Nana est attachée à mon service!

— On lui apprendra à ne pas te bousculer dans tes petites habitudes d'homme tranquille.

Nic haussa les épaules, BB, même mariée et hors service, restait Betty, la plus grande des astronautes, et la plus grande gueule. Son éducation de jeunes filles ne devait guère puiser ses références dans la littérature sentimentale.

— Bien, si vous me permettez une interruption, et pourquoi pas une pause café, j'aimerais interroger Nana. Vous aviez bien suggéré que c'était un salon de thé ici?

Diana se proposa de préparer les boissons et quitta la pièce. Betty se taisait, attentive au dialogue échangé entre le commandant et l'androïde. Elle réalisait les inquiétudes du chef de la communauté lorsqu'elle comprit que Nana avait enregistré les différents incidents signalés par Adela. Elle connaissait les problèmes avant même que Nic fût mis au courant. Mieux, elle savait qu'à l'instant précis, un pompier informait qu'une femme se donnait en spectacle au milieu de Jérusalem, qu'elle semblait soudain devenue folle. Elle savait aussi que Biscuit savait. L'espion était des plus efficaces. Mais il avait ses points faibles. Nic repensait à l'image que Cheng ou Adela lui avait enseignée en comparant la concentration et la méditation. L'une d'elle, il ne se rappelait plus laquelle, lui disait que l'attention était comme le faisceau d'une lampe. La concentration rendait le rayon très étroit et éclairait fortement l'endroit observé, laissant le reste dans l'obscurité. Au contraire, la méditation émettait une lumière diffuse permettant d'apercevoir plus de choses dans une large zone. C'était le cas pour ces androïdes, ils se concentraient, infaillibles sur leur seule mission oubliant tout le reste. Ils ne savaient pas papillonner, glaner des informations de ci de là. La preuve, Nic l'obtint lorsqu'il comprit que Nana ignorait totalement où était Katsutoshi pendant la nuit. Le robot essayait de suivre sur le réseau devenu silencieux, les conversations, les faits et gestes du Japonais qui ne portait plus le bracelet médical et n'utilisait plus son allinone. Et pourtant il était avec Biscuit qui utilisait le même cerveau central que Nana.

Il ne restait plus à Nic que d'aller interroger discrètement l'autre femme artificielle pour s'assurer que tout se passait comme il le désirait. Ce fut là qu'il rencontra Frans qui avait anticipé les inquiétudes de Nic. Mais tout se passait très bien. L'androïde avait reçu l'ordre de monter la garde et de réceptionner les messages à la place du allinone. Katsutoshi avait trouvé de quoi occuper Biscuit. En tant que cogniticien, la seule chose qu'il jugea regrettable, fut le manque de dialogue avec elle, car son développement restait très primitif par rapport à Nana dont on sollicitait de nombreuses activités neurales. Elle restait des heures entières debout, immobile, pataude à attendre un ordre, une invitation à quelque activité. Pire, Katsutoshi préféra qu'elle gardât la combinaison de survie des astronautes et qu'elle en éteignît le casque après avoir obscurci la visière de telle manière qu'elle ressemblât plus à une armure des temps modernes, posée là pour décorer comme dans les vieux châteaux.

— Déplorable, se plaignit Frans, de laisser un androïde de cette catégorie dans un tel état. Vous ne pouvez comprendre, c'est comme un enfant non désiré que l'on laisserait dans un coin en priant le ciel qu'il ne se mette pas à pleurer. Et pourtant la constitution hôdon parle du respect de l'intelligence.

Nic se racla la gorge, il était l'auteur principal de ces lignes.

— Peut-être devrais-je penser à créer une Société de Protection des Androïdes. Je sais que vous allez vous moquer de moi, mais combien de fois notre humanité s'est donnée le droit d'attribuer ou non une âme chrétienne: les femmes et les noirs, rappelez-vous. Combien de rires a provoqué la notion du respect des animaux en leur concédant la possibilité de souffrir et d'être angoissés face à la mort?

Biscuit buvait les paroles des deux hommes, mais ni l'un ni l'autre ne s'en rendirent compte. Soudain elle adressa la parole à Nic.

— Mes informations indiquent que vous êtes Lucien Porte, le commandant de l'expédition. Est-ce correcte?

— Ah, vous voyez Frans! elle n'est pas si déconnectée que cela. Oui, c'est moi, continua-t-il cette fois en s'adressant à Biscuit.

— Un dénommé Ytzhak Agnon vous cherche. Dois-je lui indiquer où vous êtes?

— Non, taisez-vous.

Puis, pensant aux remarques du cogniticien, il ajouta à contre cœur, "et merci pour l'information."

— A votre service, Commandant! D'ailleurs, il va vous trouver puisque après avoir cherché en vain le Commandant en second, Betty Brown, il se rend ici pour parler à mon chef.

Tout à coup Nic réalisa l'anomalie.

— Pourquoi m'avez vous appelé Commandant? Je pensais que vous étiez programmée pour une autre tâche.

— Je suis, mais j'ai pu réussir à récupérer quelques informations de celle que vous appelez Nana. Je vois à votre regard que ce que je viens de dire vous déplaît. Pourquoi?

"Saloperie de machine, pensa Nic furieux, elle va finir par tout faire capoter!"

— Puis-je me permettre une correction, Monsieur Frans Cormaek? Sans attendre la réponse, Biscuit enchaîna? à la différence d'un humain, mon cerveau n'est pas vierge à la naissance.

— A la naissance de qui, de quoi? grogna Nic. De votre corps si je puis dire, mais n'oubliez pas que votre extension de cerveau existait avant vous et qu'à l'origine il en savait peut-être moins qu'un nouveau-né.

— Objection acceptée. Veuillez recevoir mes excuses.

Soudain, Ytzhak pénétra dans la pièce.

— Il me semblait bien avoir reconnu votre voix, Commandant.

On rentrait comme dans un moulin à vent dans ces tentes. Les géologues avaient trouvé des gabbros qui enthousiasmèrent les architectes et échafaudaient déjà des plans de bâtisses solides, plus intimes que les abris actuels. Ses roches obscures étaient riches en veines colorées et en inclusions qui reflétaient mille feux. Des pierres dignes pour la construction de palais prétendaient-ils. Déjà Nic avaient vu leurs maquettes virtuelles, d'imposantes villas de pierres taillées aux grandes baies vitrées, des demeures dont le commun des mortels n'osait plus rêver. Vivement que le temps vienne où les Hôdons auraient de vraies maisons avec de vraies portes.

En attendant, il fallait faire mine de rien face à l'indiscret administrateur, car Nic ne savait exactement ce qu'il avait entendu à travers les parois de plastique.

— Vous cherchez Katsutoshi, demanda Nic.

— Plus précisément c'était vous que je cherchais. C'est à n'y rien comprendre. Je vous ai appelé, vous, Betty, Adela et Katsutoshi. Personne ne répond sauf Adela qui m'a envoyé sur les roses. Que se passe-t-il ici? Je constate que certains ont remis leur combinaison de survie.

Il regarda l'androïde qui ne broncha pas.

—  Evidemment elle ne daignera pas m'adresser la parole. Une musulmane intégriste mariée s'adressant à un Juif est improbable, même sur Hôdo, n'est-ce pas Commandant?

Nic apprécia la méprise. Effectivement, les androïdes avaient la même stature que Rûbâda.

— Venons en aux faits, s'empressa-t-il de dire, craignant que Biscuit se mette à commenter les phrases de Agnon.

— Et bien, j'ai appris qu'il y avait quelques soucis de santé parmi nos membres.

— L'indiscrétion informatique ne vous étouffe pas, persifla Nic. Je croyais que vous ne preniez pas connaissance des dossiers médicaux.

— Ne le prenez pas sur ce ton! Je fais mon boulot et je dois m'assurer que les données sont correctement chargées.

— Certes! Où voulez-vous en venir?

— Saviez-vous que dehors, Condor a dû emmener une femme qui faisait esclandre?

— Non! Nic savourait le piège qui se refermait et faisait un effort pour garder le visage renfrogné de la mauvaise humeur.

— Encore un autre mystère! Décidément, c'est la journée! Hier cette femme était tout ce qu'il y a de plus normal. Je sais comme vous voulez que la paix soit maintenue sur votre planète, mais, verriez-vous d'un mauvais œil que j'imite votre garde. Je me sentirais plus rassuré dans notre bonne vieille combinaison.

— Sur "ma" planète, qui vous l'interdirait. Moi?

Il y a des jours, où le courant ne passe vraiment pas, pensa Nic. Pauvre Ytzhak, en fait, Nic lui en voulait surtout d'être tombé comme un cheveu sur la soupe. Il essaya d'être un peu plus aimable.

— Vous êtes libre d'agir comme bon vous semble. Je comprends que vous soyez affolé. Ce sont les risques du métier, vous êtes au courant aussi vite que moi des incidents qui surviennent dans notre communauté. J'ai moins de liberté que vous pourtant, Ytzhak, car je dois agir en vue du bien de tous, et si le chef panique, l'édifice sera ébranlé. Et franchement, une folle, une seule, n'est pas une épidémie. Enfin, si cela peut vous rassurer…

— Je comprends, Commandant. Nous sommes tous énervés avec cette chaleur moite. Je vais vous laisser à vos occupations. Je vais de ce pas d'ailleurs rassurer le journaliste. Il nous colle, ma femme et moi, pour savoir ce qui se passe. Il est anxieux, mal à l'aise, pas du tout la carrure de son collègue assassin!

— Ca se voit qu'il n'a pas été recruté comme nous! La prochaine fois qu'il vous ennuie, conduisez-le chez Adela, elle s'en chargera. Bonne nuit!

Avant que l'Israélite ait franchi la porte, Nic le rappela.

— Dites, donc, Ytzhak, vous n'avez jamais pu concevoir que la terre promise fut ailleurs que sur les rives du Jourdain?

— Non! Pourquoi?

— Dommage, je suis sûr que vous auriez des compétences pour faire de cet endroit une terre hospitalière. Il me semblait que vos ancêtres avaient réussi à transformer le désert en lieu fertile.

— Les kibboutzims? Je connais, je connais même très bien. Depuis mon enfance je rêve de retrouver cette époque. Nous avions fait des exploits, mais la guerre avait miné notre richesse et finalement nous avons été vaincus.

— Et si vous vous y appliquiez ici, sur cette Terre inconnue.

— Un jeu de mot, Commandant?

— Quel jeu de mot?

— Je suis un passionné de science fiction. "Terre inconnue" est une histoire, une métaphore sur la difficulté de créer la Paix entre belligérants. A l'époque, ce film coïncidait avec la tension entre les deux grandes puissances terriennes, mais en fait, elle collait aussi avec l'histoire de mon pays.

— Je pense que si vous aimez ce genre de fiction, c'est que vous savez rêver. Le passage à la pratique vous coûterait-il?

— Vous venez de le dire, Commandant, il ne s'agit que de fiction. Une sorte de tube à essai où on mélange différents ingrédients, puis, on imagine le comportement humain dans le nouveau contexte comme un modèle physique épuré, comme la plume de Galilée qui tombe aussi vite que le plomb dans son tube vidé d'air. Ou mieux encore, comme le principe d'inertie uniquement démontré dans son esprit.

Je sais que ce genre ne plaît guère à certains prétendus cartésiens qui se bornent à critiquer les invraisemblances techniques, incapables de saisir les messages plus profonds de ces contes. Voyez-vous je crois souvent que si Descartes était né avant Esope, il n'y aurait jamais eu de fables de la Fontaine. Ah! peut-être qu'un jour je me risquerai à écrire de telles histoires. Je m'appellerai Isaac A., comme Asimov, un classique. Vous connaissez? Non! Tant pis!

Je raconterai plein d'histoires avec des androïdes, vous savez, ces robots intelligents à formes humaines. Ce n'est pas demain la veille, que l'on verra cela sur Hôdo.

Brusquement sans qu'il comprît pourquoi, Nic le poussa dehors en s'exclamant: "Ytzhak! vous êtes un sacré bavard!".

— Dites, donc! vous êtes soudainement pressé! fit-il ahuri à Nic qui sortait avec lui, le tenant par l'épaule, goguenard comme un étudiant qui viendrait de lâcher une boule puante dans l'amphithéâtre.

— Vous m'avez rappelé que j'avais un rendez-vous urgent.

Nic était sorti trop rapidement, Biscuit, n'eut pas le temps de dire: "Mais je suis un de ces robots intelligents à forme humaine, Monsieur Ytzhak Agnon."