L'aube pointait au-dessus de la plaine inondée quand Nic rejoignit Katsutoshi. Ils baliseraient la route pour les tracteurs tout-terrain chargés du matériel de Gus. Heureusement que tout ce qui se trouvait à bord des sea-morgh'N pouvait facilement se désassembler en petits éléments.
Ils n'avaient jamais eu l'occasion de parcourir la dalle rocheuse longue de plus de quatre mille mètres. Tout le camp était rassemblé à l'autre extrémité, près des tycho-drômes. Ici, le socle devenait moins plan, disparaissant parfois sous des courants d'eau qui s'écoulaient de la savane de champignons vers la lagune bordée de végétation dense.
La forêt paraissait étrange aux deux hommes. Certes, ils ne reconnaissaient que cette sorte de fougère géante avec ses larges frondes rivalisant en dimension avec les bananiers de la Terre. Katsutoshi avait remarqué une autre plante qui évoquait en lui quelques souvenirs nostalgiques, une espèce de capillaire préfigurait l'arbre aux quarante écus. Les autres grands végétaux, certains atteignaient trente mètres de haut, semblaient être fabriqués par un apprenti sorcier ayant croisé des palmiers, des bambous et des cactées. Ce qui était étrange dans cette forêt, c'était son silence. Pas le moindre cri, le moindre piaillement, seul, de temps en temps, des stridulations résonnaient sans que l'on pût en localiser l'origine.
La vie animale n'était pas absente. Parfois, les deux hommes découvraient des coquillages, des crustacés, des vers de la taille d'une couleuvre. Des insectes, mi-fourmis, mi-araignées, évoluaient sur les troncs. Nic et son compagnon découvrirent un monde insoupçonné, non avec la curiosité des naturalistes, mais avec la prudence de ceux qui examinent attentivement où ils posent chaque pas.
La progression était rendue plus difficile par l'enchevêtrement de rhizomes. Mais l'endroit était fiable, car la veine rocheuse courait à moins de un mètre cinquante sous la surface des marais, il n'y avait donc pas à craindre d'enlisement.
La traversée de la forêt fut rapide. La roche émergeait à nouveau, plus tourmentés cette fois, mais le sommet de la forme bombée restait encore praticable pour les véhicules. Plus loin une crête s'accentuait et se prolongeait telles des racines vers une chaîne montagneuse qui se dressait à l'horizon. Là, il deviendrait difficile de trouver un chemin pas trop chaotique, ni trop en pente.
Nic s'arrêta pour analyser le relevé topologique sur son allinone. Le relief dessinait un trident qui venait s'engloutir dans une gigantesque zone lagunaire. Les deux hommes se trouvaient sur la dent centrale. A gauche, dans le défilé, une rivière creusait son lit de cascade en cascade. Après une courte montée vers l'ouest, il était possible d'atteindre le premier gradin. Le matériel serait aisément hissé à l'aide de treuils. A aucun moment, ils ne rencontrèrent d'obstacles empêchant Gus de parvenir sur la terrasse où les hommes de Katsutoshi avaient établi leur camp après l'accident qui avait coûté la vie à l'un d'eux.
L'un comme l'autre considéraient que c'était de leur devoir de rejoindre les hommes en difficultés. Il n'était en effet pas indispensable que ce soient eux qui examinent la route des ingénieurs qui viendraient construire leur centrale hydraulique. Il y avait aussi un autre motif, Nic pouvait parler à son aise avec Katsutoshi et exposer l'idée de l'astronome.
Il avait cru que le Livingstone avait été libéré de ses démons lorsque Richard s'était enfui à bord du tycho-drôme et que Adela ne fut plus soupçonnée de complicité. L'autre journaliste se comportait sagement, et il n'avait pas vu la nécessité de continuer la surveillance discrète dont il faisait l'objet. D'ailleurs, il lui semblait trop simpliste de la part de la CIES de mettre tous les oeufs dans le même panier. S'il y avait un espion, il était monté à bord du Livingstone légalement, comme tous les passagers. Il devait être même quelqu'un d'important.
— Makuta disait que la compagnie ne disposait pas de fonds supplémentaire pour organiser d'autres expéditions, répéta Katsutoshi. En dehors du Yakusa, combien crois-tu qu'il y a de mafias de représentées à bord?
— Je n'en sais rien. Ce n'est pas mon domaine de prédilection.
— Elles sont toutes représentées, mais seule la nôtre s'est déclarée officiellement car nous n'avons rien à cacher. Tout le monde sait que nous avons fourni tout le matériel électronique, optronique et informatique du vaisseau. Mais ce que tu ignores, c'est par qui nous avons été payés. Je suis bien placé pour le savoir.
— Par les autres mafias?
— C'est ainsi!
— Et tu dis qu'il y en a toute une palanquée parmi les Hôdons?
— Exact! Mais là n'est pas le problème. D'où crois-tu que provienne l'argent de la CIES? Une fortune colossale, si tu réfléchis.
— Tu sais, moi et la finance… Et les "terroristes" sous tes ordres, une idée?
— Une certitude! A part une poignée d'énergumènes, il s'agit en général de la crème de leur clan. Pas des petites mains recrutées dans la racaille, mais plutôt de futurs grands officiers, parfois jugés un peu trop gourmands ou originaux. Il est logique que ces pionniers, emportent dans leurs bagages la culture des leurs et qu'ils en soient aussi dignes que de manipuler des armes. A mon avis, il y a plus à craindre des artisans que des autres, de ceux-là, nous ne savons presque rien. Heureusement que Cheng s'en occupe!
— Pourquoi une telle confiance en tes hommes?
— Pour prendre un exemple qui est connu de nous deux, quels étaient les officiers les plus dangereux pour Hitler? Les meilleurs. Les Rommel sur Hôdo, parmi mes hommes, sont nombreux. Ils sont bons, mais il vaut mieux pour leurs supérieurs qu'ils soient loin, très loin! Ils en sont tous conscients, et surtout moi.
Le soleil était au zénith quand les deux chefs atteignirent la base. Le soldat qui portait des attelles se remettait doucement de ses blessures, et accompagnait ses compagnons pour aller à la rencontre des arrivants.
Avant de visiter le camp, très rudimentaire, les hommes se recueillirent sur la tombe du Papou, curieux personnage qui prônait une religion écolothéiste et qui était parti en guerre contre tous les pollueurs de la planète. Il avait décidé de poser les armes une fois sur la Terre promise pour peu qu'il puisse se convertir à l'agriculture. Il avait même fait des adeptes chez ses compagnons de fortune et par quelque inexplicable esprit de cohésion, ces derniers se sentaient obligés de réaliser le voeu que le défunt n'avait pu réaliser.
Katsutoshi leur raconta que les arts martiaux, comme le karaté, s'était surtout développés chez les paysans d'Okinawa qui devaient se défendre sans armes contre les bandits qui les rançonnaient. Il voyait même d'un bon œil que ses hommes s'adonnent à des activités plus utiles à la communauté, surtout s'il n'y avait pas d'ennemi à combattre. Le travail des champs entretenait une bonne santé et il valait mieux retourner la terre pour l'ensemencer que de creuser puis la reboucher pour prétendument s'entraîner à faire des tranchées. Finalement, le Japonais paracheva l'œuvre du Papou, car tous les hommes du camp s'engagèrent à vaincre ce sol sauvage et vierge, ce sol qui était leur. Pour la majorité, ces guerriers étaient des desperados, militant pour des causes souvent perdues d'avance, peuples opprimés, ethnies méprisées, cultures dénigrées, convictions bafouées. Ils étaient devenus des fanatiques, des dangers vis-à-vis des bien pensant. Ils étaient en fait comme des chiens hargneux qui mordent quand on s'approche d'eux car ils ne connaissaient que les coups de bâton, qu'ils étaient acculés et que la seule issue était l'attaque.
Hôdo, une terre à eux. Mais n'était-elle pas déjà convoitée en secret par ceux-là même qu'ils combattaient?
Puisque telle était la volonté de ces soldats, Nic leur proposa d'établir un camp durable sur les lieux. Il fallait de toute manière que quelqu'un surveille la station hydraulique. Et avant, il fallait des bras pour la construire. Il faudrait ensuite aménager une route reliant les deux cités afin que chacun puisse profiter des biens de l'ensemble de la communauté telle que la serre, les soins médicaux et autres commodités qui ne pouvaient être dupliqués. Gus fut prévenu qu'il fallait se charger de quatre tentes martiennes en supplément afin d'offrir plus de confort à cet avant-poste, car la vie spartiate ne pouvait s'éterniser. Il fallait aussi des rations alimentaires et Sissel devrait venir se rendre compte sur place de ce qu'il fallait pour la survie d'un petit groupe. Elle viendrait avec des spécialistes en agronomie afin d'étudier le terrain et d'y découvrir quelles plantes terriennes pourraient être cultivées. D'autres personnes s'intéresseraient à la qualité de l'eau ou à la géologie du site. Il fallait vraiment tout faire sur Hôdo.
En attendant l'arrivée des premiers chars, Nic en profitait pour discuter avec la troupe. Il était surprenant que l'entente et la solidarité liaient ses êtres dont le tiers était considéré comme fanatique. Ou Katsutoshi était un sacré meneur d'hommes, ou un miracle était en train de s'opérer. En fait, c'était les deux.
Le Japonais inculquait la notion de tâche réalisée en équipe, y faisant jouer à chacun le rôle qui lui convenait le mieux. Un rôle qui, une fois consenti, devenait un sacerdoce, car les hommes se sentaient tous responsables de l'issue de la mission qui leur était confiée. Katsutoshi réussissait à détourner leur agressivité comme s'il avait passé toute sa vie dans l'institut Gray-Laborit de Kyoto. Dans le Livingstone, les guerriers indomptables étaient devenus les garants de l'ordre et les incorruptibles terroristes rassuraient. Maintenant, les baroudeurs exploraient les environs, les saboteurs se transformaient en bâtisseurs, et tous commencèrent à oublier les ordres que leur avaient donnés leurs si lointains maîtres. Ils ne restaient que quelques têtes brûlées et surtout trois sadiques qui n'inspiraient toujours pas confiance au Japonais. Ceux-là, il les maintenait à portée de vue en leur attribuant sa garde personnelle.
— Et tu ne crains pas qu'ils en profitent maintenant? s'était inquiété Nic. Le chat parti, les souris dansent.
— Pas de danger, Rûdâba et Le Ninja les surveillent en permanence.
A force de le surnommé le ninja, même le jour de son mariage, Nic avait finit par oublier le nom du SDF, Lawrence, Lawrence Sawyer, quelque chose comme cela.
— Ils sont jeunes…
— Mais efficaces. Et Betty et Cheng se débrouilleront très bien sans nous, crois-moi. Et puis Adela m'y aide, ne le répète à personne, mais elle introduit dans les régimes alimentaires, mêlés aux rations vitaminiques, des neuroleptiques destinés à atténuer leur haine. Parallèlement à ce traitement biochimique, elle les convainc de suivre une cure psychanalytique car sa déontologie cherche à soigner les malades et non leur maladie. Bien sûr, elle ruse, et elle présente cela comme une initiation à un niveau de super guerrier, et Stella se charge du reste.
— Un peu comme elle voulait le faire avec moi, je présume, en prétendant que je devais être un grand maître de sa secte.
— Pas tout à fait, Nic, en l'occurrence, c'est aussi vrai.
Ainsi, Katsutoshi s'efforçait de croire à la réussite de la colonisation. Il était convaincu qu'en appliquant les vieilles méthodes de son petit peuple, celles qui précédèrent le schisme durant lequel les Japonais voulurent passer à une république avant de retomber dans une oligarchie financière et dictatoriale. Il ne connaissait pas cette culture racontée dans les mangas. Mais on y parlait d'esprit chevaleresque, du respect de l'univers, de la nature, de la vie, de l'intelligence. On retrouvait le respect à chaque page, respect de la parole donnée, respect des anciens, respect de la maternité, toujours et toujours le respect. Et au summum du raffinement, c'était la prévenance qui régissait les héros de bandes dessinées et de vidéo. Il croyait avant d'entreprendre son voyage que c'était là des contes de fées pour enfants et bien qu'il fût adulte, il osait s'avouer une certaine mélancolie pour un tel monde utopique. Mais depuis, Cheng l'avait conforté dans l'idée qu'un tel monde était non seulement possible mais indispensable pour faire face à toutes les épreuves qui les attendaient.
Le bonheur est sûrement une vue de l'esprit, un horizon vers lequel on se traîne sans jamais l'atteindre. Mais chacun pouvait être reconnu, il suffisait qu'on lui accordât confiance. En revanche, le mépris peut engendrer la rébellion, et la révolte se termine par un changement de pouvoir, parfois sans que rien n'ait fondamentalement changé, parfois en inversant tout pour tout recommencer plus tard, quand les nouveaux bannis se vengeront. Katsutoshi, mieux que quiconque le savait, lui, l'orphelin, le garde de corps, quasi le confident d'un puissant de ce monde. Il avait assisté à bien des combats de chefs, mâté bien des révoltes. Il avait appartenu aux deux camps, celui des frustrés et celui des oppresseurs. Il connaissait les deux facettes de l'histoire.
Pourtant, son maître d'art martiaux lui avait aussi parlé des mythes qui berçaient ses rêves secrets, mais il ne l'avait pas cru alors. Peut-être parce qu'il n'utilisait pas un langage rationaliste comme Cheng, peut-être aussi, parce que jeune beauté chinoise subjuguait sans doute plus facilement l'enfant enfoui dans les souvenirs du jeune Katsutoshi qui ne connaissait point assez sa mère et qui pensait à l'époque que le senseï n'était qu'un vieux gâteux qui avaient tendance à proclamer que tout allait mieux dans le passé.
Pourtant, sans que l'élève Tomonaga s'en rendît compte, le professeur lui avait ôté la haine en lui apportant la maîtrise des armes. Le vieillard s'était éteint depuis longtemps déjà, mais l'ami de Nic se rappelait ses dernières paroles soufflées à l'oreille: "J'ai déposé en toi un germe. Plus tard, une fleur s'épanouira au soleil. J'ai confiance en ce jour…"
Ce jour était arrivé, le gavroche était devenu à son tour maître. Celui qui avait la tâche de protéger une planète qui portait le nom-même qu'il avait choisi. Il était devenu le bras droit de leur commandant. Et pourtant, il n'en éprouvait aucun orgueil.
La cité est une cathédrale de corallienne. Chaque grain de corail participe à l'édifice. Il y a toujours des sommets où les grains se disputent la première place. Et il y en a au moins un qui dépasse tous les autres, mais les dépasserait-il s'il n'y avait aucune base. Et pendant combien de temps? Car ces grains-là, ceux du sommet, souffrent plus que les autres de l'érosion du temps et de la croissance de corail. Qu'on enlève un grain, même plusieurs, l'édifice reste et pourtant ces grains étaient peut-être à moment donné, les plus élevés.
Pour l'instant, Nic était au sommet de la cathédrale. Il se savait investi d'une mission qu'il ne pourrait déléguer à quelqu'un d'autre. Il pourrait profiter d'être à l'écart du gros de la colonie pour s'entretenir avec ce petit groupe d'hommes et mettre au point des règles de société sur Hôdo. Il essaya de trouver quelque chose de simple, afin que l'expression "Nul n'est censé ignorer la Loi" ait un sens, pas une somme de bouquins plus impressionnants que les formulaires scientifiques, toutes branches confondues. Quelque chose comme les "dix commandements". Ca tombait bien, il y avait sur place un bel échantillonnage de fois religieuses et quelle gageure si l'on pouvait réaliser sur Hôdo le rêve lointain de l'oecuménisme…
Une désagréable expérience l'attendait. Nic n'avait pas la moindre idée de ce qu'étaient les débats démocratiques. Le "commandant" comprit rapidement que s'il réunissait trop de personnes partageant des idées un tant soit peu divergentes quand il s'agissait de religion ou de politique, le dialogue tournait rapidement au pugilat verbal sans la moindre possibilité de réflexion calme et méthodique. Il finissait toujours par appliquer sa méthode: discuter avec chacun, faire la synthèse des idées, puis quand il jugeait que sa cogitation avait assez mûri, il la jetait en pâture aux belligérants qui, en désordre, se mobilisaient contre lui, alors, il profitait souvent de cette occasion pour trouver un consensus.
Le soir, quand Gus arriva avec le premier char, il eut l'impression qu'il s'était lancé dans une drôle de galère et qu'il n'arriverait jamais au bout de la tâche qu'il s'était imposée. Pourtant, les Hôdons ne pouvaient tout de même pas continuer à vivre avec les règles qu'ils avaient admis à bord d'un vaisseau. Il profita de la présence de l'ingénieur pour se changer les idées. Gus avait déroulé tout le long du chemin des relais d'énergie qui faisaient office aussi de lanterne éclairant le passage pour la nuit. Ainsi, Nic sut que les tentes qu'ils avaient demandées arriveraient aux environs de minuit.