planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 3. La maladie des astronautes.

Le Livingstone s'ébranlait imperceptiblement. Peu à peu, son orbite s'allongerait jusqu'à définitivement quitter la Lune. L'accélération croissait régulièrement pour atteindre 1G au bout d'une centaine d'heures. Ainsi, la désagréable sensation d'écrasement lors du retour à la pesanteur normale était évitée à la population du sea-morgh'N.

Nic était satisfait. Le voyage ne s'annonçait pas aussi insensé que prévu. Grâce aux conseils judicieux d'Adela et au charisme de Katsutoshi, il s'était acquitté avec satisfaction de la première tâche qui consistait à loger tout ce beau monde de pionniers. Il se sentait même plus à l'aise avec cette population hétéroclite, composée en grande partie de rebelles, que sur Terre, où la majorité, plus opportuniste que silencieuse, ne tarissait pas de mesquineries de tout genre, faute d'avoir la carrure du requin, du loup ou du rapace. De plus, tous les colons n'étaient pas des excités dans le Livingstone, qui comptait aussi Francs-maçons, Rosicruciens, Gnostiques, Cabalistes et même un membre de l'Armée du Salut.

Il n'eût plus manqué à cet échantillon d'humanité, que des journalistes. A vrai dire, la CIES s'était arrangée pour évincer les experts en potins, les incendiaires, les détectives et les espions. Seul, les grands reporters à solides réputations avaient eu le droit de visiter le vaisseau, et encore à deux conditions, ne rien révéler avant le départ et ne pas être présents lors de l'embarquement des passagers qui devait prendre neuf jours. Les autres, comme par hasard, n'avaient jamais pu atteindre le sea-morgh'N. Depuis les décollages des navettes soudain déprogrammés jusqu'aux erreurs de trajectoires, tout était mis en œuvre pour décourager les indésirables, sans qu'il soit possible d'affirmer qu'il s'agissait d'une atteinte aux libertés de presse. Cette presse qui détenait un pouvoir à l'égal de celui du politique, du militaire ou du financier, mais qui en revanche n'avait pas d'objectif, était une force incontrôlée et incontrôlable. C'était un torrent sauvage, sautant de scoop en scoop, dégringolant la pente la plus raide de l'applaudimètre, creusant son propre lit éphémère de prêt à penser en charriant des slogans qui disparaîtraient à la prochaine saison dans les flots tumultueux de l'histoire ou dans les eaux troubles et calmes de la tradition.

Les métiers de l'information et de l'édition s'étaient profondément modifiés au début du troisième millénaire. Les réseaux diffusaient à travers la planète toute forme de communication, du quotidien au cinéma, tandis que les écrans feuille à mémoire, remplaçait les moniteurs encombrants et le papier qui était devenu un luxe pour bibliophile. L'allinone, un téléordinateur bouquin, pouvait recevoir en temps réel des dépêches multimédia ou charger un roman, traduire le texte, doubler ou sous-titrer et évidemment adapter la visualisation au lecteur et à son environnement. En éclairage normal, la ressemblance de la surface d'affichage et d'écriture avec du papier était à s'y méprendre.

Ainsi, les journalistes étaient devenus des indépendants associés en petites équipes. Les meilleurs, du point de vue de Nic, étaient ceux qui prenaient du recul face au sensationnalisme, refusant de tomber dans la démagogie ou de pêcher par amalgame, sans parler de déformer la vérité. Ce n'était pas la majorité. Les marchands de rêves ou de cauchemars trouvaient toujours leur large audience à endormir ou à exciter.

D'ailleurs, que pouvait bien faire un correspondant dans le Livingstone? Les communications avec la Terre seraient de plus en plus difficiles, voire impossibles. Et les chroniques de mille âmes dans une boîte à conserve ne pouvaient guère offrir de thèmes croustillants sans pénétrer dans la vie privée qui était encore plus sacrée que sur la planète mère. De plus, la bibliothèque du vaisseau était très fournie. Et comme elle avait été livrée par les employeurs de Katsutoshi, la moitié des documents étaient des mangas généreusement offerts. Il y avait largement de quoi fantasmer ou frémir avec ces héros dévergondés accompagnés de belles libertines dans d'étranges univers, sans recourir aux services de voyeurs professionnels.

Si la santé physique et psychique de chaque individu était de la responsabilité de l'Egyptienne, celle de la communauté l'était de la biosociologue, Cheng-Yi Wu. Pour l'instant, elle avait une mission précise qu'elle devait mener avec discrétion. La veille, Frans Cormaek, le cogniticien, avait annoncé les premiers résultats de son programme anti-intrusion: Ytzhak Agnon naviguait bien dans la base de données du personnel au-delà des besoins de sa profession. Certaines personnes attiraient tout particulièrement l'attention de l'Israélite. La Chinoise se vit remettre la liste, composée principalement d'islamistes et, noyé dans la masse, du blanchisseur. Elle devait maintenant découvrir ce qui intéressait Ytzhak. Ce dernier, préparait-il quelque vengeance? Et le blanchisseur, était-il un complice ou un ennemi? Cheng se promenait donc dans le vaisseau, glanant des informations, et, dans certains quartiers des bas quolibets de drague.

Même si elle se savait en sécurité partout, elle se sentait parfois un peu mal à l'aise dans certains astro-labs, surtout le H11, le plus machiste des deux modules à majorité de gens d'armes. Les gentes dames elles-mêmes, y ressemblaient à des armoires à glace, ayant renié tout reflet de féminité. La seule exception à cette rudesse, était une combattante d'Allah, à en juger par le port de la cagoule et du masque, seule manière de respecter simultanément les règles du vaisseau et celle de sa religion.

Ce module regroupait une sorte de garde prétorienne à l'écart des autres, car c'était l'un des trois astro-labs que l'on ne pouvait rejoindre qu'en traversant l'espace attribué aux astronautes des milanautes. En l'occurrence, le H11 ne communiquait qu'avec le milanaute maître. C'était en plus, le seul endroit où l'on trouvait des animaux puisque les deux gardes-chiens y résidaient. Les civils qui y partageaient les habitations, étaient triés sur le volet. Ils étaient sûrs et fiables mais aussi souvent bourrus, taciturnes. A l'opposé, le H5 recelait les quelques éléments les plus incertains ou asociaux mêlés à une majorité de scientifiques trop passionnés par leurs travaux pour se rendre à peine compte de l'existence de certains individus.

Heureusement, dans d'autres modules elle se sentait presque comme une hôtesse en charge de mineurs non accompagnés, tant elle avait l'impression parfois de circuler dans un aéroport international. C'était en effet, une tour de Babel contemporaine, où les passagers semblaient parfois si effrayés de voyager dans le vide cosmique, qu'il fallait les rassurer comme des enfants.

En fait, elle devait surtout assurer la bio-résonnance, terme qui indiquait l'harmonisation des divers rythmes biologiques avec ceux de la communauté, et qui remplaçait l'expression "horaire variable à rendement optimum des ressources humaines". Ressources humaines! Cela évoquait pour Cheng plus des objets consommables ou des vies exploitables que des âmes d'autant plus fertiles qu'elles sont respectées. Elle n'aimait pas la parabole chrétienne du bon pasteur et de ses moutons, car du paternalisme à la tyrannie, il n'y a qu'un pas que beaucoup franchissaient avec fanatisme. Elle préférait l'image de la paysanne traitant avec amour et sagesse la rizière.

Cheng savait de quoi elle parlait quand il s'agissait du fanatisme. Toute sa famille dut fuir K'ouen-Ming, comme les autres chinois bouddhistes qui en avaient eu le temps. Mais le destin avait été généreux par la suite pour la jeune femme. N'avait-elle pas la chance d'appartenir à l'équipe du plus honorable des astronautes, dirigée par un occidental qui avait épousé les convictions philosophiques de son peuple? Peuple étrange aux yeux des autres, où individualisme et communisme s'entrelaçaient à l'instar du Yin et du Yang.

La biosociologue n'avait pas arrêté de parcourir le sea-morgh'N dans tous les sens, empruntant fréquemment les passages réservés aux astronautes. Elle sentit la fatigue l'envahir. Ses jambes lui pesaient comme si la gravitation était revenue à son niveau terrestre. Elle décida de retourner dans sa chambre, rêvant de pouvoir enfiler le sac de bain. Les deux embouts furent branchés aux tuyaux d'arrivée et de retour d'eau et, un liquide gazeux et parfumé remplit avec bouillonnement le sac étanche qui ne laissait sortir que la tête de la Chinoise. Ce qui était suffisant pour piloter l'ordinateur et tout l'appareillage, car il lui suffisait de dicter ses requêtes pour consulter les compléments d'informations qui s'affichaient automatiquement en chinois. Cheng sélectionnait les éléments qui devraient apparaître dans le compte rendu de sa mission et que Diana lirait probablement en portugais avant de le commenter en anglais ou en espagnol avec son équipe de scientifiques pour apparaître finalement en français dans les dossiers de Nic. Après le bain, Cheng s'offrit le luxe d'un shampooing. Elle se sentait déjà plus d'aplomb pour continuer son travail.

Lentement, la gravité en était arrivée au niveau lunaire. Il devenait difficile de se déplacer par bonds, surtout quand il fallait monter "à l'avant" du vaisseau, car il devenait hasardeux d'évaluer la trajectoire du saut. Aussi, finit-elle par utiliser les escaliers mécaniques, tout de même plus rapides que les monte-charge.

Cette promenade dans le Livingstone, agrémentée d'une petite gymnastique due plus à l'adaptation graduelle de la pesanteur, ne justifiait pourtant pas son malaise. Cheng se sentait de nouveau en nage.

Heureusement, elle utilisait le privilège des astronautes de pouvoir passer dans tous les astro-labs, ce qui lui permettait parfois de ne traverser qu'un couloir au lieu de quatre. Elle se sentait percluse. Des frissons si violents venaient à lui faire claquer des dents. Surprise d'un si soudain état fébrile, elle s'enquit de sa température en appelant l'infirmerie. Alicia Ramon, le troisième médecin de l'équipe, était disponible et afficha sur le moniteur les relevés biométriques que transmettait la tunique de la Chinoise. Elle avait bien un peu de fièvre, et le médecin l'invita à lui rendre visite.

Il n'y avait presque jamais personne dans le dispensaire. Aussi, la malade fut-elle immédiatement prise en charge par le chef médecin qui profitait de la moindre occasion pour fuir la monotonie. Adela se penchait sur la Chinoise pâle comme l'ivoire, telle une vénérable statue bouddhique, allongée dans un écrin de jade vert. Le visage perlé de sueur, elle s'était assoupie sur l'éventail noir de cheveux moites.

L'âme mystique de l'Egyptienne s'effaça derrière l'intransigeante conscience professionnelle. Elle s'était plainte, en vain, de l'allure de sarcophage qu'avaient les lits, dits de survie. Elle craignait que cette forme ait pu affecter le psychisme de certains membres des sea-morgh'N. Certes, ces cocons destinés à protéger leur occupant contre les errances en micro-gravité, les chutes de pression, le manque d'oxygène, les variations de température, étaient non seulement fiables mais aussi confortables. La fermeture du couvercle était assurée automatiquement pendant le sommeil, mais le déverrouillage était manuellement aisé de l'intérieur comme de l'extérieur. En position fermée, le dormeur était automatiquement relié à tous les moniteurs médicaux du vaisseau. En position ouverte, cette information pouvait être inhibée. Plusieurs configurations de relaxation étaient prévues, ainsi que des nuances dans le revêtement du "cercueil" et d'éclairage aussi doux et diffus qu'un clair de lune ou lumineux et concentré pour la lecture.

Le chef médecin en avait bien parlé au sein du milanaute, mais les réponses ne l'avaient pas encouragé à continuer son combat. En général, les astronautes comme Nic haussaient les épaules et se contentait d'un "À la guerre comme à la guerre". Seuls, Betty et Katsutoshi s'étaient démarqués. La première évoquant les incommodités des ébats amoureux et le second la trop grande mollesse de la couche. A part BB, personne ne s'était inquiété de la forme macabre des lits.

Heureusement, en gravitation normale, le sarcophage se dépliait aisément et pouvait prendre toutes les formes depuis le petit lit à deux places quand il était déployé, au fauteuil en passant par le canapé de relaxation. Personne n'avait d'ailleurs pensé à demander comment BB se débrouillait en apesanteur. On la savait provocante à souhait quand il s'agissait d'exploits galants évidemment non vérifiables à moins de se proposer comme cobaye, ce qui n'était pas non plus évident car elle était difficile dans ses choix.

Prosper Jibahu rejoignit Adela et Alicia, il s'ennuyait. A bord des sea-morgh'N, chaque équipe d'astronautes devait avoir le généraliste de l'espace, le chirurgien et le psychothérapeute. Le rôle d'infirmier pouvait être tenu par n'importe quel autre astronaute, tous en avaient reçu une solide formation qui dépassait le niveau des premiers soins.

Du regard, le Mélanésien interrogea les deux femmes qui paraissaient perplexes. "Cela ressemble à une grippe, fit Adela".

— Une grippe! à bord! malgré tous les contrôles sanitaires et la quarantaine? Impossible!

— Je sais, mais il ne s'agit là d'aucune maladie de l'espace connue.

— Une grippe serait une catastrophe dans un espace clos comme celui-ci. Elle se propagerait en permanence, sans presque aucune possibilité de l'éliminer. Ensuite, elle aurait toutes les facilités de se muter dans les astro-labs à énergie. Et nous n'avons même pas de vaccins. Il faut prévenir tout de suite le commandant, même si nous n'en sommes pas encore sûrs.

— En attendant, il faut ramener Cheng dans sa chambre, et appliquer les consignes de décontamination. Une chance encore, elle ne semble pas être déjà arrivée à la phase d'expectoration, ce qui propagerait son virus.

A défaut de chambre d'hôpital, chaque pièce du Livingstone pouvait remplir cet office puisque tous les malades potentiels pouvaient être monitorés à distance. Mais avant, il fallait isoler le dispensaire du circuit de recyclage d'air. Ensuite, les trois médecins changèrent à nouveau leur lit en sarcophage et refermèrent celui où dormait la Chinoise avant de s'introduire dans le leur. La désinfection rendrait momentanément invivable le dispensaire et les habitations. Alors que, dans leur espace confiné, ils subiraient une longue mais inoffensive stérilisation. Prosper se croisa les doigts, espérant que cette méthode serait efficace. C'était l'occasion de la tester. Alicia, s'endormit. Il n'y avait rien d'autre à faire. Et Adela se mit en condition pour pratiquer sa technique d'auto-guérison étudiée à Héliopolis quand le timbre de demande de communication vibra.

— Docteur Nefertiti, j'écoute.

— Doc, que se passe-t-il? Ma femme vient de constater une mise en quarantaine dans vos locaux.

— Nous soupçonnons un cas de grippe à bord. Du moins, Cheng-Yi en présente les premiers symptômes.

— Cheng? Wu?

— Vous semblez plus surpris que ce soit elle, la malade, plutôt que cette maladie ait pu s'introduire ici?

— Surpris, et inquiet. Cheng devait surveiller les agissements de Ytzhak Agnon qui fouine dans les informations confidentielles de certains membres de l'équipage.

— Vous n'insinuez pas…

— Si! On vient de me signaler que les investigations de Ytzhak se sont maintenant portées aussi sur Cheng.

— Il y aurait eu une fuite et on essayerait de l'empêcher de faire son travail? Mais pourquoi une grippe? Et comment s'y serait-il pris? A moins qu'il ne s'agisse d'autre chose.

— Jeanne a réussi à trouver plus d'informations sur ce personnage. Il aurait travaillé pour le compte d'un laboratoire de vaccination. Ce centre de recherche s'avère se diversifier aussi en eugénisme et en armes bactériologiques.

— …

— Allô! fit Nic en n'entendant plus le médecin.

— Je réfléchissais, Commandant. Je pense que la prudence s'impose, mais pas de conclusions hâtives.

— D'accord! Je vous laisse, et vous me tenez au courant de l'évolution des choses. Attendez… Jeanne me signale que le dispensaire du milanaute tribord vient de passer sous… L'autre aussi!

Adela devinait que Nic s'adressait à sa femme. Donc, il était trop tard, la contagion avait déjà pris de l'avance. Il ne lui restait plus qu'à suggérer d'isoler les trois milanautes du reste du sea-morgh'N.