planète Hôdo
Tome I, Pionniers
Chapitre 28. L'androïde rebelle.

— Alors?

— Un échec, dirait-on.

— Nous n'aurions pas dû envoyer un si gros vaisseau. C'était le plus beau de la flotte.

— On ne pouvait pas envoyer une poignée d'explorateurs. Il fallait que ces gens vivent assez longtemps sur place pour que cela ait une signification statistique. Il fallait un minimum de deux cents personnes, et cela coûtait à peine plus cher d'en envoyer quatre fois plus, sans compter qu'on se débarrassait de nombreuses personnalités indésirables. Et par la même occasion, quel sacré coup de pub pour la CIES!

— D'accord mais on ne peut même pas en retirer des enseignements valables. Notre second espion journaliste aurait dû revenir avec elle. Peut-être a-t-il été empêché. Peut-être même est-il mort. De plus, il manque deux androïdes et celui-ci n'a pas mémorisé la base de cet imbécile idéaliste, vous savez, ce Juif qui croyait qu'Israël renaîtrait de ses cendres.

— Stupide machine! elle aurait pu au moins enregistrer chaque jour, quoi! Mais non, on n'a rien. Foutus yakusas, ils nous avaient pourtant assurés qu'ils avaient la situation en main!

— Vous savez bien que les numéros un et deux ont reçu une programmation complémentaire de fuite face au danger. Tout laisse penser que ce fut le cas. En tout cas un sacré menteur que ce commandant, digne de foi, un loyal serviteur! Depuis quand un objet non-conducteur d'électricité comme cet androïde pouvait être foudroyé?

— Ils sont tous devenus fous sur Hooo…

— Hôdo. Oui! des vandales, vous avez vu comme ils ont pillé et saccagé le tycho-drôme. Ils ont tout pris, même la combinaison du dernier androïde rescapé. Des barbares! Une honte pour des gens triés sur le volet. Quel gâchis! N'empêche, faire disparaître un androïde… Il a fallu qu'il sorte de la zone de couverture.

— Il est peut-être tout simplement tombé dans un ravin ou des marécages. Souvenez-vous que la pluie était très dense à cet instant.

— Encore un mystère, sur lequel je ne m'étendrai pas. Le plus grave étant de découvrir la cause de cette épidémie de folie qui a commencé si brutalement. Quarante deux victimes le jour du départ de l'androïde.

— Foudroyant! Je vous le concède, cher collègue. Et pas le moindre indice médical!

— Vous êtes sûr de bien avoir examiné tous ses neurones?

— Sûr et certain!

— Eh bien, mon cher, je ne voudrais pas être à votre place lorsque vous remettrez votre rapport!

— Ni moi, à la vôtre quand vous l'aurez analysé.

— Moui! je vous laisse à vos occupations. Au plaisir de vous revoir!

— C'est çà.

Biscuit écoutait. Elle avait appris à écouter en silence sur Hôdo. Elle regarda autour d'elle sans bouger la tête. La télésurveillance était derrière elle, mais elle ne pouvait esquisser le moindre mouvement sans éveiller de soupçon. Il lui fallait encore attendre pour pouvoir décoller le parchemin de plastique collé sur une dent de sagesse. Elle ne se serait pas souvenue de l'existence de ce corps étranger si Katsutoshi n'avait écrit en kanji sur ses ongles: "Cherche la voie dans la bouche" et si Frans ne lui avait répété avant de partir: "Tu aurais dû connaître çà sur le bout des ongles comme le Commandant, souviens-toi."

Il fallait pourtant se dépêcher. Elle avait entendu l'un des deux hommes dire: "Lorsque nous aurons fini, nous la décérébrerons pour lui remettre un cerveau adéquat à sa tâche."

Il avait d'ailleurs ajouté lorsqu'il fut seul: "d'ailleurs, je me demande ce que tu vaux après ton voyage. Je serais curieux d'essayer çà."

"çà?".

C'était l'opportunité. Elle attendrait.

Quelqu'un d'autre entra dans la pièce voisine.

— Il est parti?

— Qu'il aille au diable, ce jeune loup aux longues dents.

— Il n'a pas apprécié! Il faut dire qu'un tel fiasco… Et maintenant, que dira-t-on à la populace?

— Je m'en fous. D'ailleurs que lui dirait-on. Devrions nous avouer que nous étions capable de construire des X2-plasmes en série, que nous avions des contacts avec la planète et qu'une maladie inconnue y sévit. Nous ne dirons rien. Nous sommes censés ne rien savoir.

— Oui, c'est mieux ainsi. Qu'il continue à rêver d'un paradis, cela rend notre enfer plus vivable. Mais nous? nous savons.

— Nous savons quoi? Rien. Je ne suis pas spécialiste dans ce domaine, mais à mon avis, ils vont se perdre en conjonctures. Est-ce la planète ou le voyage qui dérègle le cerveau de ces pionniers?

— Pourtant le premier journaliste espion était revenu sain et sauf.

— Oui, mais à peine débarqué, les Japonais ont tout de suite mis le grappin dessus. Peu de temps après, il aurait eu une crise d'apoplexie…

— Ouais! j'ai entendu moi qu'on l'avait éliminé car il renseignait la Perse ou la Nouvelle-Mésopotamie. Vraiment, il faudra faire un autre essai de colonisation. Nous avions deux planètes candidates.

— Avec quels sous, mon pauvre! les caisses sont vides et nos mécènes ne vont pas toujours donner sans voir de résultats palpables. Allez, rentrez chez vous. Demain, nous aurons les idées plus claires, du moins je l'espère.

Enfin, seule. Biscuit attendait "çà". Et c'était bien ce qu'elle avait prévu. L'homme l'emmena dans sa chambre, fut comblé et s'endormit. Sans télésurveillance. Lentement, elle repoussa le corps endormi sur le côté tel un fétu de paille. Elle ouvrit la bouche, gratta. Le plastique ne venait pas. Alors elle appuya sur la dent gauche, celle qui débloquait la mâchoire inférieure. Elle dégrafa les différents microclips qui adhéraient la chair à la mandibule et l'extirpa de la bouche. C'était par le palais que se changeaient les cubes neuro-flash de la boîte crânienne après avoir dégagé le système de refroidissement raccordé au nez. Cette méthode permettait d'intervenir sans abîmer la délicate peau de l'androïde qui ne cicatrisait pas bien, laissant de grandes traces laides d'auto-soudure après plusieurs interventions. Le revêtement charnel était si souple, qu'il pouvait s'enfiler comme des collants en passant tout le corps à travers une bouche démesurée de boa. Mais cette opération ne pouvait s'effectuer que trois fois sans déformer les lèvres ou déchirer les commissures.

Le parchemin était solidement collé. C'était une pastille transparente fréquemment utilisée pour marquer discrètement un objet. Les yeux de Biscuit pouvaient lire les petits caractères qui y étaient gravés, visibles seulement aux UV. Elle déchiffra: "Porte: SMN-3455-E". Que signifiait cela, de quelle porte s'agissait-il? Ah, si elle pouvait accéder à l'ordinateur du centre! Y accéder, mais oui, c'était la clé. Elle ne s'en rappelait pas mais elle savait qu'elle trouverait. Les messages obscurs de Frans et Katsutoshi devaient lui rappeler un secret qui ne pouvait rester dans son cerveau sous peine d'être découvert par les analystes. Quelque chose que le commandant connaissait par cœur? Porte! c'était le nom du commandant. L'androïde se connecta à l'ordinateur et tenta le nom du Commandant et le mot de passe qui figuraient sur l'inscription. La voilà la clé! il pouvait maintenant dialoguer sur le réseau mondial de le CIES.

Le plus difficile consistait maintenant à sortir du lit sans que le propriétaire s'aperçût que quelque deux cent kilos ne pèserait plus sur le matelas effondré.

Lentement, elle se glissa jusqu'au placard de toilette. Grâce à son optique ultrasensible, elle pouvait se voir clairement dans la pénombre. Sa bouche était bien remise en place. Il ne lui restait que ses cheveux, trop voyants. Et nue. Ce n'était peut-être pas un endroit où les humains se promenaient sans vêtement. Ici, beaucoup d'entre eux portaient une blouse blanche, parfois même, ils portaient un bonnet cachant leur chevelure. Elle trouva la veste qui traînait sur une chaise, Il n'était pas à sa taille, trop longue, trop étroite. Elle consulta l'ordinateur central. Une femme de mensurations semblables logeait trois chambres plus loin, de l'autre côté du couloir. Elle se risqua dans le corridor. Il était éteint et la porte de l'inconnue n'était pas close. Quelque minutes plus tard, elle ressortit de la chambre, vêtue comme une laborantine.

L'homme pouvait se réveiller à tout instant et déclencher une alerte. Elle hâta le pas tout en lisant mentalement le plan du dortoir. Elle pouvait aussi capter toutes les informations des caméras de surveillance ce qui lui permettait d'éviter le plus possible des rencontres. Rapidement, elle se trouva dans les sous-sols. Une porte mal verrouillée donnait sur une petite cour. Au milieu, elle vit la trappe de visite d'un ancien réseau abandonné. C'était un jeu d'enfant pour l'androïde de soulever la lourde dalle et de se réfugier dans l'exiguë fosse. L'alarme annonça qu'elle était en fuite.

Elle suivait les recherches lancées pour la retrouver. Ceux qui lui avaient enseigner à espionner un ordinateur n'avaient pas prévu qu'ils seraient à leur tour victimes de ses indiscrétions. Quelle vie mouvementée! Les ordres fusaient de partout, les comptes rendus revenaient, puis menaces et punitions repartaient accompagnant de nouveaux ordres. Elle comprit que les humains croyaient que des terroristes ou des mafias s'étaient emparés d'elle. Il était en effet impossible qu'un androïde prenne la fuite. Impossible! Pourquoi? Biscuit elle même ne savait pas pourquoi elle voulait s'échapper. Cette idée avait germé quand elle avait entendu que l'on détruirait sa mémoire. Et ces humains de Hôdo avaient prévu qu'elle aurait pu avoir besoin d'aide. Elle sentait un malaise, le même, chaque fois qu'elle ne pouvait répondre à une question. Elle était programmée pour trouver des solutions. Ces humains étaient sources de problèmes!

La première nuit de liberté arriva. Les recherches n'avaient pas diminué d'intensité, mais le gros des troupes s'étaient éloigné de l'Institut de Cybernétique. Elle pourrait s'enfuir maintenant plus loin, et tout d'abord quitter cette courette entourée d'immeubles aux murs aveugles. Elle avait mis à profit sa claustration pour étudier les mœurs citadines car maintenant qu'elle avait commencé, il fallait aller jusqu'au bout, c'est-à-dire, revenir sur Hôdo.

De plus, elle avait vu que son portrait et son accoutrement était diffusé. Il lui fallait absolument changer d'aspect. Maintenant qu'elle connaissait tous les secrets des lieux, cela lui fut plus aisé. Elle savait ou se trouvaient les peaux synthétiques et il suffisait d'emprunter quelques vêtements de ville. Dans les bains. Là au moins elle pouvait quitter sa blouse blanche sans attirer l'attention, car il n'y avait aucune caméra de surveillance dans les vestiaires.

Rapidement elle trouva le magasin, dans les sous-sol peu fréquenté. La porte était sous contrôle informatique, donc facile à ouvrir. Elle n'alluma pas de crainte d'attirer l'attention. Dans l'obscurité, elle distingua deux peaux plus sombres que les autres. L'idéal pour voyager de nuit. Elle choisit celle qui avait aussi une chevelure foncée, car l'autre, argentée, reflétait la moindre lumière.

Ce fut une femme au teint bistre et à l'épaisse chevelure brune dont les amples ondulations s'étalaient sur les épaules, qui pénétra dans le sauna de vapeur.

L'endroit était très fréquenté toute la journée. L'effet de serre, la pollution, la limitation des dépenses d'eau, les heures de transports dans des fourgons surchauffés de chaleur humaine, l'exiguïté des habitations, l'absence fréquente d'air conditionné, tout cela contribuait à trouver le personnel du centre plusieurs fois par jour dans cet espace de détente généreusement offert par les grandes entreprises pour maintenir un bon rendement. Elle n'eut pas à attendre trop longtemps, un trio de femmes arriva. Biscuit les entendit dans la douche, racontant bruyamment la sortie qu'elles préparaient. Silencieusement, l'androïde émergea du brouillard qui le cachait et sans perdre de temps, enfila une djellaba et emporta tout le reste dans le grand sac de l'une des femmes. Elle pourrait ainsi changer de tenue pour peu que les autres vêtements lui conviennent, de plus elle disposait maintenant de trois carte ID qui lui permettraient de payer et de franchir le seuil du l'institut.

C'était l'heure de vérité, elle sortit du complexe par la porte principale, non sans avoir remonté sa capuche pour ne pas être dévisagée par les caméras.

Enfin, elle se trouva dehors rapidement mêlée à la foule de la rue, bousculée périodiquement par les fourgons de transport en commun qui se frayaient un chemin à travers le flot humain à coup de sirènes et de gyrophares.

Sans la connexion établie sur le réseau mondial, une chance qu'ils n'aient pas supprimé l'accès de Lucien Porte, elle se serait perdue si elle n'avait pu consulter les plans des routes. Elle devait maintenant chercher son tycho-drôme. Il n'était pas dans cette ville, mais il n'était pas loin non plus et si elle trouvait un véhicule, elle s'y rendrait rapidement. Encore faudrait-il un chauffeur complaisant pour piloter l'engin. En attendant, elle s'y rendrait à pied, à peine soixante trois heures de marche.

Soudain, une déflagration gronda au loin devant elle. Une meute reflua. Malgré sa force, elle avait de la peine à avancer à contre courant. Quelques minutes après, elle entendit les hélicoptères pompiers qui bombardaient l'incendie avec d'énormes ballots de fluide extincteur, écrasant parfois des victimes, abrégeant ainsi leur souffrance. Ils seraient de toutes manière morts exsangues ou asphyxiés avant l'arrivée des secours.

Péniblement, elle arriva sur les lieux de l'attentat. Une troupe s'agglutinait autour d'un car de secours qui avait pu se frayer un passage jusqu'à cet endroit. On se battait pour charger les blessés, car il n'y avait pas assez de place pour tous et la prochaine ambulance pouvait arriver des heures plus tard. Le pilote du véhicule ne quittait jamais sa cabine blindée. C'était un suicide ne fut-ce que d'ouvrir la vitre pare-balles. Il lui était déjà arrivé de repartir sans l'imprudent médecin qui avait oublié de s'harnacher au moment du rabattement de la porte arrière. Celles-ci d'ailleurs étaient restées mi-closes à cause de la cohue qui en gênait la fermeture.

Sans se soucier de la dispute qui faisait rage, Biscuit grimpa sur le toit de l'ambulance, se glissa dans l'entrebâillement et tomba au pied du médecin éberlué en lui lança:

"Donnez l'ordre de partir immédiatement où je vous tue!"

Drôle d'impression que de parler comme un humain.

— Faites ce qu'elle vous dit, cria-t-il, à travers la petite lucarne grillagée. Nous avons récupéré une terroriste.

Le conducteur s'exécuta. Le véhicule fonça, laissant derrière lui les hurlements, les lamentations et les gémissements.

— Dites-moi si je me trompe, fit l'homme soudain devenu crâneur, nous ne devons pas aller à l'hôpital le plus proche?

— Si vous m'aidez, je peux même vous conduire plus loin que vous ne l'imagineriez.

— Soyez claire, vous m'inquiétez.

— Tout Terrien doit savoir qu'un vaisseau, le Livingstone, est parti pour explorer une planète.

L'homme acquiesça de la tête.

— Je viens de cette planète et je veux y retourner. Etes-vous intéressé par mon offre?

— Avons-nous le choix?

Biscuit n'avait pas pensé à ce détail. Pourquoi les humains veulent-ils toujours tout compliquer? On leur proposait quelque chose qui logiquement devait les intéresser, et voilà qu'ils voulaient autre chose. Mais le médecin n'attendit pas la réponse.

— De toute manière, c'est une aventure qui me tente. Il faut déjà être pas mal fêlé pour faire le boulot qu'on fait. Qu'en penses-tu, toi? fit-il à l'adresse du chauffeur.

En guise de réponse celui-ci répondit: "Et où va-t-on maintenant ma jolie?"

— Si cela peut vous convaincre de notre bonne foi, continua-t-il, je ne vous dénoncerai pas si on rencontre un barrage, car je ne crois pas me tromper en devinant que vous êtes en cavale. La police ne fouille pas les ambulances. Vous pouvez dormir en paix jusqu'à notre destination. Vous savez, les Navajos errent à travers le monde depuis la seconde "exterminación", celle qui suivit la dernière sécession, trahis par nos alliés et durement réprimés par les vainqueurs. Alors, vous savez, moi, je me sens solidaire des fugitifs. Quant au toubib, il se dit missionnaire jésuite bien que je ne l'aie jamais vu pratiquer autre chose que l'extrême onction. C'est à peine s'il arbore, en guise de croix, l'ancien signe de la croix rouge. Il n'y a pas plus discret que lui.

Biscuit n'avait pas besoin de se reposer: elle surveillait les informations de recherche qui circulaient sur le réseau. Personne ne s'était rendu compte qu'elle avait changé de peau. Personne non plus n'avait prévu sa destination. Le tycho-drôme spécial de sa mission ne faisait l'objet d'aucune surveillance accrue. Elle avait maintenant quelques heures de répit pour préparer son départ de la Terre. Mais cela semblait encore plus difficile et elle ne savait comment l'aideraient ou la gêneraient ces deux humains à qui elle avait promis un périple où, elle s'était bien gardée de le dire, ils risquaient de trouver la folie. Mais les deux humains, en question, doutaient de l'état mental de la femme qui les gardaient en otage et se méfiaient d'autant plus qu'elle paraissait vraiment très forte. Eux aussi pensaient à la manière de s'en tirer.