Quand Nic arriva dans la tente de Diana, celle-ci était en pleine discussion avec Frans.
— Quel est le problème qui vous préoccupe? demanda Nic.
— Il y a, répondit Frans exalté, que le cerveau travaille tout seul. Il outrepasse même les restrictions de droits que j'avais installées. Diana spécule sur un développement intellectuel et autonome, moi, je soupçonne une intrusion préprogrammée.
— Expliquez-vous, Frans.
— Je n'ai pas constaté tout de suite le phénomène. C'est avant-hier que j'ai découvert l'anomalie et que j'ai commencé à l'analyser. Vous vous rappelez que Ytzhak, suite à une fausse manipulation, a détruit la base de données, notamment celle concernant les informations psychosociales du personnel. Vous en avez déduit que c'était tout compte fait une bonne chose, considérant que chaque Hôdon avait droit à une nouvelle existence, aussi nous en sommes restés là. Mais, si vous aviez décidé de créer une nouvelle base pour remplacer l'ancienne qui jusqu'à maintenant est resté vide, Ytzhak aurait dû me le demander, car je suis le seul qui peut le faire.
— Cela me paraît tiré par les cheveux!
— Il s'agit toujours de la règle des contenants et des contenus. Je suis responsable des contenants et Ytzhak, des contenus.
— Vous voulez dire qu'il renseigne une nouvelle base de personnels? Et, si je suis vos explications, qu'il remplirait une bouteille que vous n'auriez pas créée?
— C'est çà! C'est son travail, mais j'ignore comment il a pu le faire…
— Et pourquoi ne m'en a-t-il pas parlé?
— Peut-être, par conscience professionnelle. Je ne peux, personnellement l'en blâmer. Ce qui me gêne, je le répète, c'est la création de cette base, car je puis vous assurer qu'elle s'est générée spontanément.
— Les ordinateurs seraient capables de génération spontanée? ironisa Nic.
— Pas que je sache, même en imaginant une extraordinaire mutation génétique.
— Une quoi?
— Laissez tomber, ce ne sont là que des termes de cybernétique que vous allez encore interpréter, je ne sais comment. Quoi qu'il en soit, un super administrateur devait être prévu dans le cerveau. Il était en sommeil, invisible, tapi quelque part dans sa mémoire, prêt à servir de point d'entrée pour une future indélicatesse. Quelqu'un s'en est servi pour régénérer le système d'enregistrement des gens. J'en ai examiné la structure, et elle est différente de l'antérieure à maints égards. Elle est plus policière, aussi. On y trouve en plus des champs particuliers renseignant les aptitudes, les réactions et d'autres détails, tous relatifs à la colonisation. Je connais l'intelligence de ma machine et je suis sûr qu'elle n'est pas capable d'engendrer ce type d'information. Ce n'est pas tout, personne n'a accédé au cerveau pour créer la nouvelle base. Tout se passe comme si, soit elle était déjà prête depuis le premier jour du voyage, soit, quelqu'un programme par "télépathie" dans ma machine.
— Cela me semble aussi surprenant que la thèse de Diana! Il doit s'agir là d'un de vos termes de cybernétique…
— Expliquez-moi, alors, comment aucun périphérique connu n'a été utilisé pour cette opération. C'est comme si quelque chose avait atteint directement le cœur même du cerveau.
— Ce n'est pas moi qui pourrai vous éclairer, et qu'en dit votre machine.
"Tiens! commencerais-je à prendre ce tas de ferraille comme quelque chose de vraiment intelligent?" pensa Nic.
— C'est bien là le hic! Rien! absolument rien! Par analogie avec notre propre cerveau, j'assimilerais cette absence de mémoire à un blocage subconscient ou post hypnotique. Pourtant je croyais bien connaître cette machine! Je m'en suis occupé pratiquement depuis sa naissance.
— Ne serait-ce pas la CIES qui l'aurait trafiquée?
— Impossible! personne ne savait qu'elle serait embarquée sur le Livingstone à cette époque. Et depuis, je n'ai pas cessé de m'en occuper.
— Et si c'était moi qui cuisinais votre casserole. Mieux! Si c'était Katsutoshi qui menait l'interrogatoire? Cela changerait de ta "psychanalyse".
Le Japonais s'exerça patiemment à la procédure. Mais il n'obtint que ce que Frans avait déjà appris. L'ordinateur avait reçu des ordres précis, de qui? il n'en savais rien, sauf qu'il s'agissait d'instructions impératives. Cela lui semblait peine perdue d'insister. Il ne pouvait utiliser les recettes traditionnelles qui marchaient avec les humains, la fatigue, la confusion, le chantage. Il se sentait impuissant. Il était sur le point d'abandonner quand son allinone lui annonça l'arrivée d'un message. Il le consulta. Quelqu'un qui ne s'était pas désigné lui demandait une entrevue. Il accepta, espérant que cette diversion lui apporterait quelque inspiration.
A la silhouette, il s'agissait d'une femme. Elle désirait sûrement rester dans l'anonymat, car elle avait revêtu la combinaison de survie, et la visière était abaissée et obscurcie.
— Je vous écoute, commença Katsutoshi. Mais qui êtes vous tout d'abord? Les personnes qui sont ici sont dignes de confiance, vous n'avez donc aucune crainte à avoir. Vous pouvez même vous dévoiler.
La femme ne répondit pas tout de suite. Soudain, elle ôta son casque, et commença à se déshabiller. Interloqué, Katsutoshi lui lança? "Le visage suffit!"
A cet instant, ahuris, les quatre occupants remarquèrent cette face? une figure de poupée, une pin-up nippone, une perle de l'extrême orient à l'exception des grands yeux émeraude qui eussent appartenus plutôt à une séduction européenne. C'était, en chair et en os, le modèle idéal des mangas. Mais il y avait plus étrange encore? personne ne la connaissait.
Diana, ne resta pas perplexe comme les trois hommes. Vivement elle s'approcha de la belle inconnue et caressa la peau sans que la nouvelle venue n'esquissa le moindre geste.
— Une androïde! s'exclama la scientifique. Je savais que de nombreux projets étaient en cours, mais j'ignorais qu'ils avaient aboutis à des résultats aussi spectaculaires.
— Androïde… Je suis.
La voix aussi était enchanteresse, mais le langage semblait réduit au strict minimum.
— Au cours de mes études, intervint Frans, j'ai étudié ces androïdes qui furent d'ailleurs le sujet de ma thèse. Je ne comprends pas que l'on soit arrivé si rapidement à un tel résultat.
— Moi je ne suis pas étonné, interrompit Katsutoshi. Les yakusa payent très cher la recherche dans tous les domaines qui peuvent apporter une nouveauté pour le sexe "propre". J'avais eu vent qu'il se préparait quelque chose de plus tangible que le virtuel et de plus vivant que la poupée gonflable. Je crois que nous avons devant nous un exemplaire.
— Extraordinaire! émit Nic, admiratif. Et son usage…
— Probablement adapté à notre voyage, continua le Japonais, comme les casques qui font l'admiration de tous. En réalité, ils sont destinés aux shows virtuels et individualisés. Ce robot devait être conçu pour des activités plus tangibles…
Nic resta bouche bée. Son ami tourna son attention vers la femme artificielle.
— Vous vouliez me parler? Pourquoi à moi?
— J'ai l'ordre de n'obéir qu'à Tomonaga-san. J'ai une mission à remplir. Je dois mémoriser les informations relatives à la colonisation. Puis, je dois les donner à mes maîtres.
— J'ai l'impression que la conversation risque d'être longue, je propose qu'on aille s'asseoir.
A leur surprise, l'androïde prit un siège aussi. Son vocabulaire n'était sans doute pas très élaboré, mais il s'était inclus dans le "on".
Frans ne put s'empêcher de sourire avec la sympathie d'un enseignant qui voit les qualités et les défauts encore cachés du nouvel élève.
— Elle est encore jeune. Regardez, elle lorgne sans arrêt sur Diana et en a copié rigoureusement tous les gestes.
C'était vrai, elle avait la même posture que la Brésilienne.
— Frans, je sais que vous êtes habitué à côtoyer ces choses, mais vous n'allez tout de même pas leur attribuer une âme, fit Nic.
— Tout de même pas, répondit le cogniticien. Du moins pas encore, mais leur comportement se rapproche de plus en plus, disons de l'animal apprivoisé. On leur donne même un nom. Quel le vôtre?
— Nanahyaku-san.
— Et voilà, n'est-ce pas joli, une nana des yakusa.
Katsutoshi éclata de rire.
— Mais non! Elle s'appelle tout simplement "sept cent trois"!
— Et bien, moi, j'ai la chance de ne pas connaître votre langue, ce qui me permet d'imaginer qu'elle a un joli nom, et je me ferais un plaisir de l'éduquer. Au fait, Katsutoshi, à quoi devait servir cette créature?
— Je pensais avoir été clair…
— Et je suis programmé pour ne répondre qu'aux ordres de Tomonaga-san.
— Ca va! On sait! grogna Nic. Nous verrons cela plus tard. Et laissons Katsutoshi mener son enquête en paix.
Un lourd silence plana pendant que le Japonais méditait sur les questions qu'il allait poser. Enfin, le chef de la sécurité articula lentement.
— Pourquoi vouliez-vous me parler?
— Parce que vous m'avez interrogée.
— Moi? Jamais, j'essayais de comprendre ce qui s'était passé dans l'ordinateur central quand…
— Attendez! l'interrompit Diana, je crois comprendre. C'est fantastique et pourtant si simple. Il était impossible à ma connaissance, et je crois sans prétention connaître bien le sujet, de créer un androïde, pour la simple raison qu'il était physiquement impossible d'y loger le cerveau intelligent du plus petit des mammifères car nous ne sommes pas encore capables de créer des circuits neuraux aussi miniaturisés tout en possédant les mêmes capacités de mémorisation, d'apprentissage, de contrôle et de décision. Je crois que le cerveau de cet androïde est notre ordinateur. Il fallait y penser? un gros cerveau intelligent mais impotent directement relié à un androïde autonome. Un peu comme si vous laissiez votre cerveau à la maison quand vous partez travailler. Un cerveau avec qui vous communiqueriez par un système quelconque, une moelle épinière "éthérique".
— Ondes électromagnétiques ou acoustiques. Fréquences adaptées à la distance et milieu, commenta le robot qui suivait la discussion. L'Ether est une théorie désuète.
— Vous étiez donc caché dans le Livingstone, s'enquit Nic qui commençait à trouver la liste des négligences un peu longue.
— Oui et non.
— Nic, intervint à nouveau la scientifique, vous n'avez pas compris ce que je vous ai dit, ni sa réponse de tout à l'heure. Elle et le cerveau ne sont qu'une personne. Il doit souvent confondre son… elle hésita — son ego.
— Je ne confonds pas. Vous parlez maintenant à l'androïde. Je le capte sans équivoque. Mais le cerveau est à moi. Il était à bord du sea-morgh'N commandé par Lucien Porte, alias Nic. Je l'ai incontestablement reconnu.
— Alors, vous, la nana, vous étiez où? gronda Nic.
Le robot semblait perplexe, car il hésita avant de parler.
— Je ne comprends pas la première partie de votre interrogation. J'ai une structure humaine, de sexe féminin. Je ne trouve aucune analogie possible avec l'ananas. Je ne peux répondre à la partie intelligible de votre question? vous n'avez pas précisé la date.
Nic crut suffoquer, surtout que la voix synthétique était chaleureuse et complètement inadaptée à la situation. Frans vint à son secours.
— Le commandant veut savoir si toi, l'androïde, Nanahyaku-san, alias la Nana, étais à bord du Livingstone pendant la durée de notre voyage de la Terre à ici.
— Je n'étais pas dans le Livingstone.
— Tu es donc venu seule.
— Oui.
Nic bouillait d'impatience, cet androïde était du genre à répondre "oui", si on lui demandait s'il avait l'heure. Heureusement, Frans connaissait ces simulacres de l'humain. Il posait méthodiquement ses questions? des phrases courtes qui ne s'enchaînaient les unes aux autres qu'après avoir acquis la certitude que l'antérieure avait été correctement interprétée. Le cybernéticien faisait plus de cas de cette machine que la plupart des humains de leurs semblables.
Ainsi, ils apprirent que l'androïde était venu à bord d'un tycho-drôme muni d'un générateur du miroir d'Alice, bourré de batteries d'énergies et de mémoires additionnelles pour en assurer son autonomie en dehors de la sphère de contact avec son cerveau. De plus, en prévision d'une défaillance, deux copies de la Nana sommeillaient dans la navette qui s'était posée dans le désert.
L'androïde avait pour mission de rapporter un état d'avancement de la colonie à ses maîtres. Lesquels étaient ceux de Katsutoshi, d'où l'obéissance imposée, afin de s'assurer que le robot puisse accomplir sa tâche en toute sécurité. Mais, le Japonais avait rayé son passé et son camp, sa famille était Hôdo. Aussi, donna-t-il l'ordre que la machine respecterait également les trois autres personnes qui l'accompagnaient et qu'elle devrait se soumettre à une rééducation de Frans.
La possibilité que la Nana avait de retourner sur Terre intéressa Nic. Il est vrai que l'androïde n'avait pas besoin d'un complexe système de survie, même s'il ressemblait fortement à une vraie femme. Le commandant ne voyait d'ailleurs pas l'utilité d'humaniser l'aspect du robot car personne ne pouvait être leurré longtemps. Mais, tout comme le casque à vision holographique, l'être artificiel avait une double faculté. Toutes ses fonctions visibles, la respiration, les larmes, la sueur… n'étaient qu'apparence pour une future clientèle, mais en l'occurrence, cela avait servi à tester le voyage et l'environnement chimique et physique de la planète, car, à la grande surprise générale, l'androïde était venu visiter les lieux avant le grand voyage.
— Ainsi donc, le yakusa avait déjà testé la faisabilité de notre aventure. Je comprends maintenant mieux pourquoi il affichait un tel optimisme et pourquoi il a tant investi dans l'opération.
— Je te l'avais dit, rappela Katsutoshi à son ami, mes anciens maîtres avaient leurs propres centres de recherche. Ils étaient suffisamment riches pour maintenir une veille technologique discrète et efficace, ils pouvaient acheter tout et bien payer le silence. Je n'en suis pas étonné. En fait, je crois de plus en plus que la CIES n'est qu'une succursale, à son insu, de l'Organisation, une fenêtre anodine ouverte sur toutes les affaires de la Terre et au-delà, même.
— Je ne peux m'empêcher de penser à Makuta. Il suggérait la présence d'un espion parmi nous. Et voici que tout à coup cet androïde semble en désigner un car quelqu'un l'a renseigné sur notre site d'atterrissage.
— Ytzhak? Encore lui! Décidément, c'est votre bête noire, Commandant!
— Je me fie à mon intuition. Dites-moi, Diana, avez-vous eu vent de son cursus scientifique. Je ne sais de lui que c'est un administrateur de base de données. Comment l'est-il devenu?
— Oh oui! tu sais comme il est hâbleur devant les femmes. Il a voulu m'éblouir, comme bien d'autres. Ytzhak est un encyclopédiste informatique. Sa spécialité est l'ethnologie.
— Autrement dit, en dehors de Cheng, c'est l'un des personnages les plus aptes à décrire notre société. Mais alors, pourquoi lui et pas Cheng? D'ailleurs, qui dit que Cheng ne serait pas dans le coup? Il faut en savoir plus.
— Demandons-lui, fit Frans en désignant le robot. Vous savez, elle peut répondre à des questions difficiles pour nous, même si elle paraît pataude. Comprenez qu'elle est comme une autarcique surdouée dotée d'une structure mécanique évoquant la vingtaine, mais avec l'âge mental d'une enfant de moins de sept ans et néanmoins, grâce à son gros cerveau, avec les connaissances qui correspondraient au bas mot à bac plus cent.
— C'est vrai, enchaîna Diana, c'est l'occasion de tester ces facultés de déduction.
La Nana réfléchit un instant avant de donner son avis? "Ytzhak Agnon a été choisi parce qu'il est insoupçonnable."
— Mais pourquoi pas Cheng? s'étonna Nic.
Le robot médita cette fois-ci plus longtemps avant de déclarer? "Agnon est plus insoupçonnable à cause de l'holocauste."
Les humains se regardèrent entre eux, perplexes. Quand la machine fut sollicitée pour la troisième fois, la réponse fut encore plus décevante. Elle se bornait à donner la définition du mot, une sorte de sacrifice israélite où la victime était entièrement consumée.
— Bien, conclut Nic, nous nous passerons des services de la Nana. Je pense qu'il vaut mieux que nous cherchions la réponse par nous-mêmes. Quant à vous Frans, je vous souhaite bien du plaisir à éduquer votre robot. Pensez au moins à lui enseigner à être utile autrement que pour ce qu'elle avait été prévue. Une paire de bras puissant ne nous fera pas défaut.